Table des matières

 

7. Révélations sur le principe du monde

 

 

 

Le premier fait historique n’est pas, comme l’écrit scandaleusement Marx en 1846, la production de moyens permettant de satisfaire les besoins de manger, boire, habiter, se vêtir — quel est l’animal qui ne les satisfait pas sinon l’animal mort — mais l’utilisation de ces besoins animaux et des moyens de les satisfaire à des fins de communication. Ce qui distingue l’homme de l’animal est justement que manger, boire, se vêtir, habiter n’ont plus eux-mêmes comme fin, mais la communication, ne sont que des prétextes à la communication. Le premier fait historique n’est pas la production de la vie prétendument matérielle mais de la communication.

La présupposition première de toute existence humaine n’est pas, comme l’écrit scandaleusement Marx, que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir faire l’histoire, et que pour cela il faut avant tout — le « avant tout » est bien de Marx — boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Cela tous les animaux le font et ne sont pas pour autant des hommes, ils ne font pas pour autant leur histoire. C’est simplement la présupposition de la vie de n’importe quel animal : il faut qu’un animal mange, boive, dorme s’il veut vivre, il faut qu’un animal vive s’il veut vivre. Voilà le genre de tautologie qui a cours pompeusement depuis 100 ans chez les savants social-démocrates qui veulent éduquer le peuple, cet ignorant. Au contraire, la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, est que certains animaux utilisent leur vie d’animal, utilisent ce qui était un but et en fassent donc un simple moyen — en un mot suppriment l’indépendance de ce but — pour communiquer. Évidemment, seuls des animaux vivants peuvent s’aviser de faire cela, mais ce n’est pas le fait qu’ils soient vivants, qu’ils mangent, qu’ils boivent, qui permet de dire qu’ils sont des hommes, mais seulement qu’ils utilisent cela pour communiquer. Les hommes pour être à même de vivre, et de vivre comme des hommes et non seulement comme des animaux, doivent être justement capables — c’est cette capacité qui est refusée aux esclaves salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de tous les temps — d’utiliser leurs besoins animaux, la satisfaction de leurs besoins de manger, de boire, de se loger, de s’habiller à des fins de communication, comme matière à communication.

Pour que les hommes soient à même de vivre comme des hommes, il faut avant tout qu’ils communiquent et ce faisant seulement, ils font l’histoire : l’histoire est l’histoire de la communication.

En toutes sociétés, la première tâche des hommes n’est pas de produire leurs moyens d’existence, les relations qui s’établissent entre eux ne s’établissent pas pour assurer cette production, sinon en apparence dans la pensée dominante. Et ces relations ne constituent pas la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondraient des formes de conscience sociale déterminées, sinon en apparence dans la pensée dominante. En toute société, la première tâche des hommes est de communiquer et les relations qui s’établissent entre eux ont pour but les relations qui s’établissent entre eux. Contrairement à ce que dit scandaleusement Marx en 1859, les hommes n’ont pas pour but de produire socialement leur existence. Les hommes ont pour but de produire leur existence sociale. Cette existence sociale est la seule production réelle des hommes, la communication est la seule chose réelle réellement produite par les hommes et la production de cette communication — production qui est la communication elle-même — est la seule production réelle dans le monde, la production du monde lui-même. La structure de la société est la structure de la communication. La base concrète sur laquelle s’élève tout ce qui existe dans la société est la communication. Et l’on ose soutenir que c’est dans la pensée de Hegel que le monde est à l’envers !

Et si l’on peut dire quand même que les hommes ont, en toute société, pour première tâche de produire leurs moyens d’existence, ce n’est pas comme le pensait Marx et mille imbéciles à sa suite, de boissons, de mangeaille, de couvertures, d’habits ou d’autres trivialités dont il s’agit, car les hommes ne vivent pas de cela — une fois de plus j’en appelle à mes frères esclaves salariés qui ont tout cela en suffisance et qui pourtant vivent si peu — mais de communication, car les hommes ne vivent que de communication, la communication est le seul moyen d’existence de l’homme et en toutes sociétés, la première tâche des hommes est de produire cette communication, sans laquelle ils ne peuvent pas vivre, sinon comme des bêtes ou des pauvres.

Marx ne peut pas être, comme l’écrit encore le pithécanthrope Fossaert, l’analyste de sociétés où la production prendrait une ampleur énorme parce que dans les sociétés analysées par Marx ce n’est pas la production, au sens où l’entend le pithécanthrope, qui prend réellement une ampleur énorme mais la communication, la production de communication. La production au sens où l’entend l’universitaire racorni est seulement une apparence, simple moment sans aucune sorte de consistance et de vérité, sans aucune sorte de réalité. Les sociétés analysées par Marx — et si mal analysées — sont des sociétés où la communication a pris une ampleur énorme, encore jamais vue dans l’histoire. Les sociétés analysées par Marx sont des sociétés où la société a pris une ampleur énorme, où la société a pris enfin sa forme de principe. Et si Marx a pensé lui-même qu’il était l’analyste de sociétés où la production prenait réellement une ampleur énorme, tant pis pour lui, il se trompait. La société n’allait pas devenir une société où la production prendrait réellement une ampleur énorme pour lui faire plaisir. On se doute bien qu’elle va encore moins changer aujourd’hui pour faire plaisir à Fossaert ou à Fourastié — qui, avec le plus grand sérieux, intitule un livre « La réalité économique » — incroyables fossiles vivants attardés dans la jungle des récupérateurs de pointe. Même les efforts de Staline et de sa toute puissante police ou ceux de Mao et de sa non moins toute puissante police ont été vains pour transformer la société moderne telle qu’elle est en société telle que Marx se l’imaginait. Partout la société moderne est demeurée obstinément ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire en fait toujours aussi peu réelle, toujours aussi menaçante pour tous ses actuels propriétaires.

Notre société est fondée, comme toute société, en tous temps et en tous lieux, sur la communication, mais pour la première fois dans l’histoire elle est fondée sur l’illimitation de cette communication ou plus exactement sur l’illimitation de l’aliénation de cette communication. Sa fondation sur la prétendue production illimitée des biens, sur le travail ou sur la satisfaction de besoins particuliers ne sont que de pures apparences dans la théorie dominante du monde. Notre société est régie par la production illimitée de marchandises, c’est-à-dire sur la production illimitée de communication. Notre société est, plus que tout autre par le passé, fondée sur la soif de richesse, fondée sur la soif de communication, car avec la marchandise cette soif ne connaît plus de bornes et surtout, avec le salariat, si tous ne peuvent pas boire, tous ont infiniment soif. La production d’un prolétariat moderne n’est pas la production d’une masse d’affamés, mais d’une masse infiniment assoiffée de richesse, et à qui tous les moyens d’étancher cette soif sont refusés.

L’idéologie de la rareté « naturelle », l’idéologie qui veut faire de cette rareté le commencement de l’histoire et de l’histoire une lutte permanente contre cette rareté, c’est-à-dire une lutte permanente contre la « nature » est le couronnement de l’idéologie utilitariste. Sans ce postulat parfaitement arbitraire, pas de mensonge économique  possible. L’ethnographie la plus moderne mais aussi les récits des anciens voyageurs ridiculisent cette absurdité. Cette ethnographie et ces récits montrent que les sauvages ignorent totalement la rareté mais connaissent au contraire une abondance d’activité sociale, une abondance de communication. Et l’ethnographie qui prouve cela n’est pas celle de Marshall Sahlins qui se place du point de vue même de l’économie et veut seulement prouver que les sauvages travaillent peu, chronomètre en main, mais celle de Malinovski qui prouve qu’ils ne travaillent jamais, qu’ils s’ingénient au contraire à trouver des prétextes pour communiquer.

La rareté n’est pas un commencement mais un résultat, le résultat de l’aliénation objective. La rareté n’est pas rareté des prétendus « biens matériels » mais rareté de communication, raréfaction des moyens de communication. La rareté est l’essence même de l’argent. La rareté des prétendus biens matériels n’est qu’une apparence inessentielle de la rareté des moyens de communication, de leur raréfaction dans l’argent. Pour celui qui a de l’argent seul l’argent manque. Pour celui qui n’en a pas, tout manque comme Marx le notait déjà. On ne meurt pas en réalité de la rareté de pain sinon en apparence dans l’idéologie de la Croix-Rouge et des bonnes œuvres. Quand on meurt de faim ou d’ennui, on meurt en réalité et en vérité de la raréfaction de la communication, douce consolation.

L’idéologie de la rareté — comme d’habitude il faut chercher à qui le mensonge profite — entend que la « libération » de l’humanité soit suspendue à l’élimination préliminaire de cette rareté prétendument initiale, élimination indéfiniment repoussée, et pour cause, puisque cette rareté est le produit réel de ce monde de la communication aliénée. Il n’y a d’autre rareté que celle de la communication au milieu d’une communication infinie mais infiniment éloignée. La libération de l’humanité ne peut être soumise au préalable de la suppression de la rareté pour la bonne raison que la rareté n’est pas un préalable, sinon dans la pensée dominante, mais un résultat. Et comble du grotesque, voici qu’aujourd’hui l’air et l’eau deviennent rares à leur tour, aussi rares qu’une bonne bière ou un bon beefsteak. Ô toute-puissance de l’esprit pratique qui parvient à raréfier les choses les plus abondantes. Si la libération de l’homme est bien soumise cependant à la suppression de la rareté, ce ne peut être en tant que cette suppression serait un préalable mais en tant qu’elle est cette libération même. La rareté est même ce qui rend possible cette suppression, seul le triomphe absolu de l’argent permet d’envisager la suppression de l’argent, c’est-à-dire sa réalisation. La rareté n’est pas ce qui viendrait toujours contrecarrer les projets humains, sinon dans la pensée dominante, mais au contraire ce qui rend possible la libération de l’humanité car elle n’est autre que la richesse infiniment aliénée mais cependant réalisée dans l’infini de l’aliénation.

Ce n’est pas la rareté originelle qui impose le rôle nécessaire des riches, ce n’est pas la nécessité de nourrir les pauvres qui motive la richesse et ce monde tel qu’on le connaît, c’est la soif infinie de richesse des riches qui produit l’aliénation infinie de la richesse, qui produit la rareté croissante et qui réduit les pauvres à une condition utilitaire de nécessiteux. Ce n’est pas le souci de la production qui anime ce monde comme aiment tant à le répéter journaputes et crevursitaires, mais bien la richesse et la soif de richesse. Ce monde n’est pas productiviste, ce monde est riche. Et ce n’est pas le souci de « la production » qui anime les riches mais le seul souci de la richesse, le seul souci de la division infinie du travail. Peu importent les résultats et les catastrophes pourvu qu’on divise, pourvu qu’on divise à tours de bras. Les riches montrent bien dans quel mépris ils tiennent la prétendue production et sa prétendue nécessité par la simple « qualité » de ce qu’ils font produire par les pauvres. En ce sens, la thèse de la paupérisation absolue de Marx est absolument juste. Il y a un accroissement permanent de la rareté. La raréfaction croissante de la communication et le cortège de ses sinistres apparences sont bien les seules choses que produit réellement ce monde. Si ce monde est de plus en plus riche, les gens sont de plus en plus pauvres. Si ce monde est de plus en plus riche en communication les gens sont de plus en plus pauvres en communication. Mais ils sont de plus en plus pauvres au milieu du spectacle de la richesse universelle. En ce sens la thèse de la paupérisation relative de Marx est également juste. La rareté est la rareté de la richesse, la rareté est la richesse qui existe comme spectacle universel de la richesse, c’est-à-dire la richesse qui n’existe plus seulement comme exigence personnelle de quelques riches et de leurs artistes, comme concept subjectif de la richesse, comme culture, mais comme concept objectif, pour tous. La pauvreté n’est pas au commencement de l’histoire, la pauvreté n’est pas un commencement mais un résultat, la pauvreté n’est autre que la richesse aliénée, l’aliénation de la richesse. Hegel a suffisamment montré qu’en aucun cas un commencement pauvre ne saurait donner un résultat riche ! C’est même le point central, je pourrais presque dire le point unique, de toute la polémique de Hegel avec ses adversaires positivistes pour qui au contraire le commencement peut être quelconque.

La communication est le principe du monde. La communication est ce qui dans le monde agit, ce qui dans le monde est substance, ce qui dans le monde devient sujet, ce qui dans le monde s’aliène. La communication est l’activité générique de l’homme, l’activité qui crée le genre en-soi et pour-soi parce qu’elle est à proprement parler l’activité du genre c’est-à-dire 1) l’action du genre dans chaque individu 2) la pratique du genre par chaque individu. La communication est l’essence de l’homme, le premier besoin de l’homme.

Comme l’avait très bien saisi Marx, sans être toutefois capable d’appliquer cette exigence à son véritable objet, le principe du monde est pratique. La communication est nécessairement pratique, la communication est nécessairement communication pratique. Mais inversement s’il n’y a de communication que pratique, il n’y a de pratique que de la communication. Marx étend son mérite jusqu’à saisir parfaitement que le côté actif de ce principe est traité non pas par le matérialisme mais par l’idéalisme et bien entendu en tout premier lieu par l’idéalisme de Hegel. Il reproche aussi à juste titre à Hegel de ne pas avoir saisi le côté matériel de ce principe pratique et d’avoir réduit ce principe à l’activité, non pas de l’esprit, mais de la simple pensée, de l’esprit dans une tête. Mais si Marx lui-même saisit parfaitement la nécessité d’un côté matériel du principe pratique du monde, il est bien incapable d’identifier ce côté matériel et il est même en net retrait sur Hegel car il est de plus parfaitement incapable d’identifier le côté actif de ce principe. Il perd totalement de vue — sauf dans ses écrits politiques — ce côté actif. Malgré le célèbre reproche qu’il adresse au matérialisme qui abandonne le côté actif à l’idéalisme, Marx abandonne lui-même ce côté actif à Hegel. Jusqu’à présent, le véritable théoricien de la pratique, le véritable théoricien de la communication est Hegel et non Marx. Marx ne fait qu’invoquer perpétuellement la pratique, sans jamais être capable de la concevoir. Il ne peut ni réellement concevoir le côté matériel de la pratique comme il le prétend pourtant, ni le côté actif, c’est-à-dire négatif, spirituel, de la pratique. Si Hegel ne peut concevoir le côté matériel de la pratique, il en conçoit parfaitement — aussi parfaitement que le permet sa lacune matérialiste — le côté négatif, le côté spirituel, le côté proprement actif, en un mot la logique. L’erreur fondamentale de Marx est d’identifier la pratique avec le travail bestial dont le travail servile serait la forme aliénée, l’erreur fondamentale de Marx est donc d’identifier le côté matériel de la pratique avec le côté matériel du travail. Le travail n’est pas la pratique et la matière du travail n’est pas la matière de la pratique, le travail n’est pas le principe du monde, le travail n’est pas l’essence de l’homme, le travail n’est pas l’activité générique de l’homme, le travail est seulement la matière de la communication, le travail est seulement la matière de la pratique, le travail est seulement le côté matériel de la pratique, le travail est seulement la matière sur laquelle opère la pratique. La communication, le principe du monde, la pratique effective consistent très exactement dans la division du travail, non pas, certes, dans la division du travail comme résultat et comme résultat séparé de son opération, le travail divisé à quoi se trouve réduite la vie du travailleur salarié, mais bien la division du travail comme opération. C’est cette opération qui constitue la communication, c’est cette opération qui constitue la pratique, c’est cette opération qui constitue le principe du monde, c’est cette opération et son plaisir qui constituent la richesse, c’est cette opération et son plaisir que se sont réservés les riches de toutes les époques, c’est de cette opération et de son plaisir que sont exclus les pauvres de toutes les époques. Avec Hegel, nous appelons esprit cette activité de division.

La pratique est la pratique de la division du travail, non pas seulement l’idée de cette division, non pas le résultat de cette division, mais l’opération elle-même qui comprend l’idée et le résultat comme ses moments. C’est la division infinie de l’activité, la suppression infinie de l’indépendance et de l’immédiateté de l’activité qui constitue la puissance réelle, pratique, de l’esprit. Hegel a donc raison : le devenir du monde doit être envisagé comme esprit. L’activité de diviser est la force et le travail de l’esprit, de la puissance la plus étonnante et la plus grande qui soit, ou plutôt la puissance absolue, c’est-à-dire la puissance prodigieuse du négatif. Le devenir du monde est le devenir de cette activité de division, le devenir monde de cette activité. Et cette activité devient parce qu’elle contient le négatif.

Selon la théorie utilitariste du monde, de la vie, de l’histoire, dont Marx est, bien malgré lui, un des plus illustres représentants, la division du travail n’est qu’un moyen pour satisfaire plus aisément les besoins des hommes, pour produire plus aisément leurs moyens d’existence, pour lutter plus efficacement contre la prétendue rareté naturelle. Cette conception est une pure infamie inventée par les riches modernes afin que les pauvres ne se mêlent pas de parler de richesse. La division du travail n’est pas un moyen pour satisfaire plus aisément les besoins des porcs humains, pour produire plus aisément leurs moyens d’existence. La division du travail est un but. Les hommes divisent le travail par plaisir ; pour le pur plaisir de cette noble activité. La division du travail et son plaisir sont le but de l’humanité. Seuls sont des hommes ceux qui pratiquent cette noble activité, les autres sont des esclaves ou des bêtes. Les riches de l’ancien régime pouvaient encore afficher cette vérité d’évidence.

Toute l’escroquerie de l’économie politique se résume ici. C’est dans la théorie utilitariste que le monde est à l’envers et non dans la théorie de Hegel comme il est de bon ton de l’ânonner depuis 100 ans à la suite de Marx. Ce qui dans la théorie de Hegel est le but, ce qui dans la théorie de Hegel agit, ce qui dans la théorie de Hegel est premier est aussi ce qui est premier dans le monde, ce qui dans le monde agit, ce qui dans le monde est le but du monde. Au contraire, ce qui dans le monde est le but du monde se trouve relégué, dans la théorie utilitariste dominante du monde, au rang de simple moyen ; ce qui agit dans le monde est ce qui, dans la théorie utilitariste dominante, n’agit pas mais est réduit à un simple moyen au service d’appétits cochons et bas qui eux sont censés agir et commander au monde ; ce qui dans le monde est premier vient en dernier dans la théorie utilitariste dominante, comme simple accessoire ou conséquence. Ce qui dans le monde est la base du monde : l’esprit pratique et la pratique de l’esprit, est tenu par la théorie utilitariste dominante pour une simple vue de l’esprit de Hegel. Et ce qui est tenu dans la théorie utilitariste dominante pour la base réelle du monde n’est que pure apparence utilitariste, trivialité et délire porcins.

L’esprit pratique, la noble activité de division infinie du travail, la noble activité de communication infinie constituent la base pratique du monde pratique. Ils constituent la réalité, la seule réalité et toute la réalité. Il n’y a rien hors de cette opération qui soit réel. Il n’y a rien qui soit réel et qui ne soit cette opération. Cette opération constitue toute la réalité du monde et toute la réalité du monde est concentrée dans cette opération. La division du travail est la seule chose réelle, la seule chose réellement produite par ce monde, la production du monde par lui-même ; et la division du travail comme opération est elle-même cette production, cette auto-production.

Nous ne voulons prouver que ce que voulaient déjà prouver Hegel ou Breton : que ce qui est tenu pour réel, pour véritable, par le positivisme — qu’il ne faut pas confondre avec la science positive car il n’en est que l’idéologie — n’est ni réel ni véritable mais au contraire le comble de l’irréel et du faux, que ce qui est objectif — de même que ce qui est subjectif — ne saurait être en aucun cas et d’aucune manière réel, que l’objet s’oppose radicalement à la chose, au réel, au sens de Hegel et que c’est seulement à cause d’un scandaleux abus de langage — les provocantes insanités « réalistes » — qui est perpétré par le sens courant et positiviste à l’égard de « vérité » et « réalité » que Breton a été contraint d’utiliser le terme « surréalité » pour désigner tout simplement la réalité au sens de Hegel. Ce que Breton tient pour surréel est seulement une manifestation, dans le cadre de son aliénation générale, de la réalité la plus réelle, la plus effective, la plus substantielle. Au milieu de toute cette misère, l’inspiration plaide pour le peu de réalité de ce qui est rêvé réel par le positivisme somnambulique. Comme le signalait déjà Hegel, l’art proteste contre le peu de réalité de ce qui est réputé réel par le positivisme, contre le peu de réalité de l’objet, en infligeant la preuve de la supériorité en réalité et en vérité de la moindre de ses « chimères », en infligeant la preuve que l’art est plus vrai que nature. En un mot, comme l’écrit un de nos correspondants, nous voulons détruire « la mystification plus ou moins consciemment et valablement entretenue sur la nature du changement que doit opérer la révolution... ». La révolution ne peut avoir d’autre but que la réalité sans cesser d’être la révolution. La falsification générale du concept de révolution n’est autre que la falsification du concept de réalité. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que le concept ne soit pas quand la chose elle-même n’est pas encore, sinon comme aliénation. Contrairement à la guerre de Troie, la réalité n’a jamais eu lieu. L’humanité n’a jamais connu d’autre réalité que celle de l’aliénation. Et bien entendu, si l’on trouve que ce monde est réel, on trouve aussi que la révolution est superflue.

Contre le point de vue contemplatif du spectateur Kant et contre ce même point de vue repris, sous couvert de le combattre, par ses immondes héritiers matérialistes, matérialo-dialectiques et matérialo-historiques, Hegel a intangiblement raison : le processus de la connaissance ne se distingue pas du processus de création de la réalité, de l’histoire. La réalité n’est pas au commencement de l’histoire, pas plus qu’à la fin d’ailleurs puisque l’histoire ne saurait avoir de fin sans cesser aussi d’avoir une existence, mais devant. Le fondement est un résultat, la réalité est un résultat. Heil Hegel ! L’histoire marche à reculons, tournée vers son origine qu’elle veut supprimer, dont elle veut supprimer l’immédiateté et l’indépendance, qu’elle veut fonder. L’immonde positivisme kantien ou matérialiste suppose que la matière de la connaissance existe comme un monde tout à fait achevé, en dehors de la pensée, de la connaissance, de l’histoire, et que celles-ci n’ont plus en quelque sorte qu’à en prendre livraison. On reconnaît là tout de suite le point de vue d’épicier de la théorie dominante. La théorie dominante est poujadiste, c’est bien de la kleine Krämerei. Dans quel but d’ailleurs devrait-on prendre livraison de cette matière de la connaissance ? Pour en jouir tranquillement grâce à la retraite à 60 ans ? Quel ennui dans un tel monde ! Le lecteur reconnaît au premier coup d’œil le monde tel que doivent maintenant le subir les pauvres, et voit donc d’où provient cette conception et dans quel but. Pour l’immonde point de vue contemplatif du positivisme matérialiste et kantien, la réalité est antérieure à l’histoire et indépendante de l’histoire et donc aussi bien de la pensée. Or la réalité n’est pas le commencement de l’histoire mais son but. À quoi bon l’histoire d’ailleurs si la réalité était son commencement. Autant rester couché, ce que, pour de tout autres raisons, de plus en plus de travailleurs se résolvent à faire. Contre Hegel, les spectateurs matérialistes — tels Colletti * — soutiennent qu’il faut bien des présupposés réels à la pensée, à la connaissance, à l’histoire. À cela nous répondons : certes il faut bien des présupposés à l’histoire, à la connaissance, à la pensée, mais des présupposés réels, certainement pas. Pour les immondes spectateurs positivistes la réalité se trouve au commencement de l’histoire, de la connaissance, de la pensée. Ils confondent avec acharnement existence et réalité. Si tout ce qui est réel existe nécessairement, tout ce qui existe n’est pas nécessairement réel, de loin, hélas. Une fois de plus j’en appelle à mes frères esclaves salariés. Nous savons parfaitement que ce monde existe, parce que nous en faisons chaque jour la cruelle expérience, et que pourtant il n’a aucune sorte de réalité. Tout cela est évidemment une question pratique, une question de position et de but dans le monde. On doit évidemment se demander qui a « intérêt » à soutenir que ce monde est réel, qui a intérêt à soutenir que la réalité se trouve au commencement de l’histoire. Ceux-là mêmes qui ont intérêt à justifier l’injustifiable, tels ces intellectuels soumis, parties honteuses de la classe dominante, qui doivent justifier les places injustifiables qu’ils occupent. Pour le positivisme, l’objet est réel et la réalité est objective. Autant parler de cercle carré. La marchandise inflige chaque jour un cinglant démenti à cette trivialité. La marchandise est l’œuvre d’art moderne, l’œuvre d’art du monde, l’œuvre d’art d’un monde. La marchandise soulève tout. C’est elle qui témoigne aujourd’hui contre le peu de réalité de ce monde en excédant de toute part les triviales prétentions à la réalité de l’objet positiviste.

Les spectateurs positivistes sous leurs variantes kantiennes ou matérialistes entendent aussi confondre avec acharnement présupposé et commencement. Le présupposé n’est pas le commencement, seul celui-ci peut se targuer de l’être. Au contraire, le commencement n’est autre que le commencement de la suppression des présupposés. Il s’ensuit que les présupposés ne sauraient être en aucun cas cause. Cela, seul ce qui commence réellement, seul le négatif peut l’être. Ensuite, l’histoire, la connaissance, la pensée n’ont pas pour but de connaître leurs présupposés mais bien au contraire de les supprimer. L’histoire n’est pas l’histoire de ses présupposés mais bien l’histoire de leur suppression. Aussi, ce ne sont jamais leurs présupposés que rencontrent l’histoire, la connaissance, la pensée mais seulement elles-mêmes en tant que mouvement pratique, réel, de suppression infinie de leurs présupposés. L’histoire, la connaissance, ne sont pas, comme se l’imaginent les spectateurs positivistes, le mouvement impuissant de la pensée qui ne peut que dire Amen à ce qui existe — il faut se demander en regardant leurs vies pourquoi ils pensent ainsi — mouvement impuissant de la pensée qui contemple ce qui lui est extérieur mais mouvement irrésistible de l’histoire pratique elle-même, de l’histoire qui supprime pratiquement et à jamais ses présupposés. La connaissance est le mouvement interne du monde, l’histoire pratique du fondement du monde.

La réalité ne se crée pas, cependant, selon son concept pour la très simple et très irréfutable raison que ce concept n’existe pas et que la réalité ne saurait se créer selon quelque chose qui n’existe pas. Si ce qui existe n’est pas nécessairement réel mais peut seulement l’être, ce qui n’existe pas ne saurait en aucun cas être réel, agir sur la réalité. C’est de là que provient le net aspect shakespearien de l’histoire. Mais il faut soutenir avec Hegel, que seul est réel ce qui existe selon son concept. Ce point de la doctrine de Hegel doit être intangiblement maintenu par notre parti. Il faut maintenir que le concept n’est pas un ajout inessentiel à quelque chose qui serait de toute façon « réel » ou presque, à quelque chose qui se passerait de notre avis pour être réel. C’est là l’immonde conception du positivisme. Au contraire, pour nous le concept est le moment essentiellement pratique par lequel ce qui existe devient réel. Et quelque chose devient réel, non pas quand son concept, tel que le conçoivent les immondes positivistes, devient conforme — creusez le mot conforme, je vous prie — à ce qu’est ce quelque chose mais au contraire quand ce concept existe enfin, c’est-à-dire quand ce qu’était ce quelque chose est totalement supprimé, fondé, pratiquement fondé.

Nous nous étions fixé comme but lorsque nous avons entrepris la rédaction de ce rapport d’en finir avec l’économie. Nous estimons que c’est chose faite. Nous avons estimé cette tâche d’autant plus nécessaire et urgente que cette religion moderne  sévissait jusque dans les rangs de notre parti. Elle est d’ailleurs faite tout exprès pour ça. Maintenant, nous pouvons appliquer à la critique de cette néoreligion ce que Marx disait de la critique, faite, de la religion. Voici le fondement de la critique de l’économie : l’homme fait l’économie, l’économie ne fait pas l’homme. Cet État, cette société produisent l’économie, une conscience du monde renversée, parce qu’ils sont un monde renversé. L’économie est la théorie utilitariste générale de ce monde, son compendium encyclopédique, son illogisme sous une forme impopulaire, son point de déshonneur utilitariste, son absence d’enthousiasme, sa sanction immorale, son complément trivial, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la caricature fantastique de l’essence humaine parce que l’essence humaine possède une réalité aliénée. La lutte contre l’économie est ainsi indirectement la lutte contre le monde dont l’économie est l’arôme pestilentiel. Tandis que la religion était à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère, l’économie est la falsification de la richesse réelle et la protestation de la classe dominante contre le goût des pauvres pour la richesse. L’économie n’est pas l’opium du peuple qui n’en a cure mais la police de idées. Elle ne peut être la police des idées que pour autant que la police réelle a le pouvoir de l’imposer et d’imposer les valets de plume qui la propagent. La réfutation de l’économie comme conception illusoire du monde et de la richesse est une exigence du renversement pratique de ce monde. L’exigence de renoncer aux illusions sur sa condition est l’exigence de renoncer à une condition qui a besoin d’illusions pour se maintenir. La tâche de la théorie qui est au service de l’histoire consiste, une fois démasquée l’apparence triviale et utilitariste de l’aliénation humaine, à démasquer l’aliénation dans ses figures réelles, pratiques. La critique de la poubelle spirituelle de l’utilitarisme se transforme en critique de la richesse aliénée, en critique de l’aliénation de la richesse. La théorie se change en force pratique dès que les masses s’en saisissent — et non pas comme l’écrit malheureusement Marx dès qu’elle saisit les masses, c’est-à-dire dès que la police s’en saisit après s’être saisie des masses. La théorie est capable d’intéresser les masses lorsqu’elle argumente ad hominem, lorsqu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine. Or pour l’homme, la racine c’est la richesse, c’est-à-dire la communication pratique. Il résulte de la réfutation de l’économie que la richesse est l’être suprême pour l’homme. Cette critique aboutit à l’impératif catégorique de réaliser la richesse, de supprimer toutes les formes de l’aliénation de la richesse qui ont permis son universalisation sous ces formes aliénées, cette universalisation seule permettant à la richesse d’exister selon son concept. Il ne manque plus désormais qu’une chose : que ce concept existe **.

 

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Une fois démasquée l’apparence triviale et utilitariste de l’aliénation humaine, la première tâche de la théorie est donc de démasquer l’aliénation dans ses figures réelles. Et là tout est à faire, bien que d’aucuns aient tendance à s’imaginer que tout est fait. Personne jusqu’à aujourd’hui n’a pu concevoir ni la marchandise, ni l’argent, ni le capital, personne n’a réussi à démasquer ces figures réelles de l’aliénation. Tout porte à croire d’ailleurs que cette conception ne peut pas être l’œuvre de la théorie, mais seulement celle du monde qui renversera ces choses, que seul un monde qui se conçoit peut renverser ce qu’a conçu un monde. Ces choses ne sont pas seulement des objets au sens positiviste mais des catégories, et non pas des catégories de la pensée mais des catégories effectives du monde, des moments du concept objectif. Aussi la conception de ces choses n’est-elle plus seulement une question de pensée mais une question de monde. Par contre l’effort pour démasquer ces choses doit être une exigence permanente de la théorie d’autant plus si la conception de ces choses se confond avec leur renversement pratique. Ces derniers temps cette exigence avait remarquablement faibli surtout si on la compare avec ce qu’elle fut chez Marx et chez les situationnistes. Il faut bien considérer que de toute façon aucune théorie ne peut concevoir l’esprit du monde et le monde de l’esprit tant que cet esprit et ce monde ne sont pas réellement esprit et réellement monde. L’esprit du monde et le monde de l’esprit ne peuvent être que des exigences de la théorie après avoir été des exigences de l’art tant que ces choses ne sont encore que des exigences d’un monde irréel, d’un monde qui n’est pas encore monde. Au point où nous en sommes, c’est-à-dire après la réfutation de l’économie, nous savons seulement ce que n’est pas l’aliénation, nous ne savons pas pour autant ce qu’elle est, non pas dans son principe que nous pouvons énoncer, mais dans ses figures concrètes que nous pouvons seulement subir.

Remarquons tout d’abord que le mot « aliénation » est absolument vide de sens hors de la stricte acception de Hegel. C’est ce qui explique pourquoi il est devenu tellement à la mode, dans les bouches ennemies, comme mot vide de sens et parfaitement inoffensif : aliénation par-ci, aliénation par-là, à propos de tout et de rien, aliénation du consommateur par les produits qu’il consomme, par la publicité, par ceci, par cela. Il faut appeler les choses par leur nom : le consommateur, le spectateur, le travailleur ne sauraient être aliénés. Cela, seule la substance dont ils sont privés, seule la communication le peut. L’aliénation est aliénation de la communication. L’individu, dans cette aliénation, n’est pas aliéné, il est pauvre, privé de substance. L’emploi du mot à tort et à travers par l’ennemi n’a qu’un seul but : empêcher la découverte du concept, et une seule cause : la faiblesse de notre parti jusqu’à une date récente et les erreurs de Marx dans l’identification de la substance du monde. Une erreur dans la conception de la substance est nécessairement une erreur dans la conception de l’aliénation.

La marchandise sous sa forme la plus moderne, sous sa forme de spectacle de la communication universelle, est la marchandise qui ne peut plus laisser de doute sur la nature réelle de la richesse. La marchandise réfute elle-même, dans le monde, la théorie utilitariste dominante et confusionniste de la richesse, l’économie. La marchandise sous sa forme la plus moderne de spectacle achevé révèle enfin ce qu’il y a de riche dans la richesse et met donc elle-même en échec la théorie dominante de la marchandise qui s’efforce au contraire de dissimuler ce qu’il y a de riche dans la richesse. C’est la même marchandise qui révèle ce que l’art n’a jamais pu révéler : ce qu’il y a de beau dans le beau. Et cela elle le révèle à tous. La négativité est constitutive de la marchandise et cette négativité en représente l’aspect authentiquement dialectique. Avec le monde de la marchandise, la négativité propre à tout ce qui existe est le prélude nécessaire à sa pleine réalité. Il revient à Marx d’avoir donné un contenu aux abstractions de Hegel. Mais il n’a pas su faire lui-même la jonction entre ces abstractions et leur contenu. Les situationnistes non plus. Si Marx parvient à nommer ce dont parle Hegel, s’il nous montre ce dont nous parle réellement Hegel, il ne nous montre pas cependant, malgré ses promesses et assertions répétées à ce sujet, le bien-fondé de ce qu’en dit Hegel et il s’éloigne au contraire de ce bien-fondé. Marx comprendra immédiatement à quoi se rapporte cette négativité et montrera que la marchandise est la substance de ce monde. Mais au lieu de profiter de cette découverte pour approfondir ce que dit Hegel, il demeure prisonnier du positivisme borné de l’économie politique, ce positivisme qui plaira tant à Lénine. Marx aurait bien fait de trouver le temps de relire cette fameuse Logique, comme il en annonce son intention dans une lettre souvent citée, mais non pour expliquer aux gens, le pédant, le noyau rationnel de cette Logique, mais pour le comprendre lui-même.

L’universel que Hegel décèle dans ses étonnantes expériences spéculatives n’est pas l’universalité d’un esprit spéculatif comme il le croit mais bien l’universalité de l’esprit pratique, l’universalité de la communication au temps de la marchandise triomphante. C’est ce qu’ils ont d’essentiellement historique et pratique qui fait que le ici et le maintenant échappent à leurs déterminations particulières. L’essentialité qui se révèle dans le ici et le maintenant aussi bien que dans le je est une universalité pratique et historique et c’est l’universalité de la communication à l’époque de la marchandise. Ce n’est évidemment pas cette époque qui fait que cette universalité existe dans le ici et le maintenant, mais c’est cette époque qui fait qu’elle se révèle dans la théorie après s’être révélée dans l’art. En démontrant que l’expérience et la perception sensibles, invoquées par le positivisme impliquent et signifient elles-mêmes, non pas le fait particulier observé, mais quelque chose d’universel, Hegel oppose au positivisme une réfutation immanente. La marchandise impose cette démonstration dans le monde, à chacun, elle impose un cinglant démenti aux prétentions à la finitude et à la réalité des fameux « objets » et non moins fameux « biens matériels » du positivisme. Ce que Hegel nous enseigne, la marchandise nous le montre avec nécessité. Réalisant dans le monde ce que Hegel rêvait de nous apprendre dans sa Logique, la marchandise nous montre que la communication est la substance du monde et elle requiert pour son analyse des concepts qui nient les concepts traditionnels positivistes.

Il revient à Marx d’avoir voulu — mais seulement voulu ! n’est-ce pas là une action qu’il faut appeler mauvaise ? — critiquer Hegel du point de vue de la pratique. Mais il demeure prisonnier du pragmatisme utilitariste de l’économie politique. Marx voulut bien considérer la pratique, mais il ne voulut pas considérer l’esprit. Il voulut bien de la pratique mais il ne voulut pas de l’esprit, c’est-à-dire du côté négatif de la pratique. Il ne pouvait donc pas réellement vouloir la pratique car il n’est de pratique que de l’esprit et il n’est d’esprit que pratique. En dépit des apparences — apparences qui ont fait les délices de générations et de générations de maîtres d’école de gauche — Marx ne critique pas Hegel du point de vue réellement supérieur de la pratique mais du point de vue borné de l’économie. Autrement dit, Marx ne fait que reprocher à Hegel de n’avoir pas commis la même erreur que lui, de ne pas avoir confondu la pratique avec le travail borné de l’économie politique. Quand Marx reproche à Hegel de ne pas connaître d’autre travail que le travail intellectuel, le travail de la pensée, ce n’est pas pour lui reprocher de n’avoir pas réussi à concevoir le réel travail de l’esprit mais de ne pas avoir confondu ce travail de l’esprit avec le travail borné de l’économie politique. Marx ne fait que manifester par là sa totale incompréhension de ce qui est réellement en jeu non seulement dans la pensée de Hegel mais dans le monde. Certes, malgré ses efforts théoriques pour échapper à cette malédiction théorique, Hegel ne peut concevoir l’esprit pratique autrement que comme pratique de la pensée et pensée de la pratique, activité de la pensée et pensée de l’activité et non comme c’est pourtant son intention explicite comme esprit du monde et monde de l’esprit. Malgré tous les efforts de Hegel, le concept demeure dans sa théorie un concept dans une tête. Mais au moins il est capable de concevoir l’esprit pratique dans l’abstrait, comme logique. Et si l’on doit reprocher à Hegel d’avoir négligé le travail borné, ce ne peut être qu’en tant que celui-ci est précisément la matière de la pratique et non en tant qu’il constituerait lui-même cette pratique. Marx se contente d’idéaliser le travail bestial et borné et s’éloigne de ce fait encore plus que Hegel d’une conception du travail réel de l’esprit.

Puisque Marx veut bien considérer la pratique mais ne veut pas considérer l’esprit, puisque Marx veut bien considérer la pratique mais ne veut pas considérer le côté négatif de la pratique, Marx ne peut pas véritablement considérer l’aliénation. Il ne peut y avoir aliénation que de l’esprit, l’aliénation est l’aliénation de l’esprit, c’est-à-dire de ce qui est proprement négatif dans la pratique. Marx, de même que les situationnistes, saisit très bien l’importance du concept d’aliénation chez Hegel car il devient difficile de négliger l’importance de la chose dans le monde, mais il veut saisir cette importance sans saisir l’importance de l’esprit. Aussi, de même que Marx n’a fait qu’invoquer la pratique, il ne fait qu’invoquer l’aliénation sans jamais la concevoir.

Marx avait pourtant réuni les prémisses d’un raisonnement fort simple mais il n’a pu accomplir ce raisonnement. Il avait appris de Hegel que les hommes étaient soumis à leur essence aliénée et à nulle autre chose. Il avait appris de la meilleure économie politique que les individus étaient soumis à la division du travail. Toute sa vie d’ailleurs Marx se dresse, comme nous le faisons nous-mêmes, contre cette soumission des individus à la division du travail. Alors s’il est vrai que les hommes sont seulement soumis à leur essence aliénée, s’il est vrai que les hommes sont seulement soumis à la division du travail, la conclusion inévitable est que l’essence des hommes est la division du travail. Marx ne peut concevoir que la division du travail est cette abolition, cette suppression qu’il réclame avec clarté et fermeté « Es handelt sich nicht darum, die Arbeit zu befreien, sondern sie aufzuheben ». Il ne peut concevoir que c’est cet acte d’abolition qui s’est opposé au travail lui-même, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais d’autre abolition du travail que cet acte divin que se sont réservé et que pratiquent les riches de tous les temps. Marx ne peut faire le rapprochement entre ses déclarations hégéliennes sur l’aliénation de l’activité générique, essentielle des hommes qui se dresse, réalisée, contre eux et les domine, et cette activité elle-même, telle qu’elle est dans le monde, comme privilège réel des riches. Si le travail de l’économie politique n’est pas le travail bestial et borné mais l’horrible travail « libre », l’horrible travail dénué de tout esprit, de toute pensée, c’est parce que ceux qui commandent ce travail se sont réservés toute la pensée, tout l’esprit, toute l’activité de division. La seule question est donc que cette opposition cesse, que ce qui supprime le travail retourne dans ce qu’il supprime après qu’il ait acquis par sa longue odyssée tous ses pouvoirs divins. Marx a parfaitement raison mais pas comme il l’entend : l’aliénation est bien l’opposition du travail et du travail intellectuel, mais le travail intellectuel dont il s’agit est en fait celui que Hegel voulait concevoir, le travail de l’esprit : Staline et Rothschild sont les vrais intellectuels de ce monde.

Dans les Grundrisse, Marx n’en croit pas ses yeux quand il dit que tout semble être l’œuvre du capital, que celui-ci usurpe jusqu’à la créativité du travail. Pour une fois Marx aurait dû croire ce qu’il voyait. Tout est l’œuvre du capital, la créativité n’a jamais appartenu au travail mais toujours à sa suppression. Marx ne peut admettre que le capital est le maître d’œuvre, l’agent, il accuse le capital d’avoir volé la créativité du travail. Mais le capital n’a rien volé qui appartînt au travail. La puissance de division n’a jamais appartenu au travail, le travail ne l’a jamais possédée mais doit au contraire la conquérir. Il n’y a pas d’exemple connu de société où cette puissance de division ne soit pas aliénée, éloignée et opposée au travail. La suppression du travail est l’acte de création par excellence, l’acte de création d’un monde. C’est aussi pourquoi, comme le remarque Hegel, il ne reste plus de trace de l’outil dans l’objet fini. L’outil, le travail, ne sont pas l’auteur de cet objet, mais bien la division du travail à ce moment donné. Telle division, tel objet. Et cette division laisse — ô combien — sa trace dans l’objet fini, cet objet fini n’est même que cela, la trace laissée par l’esprit. C’est ce qui explique le pouvoir de fascination de la marchandise. Considérons par exemple le fabuleux marché créé de toutes pièces par les calculatrices électroniques. Si seuls les ingénieurs en avaient acheté, si seuls ceux qui en ont l’usage en avaient acheté, la production de ces machines aurait été fort restreinte. Mais c’est une foule d’acheteurs qui se présenta, une foule d’acheteurs qui ne peuvent faire aucun usage de ces machines. Mais celles-ci sont les produits d’une fabuleuse division du travail. La collaboration de centaines de milliers de personnes est nécessaire à l’élaboration de ces minuscules machines. Et ces minuscules machines ont le pouvoir de cette énorme puissance de division — la pensée de la NASA ou de Texas Instruments — et comme calculatrice, comme machine à diviser, et comme marchandise. Ces calculatrices sont tangiblement de l’esprit pratique sous forme de puissants gris-gris. C’est à ce titre qu’elles sont achetées par la foule enthousiaste. Mais cet esprit pratique n’en demeure pas moins l’esprit pratique aliéné, seulement l’esprit comme spectacle, seulement la pensée de la NASA. L’idéalisme allemand voulait sauver les hommes de la noyade en les délivrant de l’idée de la pesanteur. La pensée de la NASA espère guérir les hommes de l’idée de noyade en les délivrant de la pesanteur.

Certes le travail contient bien le négatif. C’est seulement parce que le travail contient le négatif comme apparence que quelque chose comme la communication peut se produire, que quelque chose comme la suppression de l’indépendance des travaux immédiats peut se produire. Mais ce négatif, le travail ne le possède pas comme puissance de division. C’est seulement dans la communication que ce négatif devient la puissance de division et l’acte de cette puissance ; et c’est seulement par l’aliénation de cette puissance que ce négatif peut acquérir 1’universalisation propre à l’aliénation de la puissance. Le négatif contenu dans le travail n’est pas immédiatement puissance, il doit le devenir, il doit conquérir pratiquement, c’est-à-dire historiquement cette puissance.

Ce n’est pas la communication qui est le résultat de la pensée, c’est la pensée qui est le résultat de la communication. La pensée est ce que devient le négatif face à sa puissance aliénée. L’art possède encore des illusions sur sa puissance pratique. Il est certainement pratique, il est la pratique de la communication dans la pensée et il recourt pour cela à des moyens pratiques. Il faut parler de la technique de l’artiste. La théorie n’a plus aucune des illusions de l’art sur son pouvoir pratique. Mais elle découvre, c’est-à-dire le monde découvre, la puissance pratique de la pensée dans le monde. La théorie renonce aux illusions de la communication dans la pensée quand le monde découvre le pouvoir pratique de la pensée dans le monde.

Immédiatement, la division du travail est l’aliénation de ce qu’il y a de négatif, donc de spirituel, dans le travail. Dans l’opération de la division, du raffinement, de la suppression de l’immédiateté du travail, ce qui est proprement négatif dans le travail, le but, devient pensée, pensée de la division. La pensée de la division est alors ce qui agit dans chaque travail particulier parce qu’il agit aussi dans tous — c’est la condition de sa puissance — c’est-à-dire dans aucun en particulier. Ce qui agit dans chaque travail est immédiatement général par rapport à chaque travail particulier. C’est immédiatement l’action du genre dans chaque travail particulier. Dans la division du travail, c’est seulement en apparence — pour l’observateur étranger, pour l’ethnographe — que je produis tel objet. Je produis en vérité — effectivement — un autre objet, l’objet d’un autre travail, l’objet du travail de division. Et cela parce que j’ai déjà effectué en pensée la division du travail, pensée qui n’est pas seulement mienne quand je m’y prête mais qui est pensée du monde, mouvement dans le monde de la pensée, pensée que jusqu’à présent, de même que tous mes congénères, j’ai trouvée toute pensée, effectuée indépendamment de moi. C’est cette pensée de la division qui agit dans mon travail, c’est mon genre pratique qui agit dans mon travail qui n’est plus qu’en apparence travail particulier mais en vérité, effectivement, travail du genre, travail de l’esprit pratique. C’est ce travail de l’esprit pratique qui constitue à proprement parler la communication et c’est ce travail de l’esprit qui est le but réel qui habite chaque travail particulier, ce qui agit réellement dans chaque travail particulier. C’est aussi le but que poursuit tout homme qui se respecte.

La pensée est le moment essentiel de l’opération de la division du travail ou plutôt la division du travail est à proprement parler l’opération de la pensée. L’histoire commence quand commence la division du travail. L’histoire a donc bien la pensée pour commencement, ou plutôt elle commence quand commence la pensée. Cependant, cette pensée n’est pas l’idée hégélienne car elle n’est pas, tant s’en faut, pensée de l’histoire, mais seulement pensée d’une division donnée, donc quelconque, trouvée là par ceux qui la réalisent. Et la généralisation de la communication qui est aussi bien généralisation de la pensée de la division n’est pas l’œuvre de la pensée mais l’œuvre de son aliénation. Une fois de plus le souverain Hegel a raison : le mouvement, non pas de la pensée, mais de son aliénation — qu’il a seulement le tort de personnifier sous le nom de l’idée au lieu de le concevoir pratiquement — est le démiurge de ce qui tient lieu de réalité lequel n’est que la forme phénoménale de la division du travail. Et la pensée dans une tête n’est pas, comme le soutient Marx, le reflet du mouvement réel dans une tête, mais les ordres impératifs — sous peine ne mort — que dicte le mouvement réel de la pensée dans le monde, que dictent Staline et sa police ou l’argent de MM. Rothschild. La pensée dans une tête est l’action dans cette tête du mouvement réel de la pensée dans le monde.

Certes, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se concentre en elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut par elle-même mais Marx est tombé dans celle encore plus grande de concevoir le réel comme le résultat du travail ! Le réel est le résultat de la suppression du travail ou plus exactement ce qui tient lieu de réalité est le résultat de l’aliénation de cette suppression, le résultat de la division du travail qui se concentre en elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut en elle-même et dans tout ce qui existe. L’aliénation n’est pas plus l’aliénation du travail que l’aliénation de l’économie, pas plus que l’économie n’est l’aliénation du travail ou de quoi que ce soit. L’économie est seulement une version triviale et fantasmagorique de l’aliénation réelle. L’aliénation n’est pas plus celle de l’idée hégélienne encore qu’elle en possède toutes les caractéristiques logiques. L’aliénation est aliénation de la division du travail. L’aliénation est le mouvement progressif d’indépendance et de généralisation de l’activité de division du travail et principalement de ce qui dans cette activité est proprement spirituel, négatif : la pensée de cette division. C’est seulement parce que cette activité de division contient comme son moment essentiel la pensée de la division que cette activité peut s’aliéner et ce faisant se généraliser. Ce n’est pas l’activité productive, telle que la conçoit Marx qui, dans l’aliénation, s’oppose au producteur, c’est l’action de diviser le travail qui s’oppose au travailleur. Certes les hommes ne veulent pas l’aliénation mais ils veulent la communication. C’est la ruse de la raison hégélienne : des hommes particuliers, en poursuivant l’universel comme un but particulier permettent aux hommes dans leur ensemble de connaître une communication généralisée, non pas directement mais dans l’aliénation. En s’éloignant, cette opération peut aussi se généraliser car elle peut ainsi devenir l’objet de certains hommes particuliers ou plutôt ces hommes particuliers peuvent devenir ses objets. Les hommes communiquent et ce faisant ils font leur histoire ou plutôt jusqu’à présent leur histoire les fait. L’aliénation de la communication est aussi bien la division du travail par les hommes que le travail de la division sur les hommes.

Le mouvement de l’aliénation de la communication n’est autre que le mouvement d’auto-division, d’auto-différenciation, d’auto-publication du monde que Hegel — toujours lui — décrit dans l’abstrait comme auto-division, auto-différenciation, et auto-spiritualisation de l’esprit. C’est parce qu’il a lieu sur lui-même, qu’il s’applique à lui-même, qu’il est interne comme le voulait Hegel, que ce mouvement ne connaît aucune limite externe mais qu’il est au contraire infini ou que, s’il doit avoir une fin, ce sera aussi celle de son existence. Si c’est bien l’activité productive du monde qui s’aliène face à la matière qu’elle travaille, ce n’est d’aucune manière l’activité productive telle que la conçoit Marx mais bien l’activité qui produit le monde en produisant l’aliénation et cette activité est la communication. La communication est l’activité qui produit le monde en produisant l’aliénation du monde.

Le péché théorique de Marx est de confondre, en retrait de Hegel, ce qu’il appelle « processus matériel de production » et qui serait censé selon lui dominer et diriger entièrement le cours de l’existence humaine, avec le processus réel de production du monde qui est non pas production particulière et déterminée mais production du monde. Et ce processus de production du monde n’est autre que le processus infini de la communication. Le monde est le monde de la communication. La production du monde est la production de la communication par la communication. C’est en ce sens que le monde, en accord avec Hegel est ens causa sui : jusqu’à aujourd’hui l’esprit n’a jamais eu de cause qui ne soit lui-même : la soif de communication n’a d’autre cause que la soif de communication, la soif de richesse n’a d’autre cause que la soif de richesse. Le mouvement d’auto-division du monde qui est aussi bien le mouvement de la production du monde par le monde est un mouvement interne et dans le cas de l’aliénation un effondrement interne, sur soi, infini, un auto-effondrement et non pas le mouvement externe d’un objet par rapport à un sujet intangible. De ce fait il n’y a aucune limite à ce mouvement du genre de celles auxquelles pensait Marx, comme le montre parfaitement le développement le plus moderne de la marchandise. Rien ne peut empêcher la marchandise de s’auto-diviser indéfiniment, rien sinon l’anéantissement total ou l’intelligence des prolétaires. Si Marx et les situationnistes ont absolument raison sur le point de l’effondrement nécessaire de ce monde ils ont absolument tort sur celui de savoir ce qui doit mettre fin à cet effondrement. S’il est absolument nécessaire que ce monde s’effondre parce que c’est son mouvement même, il n’est absolument pas nécessaire que notre parti, le parti de la communication totale, triomphe pour autant. Et c’est ce qui fonde tous nos espoirs : nous n’avons que faire d’une victoire nécessaire. Si la victoire de notre parti est une victoire nécessaire, si la victoire de notre parti est causée par l’effondrement de ce monde, cette victoire n’est pas la victoire de notre parti mais la victoire de ce qui la rend nécessaire, la victoire de ce qui la cause. Nous rejoignons Hegel sur ce point intangible de sa doctrine : l’esprit absolu, la liberté, ne peuvent se tenir que d’eux-mêmes, ils ne sauraient admettre aucune cause, ils ne sauraient résulter d’aucune nécessité, d’aucun présupposé, ils sont la suppression de toute nécessité et de tous présupposés. Si notre parti triomphe il ne peut le devoir qu’à lui-même ou alors il n’est pas le parti de l’esprit. Rien ne peut servir de limite à l’auto-effondrement de l’esprit aliéné, rien sinon l’esprit lui-même, rien sinon l’intelligence des prolétaires. L’esprit seul peut servir de limite à l’esprit. Nulle autre chose ne le peut. Même dans le cas d’un anéantissement total de l’esprit, cet anéantissement aura été l’œuvre de l’esprit. La prétendue croissance économique n’est que l’apparence, dans la théorie dominante, de la croissance infinie, interne, de l’auto-division du monde. L’auto-division du monde est la seule chose que produit réellement le monde. Et le monde nous inflige durement la preuve de l’intériorité de cette auto-division : il n’y a nul extérieur où l’on pourrait rejeter la merde de l’esprit aliéné, il faut survivre dedans. Nous répondrons d’un seul mot aux facéties kantiennes sur la chose en soi : la chose, mais nous sommes dedans.

Nous ne saisissons pas bien l’intérêt des doléances de Debord et de Sanguinetti sur le néo-pain, la néo-viande, la néo-bière. Trente ou quarante pages du Capital sont déjà consacrées, il y a plus de cent ans de cela, à la falsification du pain et des aliments destinés aux ouvriers. Voici maintenant que cette falsification s’étend aussi aux aliments destinés aux classes moyennes, à l’air que tous respirent, à l’eau que tous boivent. Et alors ? Bien fait. Qu’en avons-nous à faire ? De quoi se plaignent Debord et Sanguinetti ? C’est la guerre. Ce paysage de désolation, ces gaz toxiques, ces radiations électro-magnétiques, c’est le champ de bataille de la guerre totale de l’esprit pratique. Si Debord et Sanguinetti cherchent à dresser le catalogue de tous les prétextes qui peuvent servir à une révolte, leur tentative est strictement dénuée d’intérêt — pour nous — et de plus vouée à l’échec. Et heureusement, car s’ils pouvaient établir ce catalogue, la police le pourrait aussi. Mais le prétexte des révoltes est aussi imprévisible que le sont les révoltes elles-mêmes et c’est tant mieux car elles sont aussi imprévisibles pour la police. Si Debord et Sanguinetti veulent simplement dire que les riches fournissent eux-mêmes et de plus en plus de prétextes de révolte aux pauvres, nous le savons bien et nous en sommes fort contents. Mais la seule vraie question est que les pauvres ne s’éternisent pas à ces prétextes quand ils se révoltent — ce que préféreraient les riches — mais qu’ils en viennent tout de suite aux principes. Or nous savons bien qu’ils y viennent vite et à chaque révolte et d’autant plus que ces révoltes sont plus modernes. Et ce n’est pas le fait que les riches fournissent des masses de prétextes de révolte aux pauvres ou même qu’ils rendent presque impossible aux pauvres de ne pas se révolter qui peut garantir que ceux-ci en viennent encore plus radicalement aux principes, mais seulement leur éducation par le monde, par l’histoire, par l’aliénation de la richesse. Et le rôle de la théorie n’est pas de souligner les prétextes que les riches fournissent obligeamment aux pauvres pour se révolter, prétextes qui se signalent sinistrement et pesamment eux-mêmes, mais bien de souligner les principes que le monde lui-même met en avant. Il est bien possible qu’une question de néo-pain ou de plutonium soit le prétexte d’une révolte comme le fut l’absence de pain en 1789, de la viande pourrie en 1905. Mais si les pauvres se révoltent parce que le pain manque ou devient immangeable, ils ne se révoltent pas pour avoir du pain ou du pain mangeable mais pour pratiquer la richesse à la place des riches. Et si les riches parviennent à confiner cette révolte dans une question de pain, les pauvres auront peut-être du pain mais sûrement pas la richesse. Et il est certain que lorsque les pauvres seront riches, ils mangeront du bon pain à l’occasion. Ce sera pourtant le cadet de leurs soucis d’alors. Certes, tout va bien parce que le monde va de plus en plus mal. Mais le monde ne va pas plus mal parce que le pain, la viande, la bière, l’air et l’eau vont de plus en plus mal, parce qu’il y a de plus en plus de plutonium dans le monde soit en masses de 6 tonnes soit en quantités diffuses, mais parce que la communication va de plus en plus mal dans ce monde. Le mauvais pain et le plutonium dans des mains irresponsables ne sont que purs résultats, pures apparences inessentielles de ce qui dans le monde est essentiellement mauvais et va essentiellement de plus en plus mal : la communication, c’est-à-dire l’aliénation de la communication, le mal historique plurimillénaire. L’existence de l’humanité tant qu’elle n’est pas fondée est elle aussi inessentielle. Le plutonium inessentiel peut donc très bien occire l’humanité inessentielle. Et alors ? C’est la guerre. Qui peut se vanter à la guerre d’être certain de gagner. L’humanité peut très bien perdre la guerre qu’elle a engagée contre elle-même. Et qu’en avons-nous à faire, nous, simples mortels. Espériez-vous donc vivre toujours ? Si le parti de la richesse gagne, il se peut qu’il y ait coïncidence entre une avalanche de calamités sans précédent et le triomphe de l’intelligence, mais cette coïncidence est inessentielle, ce ne sera justement qu’une pure coïncidence. Elle ne peut en aucun cas être la cause du triomphe de l’intelligence, la merde, fût-elle celle de l’esprit, ne saurait être la cause de l’intelligence. S’il se peut qu’il y ait coïncidence entre le triomphe de l’intelligence et un sommet de calamités c’est seulement parce que ce sommet est la conséquence inessentielle, la pure apparence, d’un sommet de l’aliénation de ce qui est essentiel, d’un sommet de l’aliénation de la communication. Il peut aussi y avoir sommet de calamités et défaite de notre parti, défaite du monde. Parmi toutes les choses laides dans le monde, la plus laide est la communication aliénée elle-même ou plutôt toutes les choses laides particulières ne sont que les apparences inessentielles de la chose laide par essence et fondamentale : la beauté du diable de la communication aliénée. Ce ne sont pas les calamités particulières qui éduquent notre parti, au contraire puisqu’elles sont autant de prétextes pour les gémissements des degauches, mais seulement ce qui les cause. Et notre parti ne peut tirer cet enseignement que s’il ne s’arrête pas aux apparences mais sait remonter aux causes essentielles.

L’échec de ce monde ne consiste pas, sinon en apparence dans la pensée dominante et donc en apparence dans la pensée des situationnistes où domine cette pensée dominante, dans son incapacité à produire du pain mangeable et à maîtriser ses ordures, mais dans son incapacité à réaliser la communication. L’échec qualitatif de ce monde ne réside pas, comme l’écrivent Debord et Sanguinetti, dans la mauvaise qualité des marchandises et la prolifération des ordures, simples manifestations spectaculaires de l’aliénation, mais dans son impuissance à réaliser le qualitatif, dans son impuissance à réaliser la communication. Seule l’invention par le monde du concept de la communication peut faire échec à l’aliénation de la communication, à l’irréalisation croissante de la communication marchande. Le but du monde est de donner une forme communicable au principe de la communication, une forme de monde au principe du monde. Quoi de plus juste que les cordonniers soient enfin les mieux chaussés ? Si les pauvres veulent cesser d’être pauvres, si les pauvres veulent devenir praticiens, ils devront devenir théoriciens. C’est la seule chose à laquelle ils ne soient pas contraints et à laquelle rien ne saurait les contraindre, au désespoir de tous les maîtres d’école de gauche.

Seule notre conception de la communication permet de respecter le principe hégélien de l’histoire. Si l’histoire existe, elle a un principe et un seul. Si le monde doit avoir une histoire et si l’histoire doit être l’histoire du monde le monde doit avoir un principe et un seul. Si la communication est seulement quelque chose à côté de ce qui dans le monde est essentiel ou important ou encore quelque chose qui doit seulement avoir lieu après que l’humanité ait réglé ses prétendument si importants problèmes alimentaires — demain on rase gratis — alors d’où viendra qu’un jour on communiquera, d’où vient qu’un jour on ne fera que communiquer ? Si avant, c’est le règne de l’économie, ou bien le règne de l’économie partagé avec celui de la communication partielle, de l’art, de la philosophie, pourquoi un jour cela sera seulement le règne de la communication ? Si maintenant, c’est le règne de l’économie alors d’où peut venir l’intelligence nécessaire aux pauvres pour renverser ce monde de l’économie ? Si maintenant c’est seulement le règne de l’économie d’où est donc venu l’esprit des situationnistes, d’où ont-ils tiré leur science ? Si autrefois et maintenant, c’est le règne du noir, d’où peut venir que demain ce peut être le règne du blanc ? Tandis que si maintenant et depuis toujours c’est le règne de blanc aliéné on comprend parfaitement que demain ce puisse être le règne de blanc. Si maintenant comme depuis toujours ce n’est pas le règne prétendu de l’économie ou de ce que l’on voudra mais le règne de la communication aliénée, c’est-à-dire depuis toujours le règne de la communication, l’histoire de la communication, le monde de la communication, alors on voit très bien d’où peut venir l’intelligence des pauvres et surtout les pauvres le voient mieux que personne. Si maintenant et depuis toujours c’est en vérité le règne de l’esprit aliéné, c’est-à-dire le règne de l’esprit, l’histoire de l’esprit, le monde de l’esprit, on voit parfaitement comment un jour les hommes peuvent avoir eux-mêmes de l’esprit.

Marx ainsi que les situationnistes demeurent dualistes sur ce point, on peut même dire schizophrènes théoriques. Le monde comprend deux parties, celle triste et nécessaire de l’économie et celle très réduite mais belle de la liberté. Et c’est en réduisant peu à peu la place prise par l’économie que l’on pourra peu à peu augmenter celle de la liberté. Quelle triste cuisine !

Or Hegel, l’ethnographie la meilleure, le monde le plus moderne répondent : cela a toujours été construction de situation, communication, richesse, mais dans l’aliénation. Tout le reste n’est qu’apparences inessentielles telle la vie à laquelle se réduit celle des travailleurs par exemple. L’essence du monde, l’acte et la puissance qui engendrent le monde comme monde, ont toujours été, de tous temps et en toutes sociétés, communication, construction de situations, suppression du travail, utilisation du travail pour communiquer, utilisation de la suppression des besoins à fin de communication, tout cela dans l’aliénation évidemment. De tous les temps il y eut dans le monde communication aliénée, donc communication tout de même et non pas les balivernes économiques, et non pas confiture pour hier, confiture pour demain et jamais confiture pour aujourd’hui.

Tout, dans le monde, est question de communication. Il n’est rien dans le ciel et sur la terre qui ne contienne la communication. La portugalisation n’est rien d’autre que l’irruption de la question de la communication là où l’on n’attend généralement — il faut se demander qui attend — que les plates et fallacieuses questions économiques. Le combat des pauvres modernes porte nécessairement sur la communication. La communication aliénée dominante ne peut être combattue et renversée que par la communication tandis que l’économie, si elle existe, ne peut être renversée que par une autre économie. Le combat des pauvres, le but des pauvres, l’arme des pauvres n’est la communication que parce qu’ils ont à combattre contre la communication aliénée, parce qu’ils ont à combattre directement leur véritable essence aliénée.

On ne voit vraiment pas pourquoi le but et l’arme des pauvres seraient la communication s’ils devaient combattre l’économie, ou un tigre de papier, ou tout ce qu’on voudra, si ce qu’ils combattaient était seulement la production aliénée de leurs moyens d’existence, s’ils devaient se réapproprier cette production aliénée seulement pour passer à autre chose de plus noble ensuite ou même plus trivialement encore pour se contenter de faire correspondre la production et les besoins, vieille tarte à la crème utilitariste. Si la lutte des pauvres modernes est seulement pour supprimer l’indépendance de l’économie, pour supprimer la domination des hommes par quelque chose qui s’appelle « économie » et qui est « la production sociale de leur existence », quelle triste chose. Au mieux on pourra travailler un peu moins, pêcher le matin, chasser l’après-midi et faire de la théorie le soir. Comme tout cela est triste et de peu d’intérêt ! On comprend d’ailleurs que les travailleurs fassent la grève des illusions quand on prétend leur parler de ces tristes choses tout juste bonnes pour des petits profs de gauche. Si maintenant il s’agit de s’emparer de ce qui fait le privilège réel des riches et qui dans leurs mains n’est presque pas un privilège puisque la communication les pratique plus qu’ils ne pratiquent la communication, c’est tout autre chose.

Les pauvres — de même que les riches, d’ailleurs — ne sont pas confrontés à l’économie mais à la communication aliénée. Les pauvres n’ont pas à combattre l’économie mais la communication aliénée. Ce n’est pas aux dures nécessités de l’économie que les pauvres, quand ils se révoltent, comme au Portugal, ont affaire mais à la communication aliénée. C’est elle qui les écrase mondialement et non la prétendue économie et ses prétendues nécessités. Les propriétaires de ce monde ne sont pas les propriétaires de l’économie mais les propriétaires de la communication, autant que l’aliénation de celle-ci le leur permet ! Le monde moderne révèle lui-même, au grand dam des riches actuels, pourquoi les pauvres sont pauvres, ce qui fait que les pauvres sont pauvres, ce qui manque aux pauvres pour être riches. Ce monde révèle lui-même malgré la propagande économique et léniniste, malgré la propagande écologiste des degauches, ce qui manque dans ce monde du manque, ce dont les pauvres sont privés et totalement privés. Et malgré les apparences, ce n’est pas de pain non falsifié, d’air pur, de moutons sur le Larzac dont les pauvres sont privés. Les pauvres ne sont pas pauvres parce qu’ils sont privés de dessert utilitariste par la méchante économie mais parce qu’ils sont totalement privés de communication, totalement privés de tous moyens de communication. La vie quotidienne est la vie totalement privée de communication. (La revue de merde Autrement, qui veut observer le changement social et le provoquer, annonce fièrement « d’autres façons de vivre le quotidien », d’autres façons, donc, de subir le rien. Fumiers, ça ne durera pas toujours.) Et les pauvres ne sont pas privés de communication parce que la méchante économie ne leur laisserait pas assez de temps pour communiquer au Club Méditerranée, dans les maisons de la culture, dans les municipalités de gauche et dans les usines autogérées, mais parce que la communication est totalement aliénée, totalement réalisée hors d’eux et contre eux dans l’aliénation, comme État et comme marchandise, comme spectacle achevé de la communication mondiale.

Les ethnographes s’imaginent généralement que l’observation des sauvages leur donnera des renseignements sur leur pauvre propre vie et sur la vie de leurs contemporains. Selon la solide tradition d’inversion de la réalité qui sévit dans la pensée dominante, ils ne font là encore que considérer les choses à l’envers. C’est seulement la société la plus développée qui peut permettre de comprendre la moins développée car l’histoire existe et le principe de la société la plus développée est nécessairement ce qu’est devenu le principe de la société la moins développée. Ensuite, si c’est seulement dans la société la plus moderne que ce qui existe et agit depuis des millénaires prend la forme d’une idée, c’est parce que c’est dans ce monde le plus moderne que ce principe prend enfin une forme de principe. Ce ne sont pas les sociétés primitives qui interrogent les idées de la société la plus moderne, qui interrogent le marxisme et la psychanalyse, mais le monde moderne et ce qui dans ce monde moderne est le plus moderne, le parti de la communication totale, qui interrogent tout ce qui existe, donc aussi bien les sociétés primitives que le marxisme ou la psychanalyse. C’est encore ce qu’il y a de plus moderne dans le monde moderne qui interroge aussi, par la même occasion, les débris confusionnistes qui défient « le pouvoir » depuis leur chaire de sociologie ou depuis le faubourg Saint-Germain. Le jugement du monde est le jugement de l’histoire. L’observation des sociétés archaïques de même que l’observation historique (historiographie) de tout ce qui précède notre époque ne peut que servir de pierre de touche aux idées de la société la plus développée mais ne peut jamais lui « fournir » des idées nouvelles qui lui viendraient en quelque sorte du passé et seraient demeurées secrètes, tout armées et en quelque sorte congelées pendant des millénaires comme les mammouths de Sibérie. Ce sont les yeux modernes des meilleurs ethnographes ou historiographes qui leur permettent de voir ce qu’ils voient et cela parce que 1) ces sociétés anciennes ont le même principe que la société moderne ; 2) ce principe atteint enfin sa forme de principe dans la société la plus moderne. L’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. Si une idée de la société moderne n’est pas vérifiée dans les sociétés anciennes, c’est parce cette idée est fausse, fausse non seulement en ce qui concerne les sociétés ancienne mais fausse surtout en ce qui concerne la société la plus moderne. Si une idée de la société la plus moderne ne se révèle pas aussi comme un principe des sociétés plus anciennes c’est parce que cette idée n’est pas non plus un principe pour la société la plus moderne.

Ce n’est pas de chance pour la racaille crevursitaire ou journapute qui tire argument de ce que la théorie de Marx ou du moins certains points de cette théorie ne s’appliquent visiblement pas aux sociétés du passé pour conclure que visiblement l’histoire n’existe pas, l’histoire au sens moderne de Hegel et de Marx, l’histoire d’un seul principe, puisque les principes de notre société, censés avoir été découverts par Marx, ne s’appliquent pas à d’autres sociétés. Ce n’est pas de chance car ce n’est pas l’histoire qui n’existe pas, c’est la théorie de Marx qui est fausse. Les points de la théorie de Marx qui ne s’appliquent pas aux sociétés passées ou sauvages sont tout simplement faux et cela parce que l’histoire existe. On comprend que des crevursitaires ou des journaputes préfèrent admettre que la théorie de Marx est vraie sur les points particuliers généralement les plus faux plutôt que d’admettre la vérité sans cesse confirmée du point central de cette théorie qui est que l’histoire existe. D’autres, dans le même but, affirment que la théorie de Marx fut vraie pour l’époque de Marx mais ne l’est déjà plus aujourd’hui. Mais ce n’est toujours pas de chance, si la théorie de Marx ne s’applique visiblement pas à notre monde, c’est tout simplement que la théorie de Marx était déjà fausse du temps de Marx et pour le temps de Marx, car notre monde et le monde de Marx sont le même monde dans lequel devient le seul même principe. Aussi, si la théorie de Marx, du moins certains points, ne s’appliquent pas à notre époque cela signifie qu’ils ne s’appliquaient déjà pas à l’époque de Marx.

Ainsi, pour le crétin Bredouillard — aujourd’hui quel est le néo-universitaire qui ne se pique pas de critiquer l’économie, de critiquer Marx, voire même de critiquer les situationnistes — « la critique de l’économie politique est terminée en substance ». Cette critique est tellement bien terminée que le crétin croit que, même si visiblement l’économie n’existe pas chez les sauvages, ni comme théorie, ni comme chose, elle existe chez nous, non seulement comme théorie, mais comme chose. D’ailleurs le monde aurait changé de principe depuis Marx. L’économie serait seulement le principe du monde du temps de Marx. Aujourd’hui le principe nouveau du monde serait la logique du signe ou bien encore l’économie politique du signe, « nouvelle phase de l’économie politique » qui n’avait pas encore pris du temps de Marx toute son envergure ; en vérité bredouillis informe, spécialité universitaire du con, évidemment. Mais si l’économie n’est visiblement pas le principe du monde d’aujourd’hui et visiblement pas celui du monde des primitifs, cela ne vient pas de ce que le monde a pour habitude de changer de principe au gré des universitaires. Cela provient de ce que l’économie n’a jamais été le principe du monde, ni aujourd’hui, ni du temps de Marx, ni du temps des primitifs. Et bien entendu, le monde est encore moins sémiologique aujourd’hui qu’il ne fut économique du temps de Marx. Tout cela n’est que bredouillis d’intellectuel soumis. Enfin selon le crétin, les situationnistes se trompent car ils refusent de choisir entre la marchandise et le spectacle. Au contraire ils s’entêtent à souligner le côté spectaculaire de la marchandise, ils s’entêtent à affirmer que ce monde est dominé par la logique de la marchandise — plutôt que par la logique de Bredouillard ou par la logique de l’économie — ils s’entêtent à demeurer fidèles à la classe prolétarienne. Le crétin croit également que le fantasme de la production et de l’utilité hante l’imaginaire révolutionnaire, qu’aucune révolution ne saurait se placer sous un autre signe que celui-là, qu’il est tout entier repris à son compte par la révolution, que partout l’homme a appris à se mettre en scène selon le schème de la production, que toute théorie révolutionnaire s’élance de « la genèse dialectique des modes de production » — dialectique dans une telle bouche est un mot vide de sens. Mais très vite il nous rassure, bien malgré lui, puisqu’il confesse qu’un Deleuze, spécimen des zoos intellectuels de Vincennes et Bologne réunis, ou le grotesque et immonde Tel Quel constituent pour lui le nec plus ultra de la « contestation radicale » du « système ». On voit donc de quel imaginaire révolutionnaire, de quelle révolution, de quels révolutionnaires, de quels hommes et de quelle théorie révolutionnaire il s’agit.

La plupart des pourfendeurs académiques de Marx, ces intellectuels soumis qui annoncent périodiquement que la pensée de Marx est fausse et dépassée mais sans jamais dire pourquoi et par quoi sinon qu’ils ont justement une petite trouvaille universitaire ou journalistique à placer telles récemment les néo-putes intellectuelles du gauchisme repenti, tirent argument de cette affirmation jamais étayée pour conclure qu’il n’y a aucun espoir pour ce monde. Le vrai mot de l’affaire est seulement qu’ils espèrent se sentir moins malheureux et moins cocus du fait de leur misérable vie de chiens couchants s’ils peuvent se persuader et persuader le monde par la même occasion que celui-ci est aussi désespéré et aussi soumis qu’eux. Or c’est seulement parce que Marx se trompe que tous les espoirs sont permis, ceux de Marx évidemment. Quel malheur pour le monde en effet si ce triste monde était aussi irrémédiablement triste qu’il l’est dans la théorie sociale de Marx. Tous les espoirs sont d’autant plus permis que Marx se trompe sur la nature de notre monde bien plus encore que sur la nature des mondes passés, parce que notre monde, s’il est celui qui a produit par l’intermédiaire de sa classe dominante le mensonge utilitariste de l’économie sur la nature du monde, est aussi le monde qui dément le plus, de tous les temps, la nature utilitariste, économique du monde. C’est parce que le principe de la communication qui est le principe éternel du monde est dans notre monde plus près qu’il n’a jamais été de sa forme de principe — heil Hegel ! — qu’il est aussi le plus près d’être capable de démentir toute sorte de mensonge à son égard. Non seulement la communication est le principe de notre monde mais il est encore plus visiblement ce principe qu’il ne le fut jamais par le passé. Le monde le plus moderne est régi par le même principe que les mondes les plus anciens et non pas par les principes utilitaristes proclamés par la morale dominante à destination des pauvres, pas plus que par les « principes » bredouilliques vomis chaque semaine par la sous-merde universitaire. Le monde moderne a, comme les mondes les plus anciens, pour unique but et pour unique principe la richesse et la richesse dans le monde moderne — la richesse telle que la connaissent et que la pratiquent les riches et non pas la richesse telle que pensent la connaître les pauvres qui croient encore ce que les riches leur disent de croire à propos de la richesse ; ce genre de pauvres ne se trouve plus guère que dans les universités — a le même principe que la richesse dans les mondes les plus anciens. Et c’est seulement le monde le plus moderne qui peut permettre de comprendre la richesse — et donc de la réaliser — car c’est seulement dans le monde moderne que la richesse prend la forme d’un principe.

Seule notre conception de la communication permet de dire pourquoi les gens ne peuvent pas communiquer. Si la communication est seulement quelque chose à côté de ce qui dans le monde est essentiel ou important ou encore quelque chose qui doit seulement avoir lieu après que l’humanité ait réglé ses « si importants » problèmes de survie, alors qu’est-ce qui empêche les gens de communiquer tout de suite ? Assurément rien. Si communiquer c’est seulement parler — de quoi d’ailleurs, là est toute la question — si communiquer c’est seulement faire bla-bla devant quelqu’un d’autre qui fait aussi bla-bla ; alors qu’est-ce qui empêche les gens de communiquer tout de suite ? Assurément rien. C’est précisément le fait que rien n’empêche les gens de communiquer si la communication doit être cela qui prouve par l’absurde que la communication n’est pas cela. La communication est évidemment pratique et le contenu de la communication est lui-même éminemment pratique. Les situationnistes ont fait dans leur vie l’expérience amère, telle que la relate Debord dans ses films « Sur le passage... » et « Critique de la séparation », que là où l’on ne peut supprimer de travail on ne peut pas non plus construire de situation. Et si les gens ne peuvent pas communiquer c’est parce que les moyens pratiques de cette communication sont réellement aliénés, éloignés hors de leur portée et les dominent. Puisque rien ne m’empêche d’adresser la parole à quiconque dans la rue et que cependant cela est strictement impossible, sauf pour demander l’heure ou lors des tremblements de terre et des catastrophes, ce qui rend cette chose impossible est donc un manque de moyens et un manque de contenu. Rien n’empêche les gens de communiquer si ce n’est le manque de moyens, qui sont pratiques, et le manque de contenu, qui est pratique également. Et si ces moyens et ce contenu manquent, ce n’est pas parce qu’ils n’auraient pas encore été inventés par l’humanité, par l’histoire, c’est au contraire qu’ils ne sont que trop inventés, qu’ils n’existent que trop. Ils existent comme totalement développés mais totalement développés dans l’aliénation. S’ils manquent, c’est parce qu’ils se sont éloignés et qu’ils ont drainé avec eux toute possibilité de communication. Un effort de volonté, une cure psychanalytique sont strictement impuissants à changer quoi que ce soit à cet état de fait là où seuls des moyens pratiques et un contenu pratique peuvent permettre de communiquer. La communication n’est pas une vue de l’esprit, une affaire de psychologie mais une affaire pratique, une affaire de monde. La communication totale présuppose la suppression totale des moyens aliénés de la communication, comme momentanément lors des tremblements de terre, lors des guerres, etc. La communication totale ne peut tolérer l’existence concurrente de ces moyens aliénés qui sont son antithèse pratique. Les moyens de communication totalement aliénés sont précisément la communication totale mais la communication totalement aliénée. Si la communication est totalement aliénée, c’est-à-dire réalisée totalement mais réalisée dans l’aliénation totale, elle ne peut être totalement réalisée ailleurs et totalement réalisée ici, entre nous. L’État et la marchandise communiquent pour vous. L’État et la marchandise divisent pour vous.

Il faut appliquer à l’aliénation la distinction que Hegel applique au concept — le concept au sens de Hegel évidemment — la distinction entre aliénation subjective et aliénation objective. De même que le concept hégélien l’aliénation comprend deux moments : l’un est l’aliénation de toute la puissance de division du travail et de toute l’activité de cette puissance dans une personne. Ce sont l’État et la hiérarchie. Le second est l’aliénation de toute la puissance de division et de toute l’activité de cette puissance dans une chose. Ce sont la marchandise et l’argent. L’État et la marchandise sont les figures concrètes de l’aliénation de la division du travail. L’État et la marchandise sont les seuls moyens de communication qui soient aujourd’hui. Ce que l’on peut proprement appeler moyen de communication n’a donc rien à voir avec les fameux média, radio, télévision, presse, si chers aux journaputes et crevursitaires.

Si l’on applique à une Encyclopédie des apparences la division tripartite de la Logique de Hegel : être, essence, concept, le plan de cette encyclopédie doit être dans ce cas : I. La matière, il ne faut pas confondre le présupposé et le commencement, la réalité et l’existence ; on peut dire du hasard ce que Parménide disait du néant : si le hasard existe, il n’est plus le hasard ; II. Le travail, comme première suppression de la matière ; le travail contient le négatif comme apparence ; Pavlov montra que le chien peut confondre un gigot et une sonnette, l’histoire montre que Pavlov confondait Staline avec la dictature du prolétariat ; III. La communication comme suppression du travail et comme seconde suppression de la matière ; 1) Aliénation subjective de la division du travail ou hiérarchie : chefferie, État ; l’activité de division et sa puissance s’éloignent dans une personne et sont soumises aux limites de cette personne ; 2) Aliénation objective de la division du travail ou échange ; l’activité de division et sa puissance s’éloignent dans les choses indépendamment de la pensée d’une personne déterminée et donc libérées des limites de la personne ; la pensée de l’activité de division existe indépendamment de la pensée d’une personne et peut donc s’éloigner indéfiniment ; a) Échange archaïque, l’activité de division s’éloigne comme pensée des choses en tant que règles d’échange, tabou, mythe et demeure encore soumise à l’aliénation subjective dans une personne qui lui conserve ses limites ; b) Marchandise, l’activité de division et sa puissance s’éloignent comme argent ; universalisation de l’échange ; la division du travail connaît encore les limites que lui imposent les États et exploiteurs locaux ; c) Salariat, la division du travail devient infinie car les commerçants s’emparent eux-mêmes de l’exploitation du travail ; la division du travail révèle en renversant toutes les limites son essence infinie ; spectacle de la communication universelle ; aliénation totale ; la communication universelle réalisée comme spectacle révèle ainsi dans le monde ce que Hegel révélait dans la spéculation ; mercantilisation de l’État et étatisation de la marchandise ; triomphe de l’esprit comme esprit du mal ; triomphe de l’homme comme ennemi de l’homme, Melmoth, Maldoror ; 3) Communication totale, l’activité de division et sa puissance retournent dans ce qu’elles divisent et fondent ; la division universelle et infinie du travail aux travailleurs ; regardez la Commune de Paris, c’était la communication totale ; proclamation du monde ; la réalité — c’est-à-dire la fondation de l’univers, la suppression totale de la matière, la suppression de tout ce qui existe afin que rien n’existe plus que médiatisé — devient la principale aventure humaine ; on mange à nouveau du bon pain et l’on peut boire à nouveau de la bière honnête ; triomphe de l’esprit pratique ; réalisation de l’art et de la philosophie ; apothéose de Hegel ; le seul but de l’homme est que tout existe selon son concept, c’est-à-dire qu’existe le concept de tout ; poursuite infinie de ce concept infini ; le concept est ce qui est libre.

 

* * *

 

La richesse est une activité. Tant que l’on croit au boniment de l’économie politique , tant que l’on croit que la richesse consiste dans les produits du travail, on s’ôte tous les moyens de comprendre quoi que ce soit à la richesse. Les produits du travail, les fameux besoins qu’ils sont censés satisfaire ne sont les uns et les autres que pure matière à communication. Les besoins et les produits qui les satisfont sont soumis totalement à la communication, aujourd’hui à la communication aliénée, un jour peut-être à la communication totale. Aujourd’hui les capitalistes et les hommes d’État apportent eux-mêmes la preuve de la soumission totale des besoins et des produits du travail à la communication aliénée par le mépris avec lequel ils traitent ces besoins et ces produits affirmant à chaque instant que seuls comptent pour eux la communication aliénée, l’argent et son accroissement interne infini, l’accroissement infini de la division du travail, l’essor infini de l’esprit pratique. Mais dans la communication totale les besoins et les produits destinés à les satisfaire seront encore plus soumis à la communication dans la mesure où ils y seront soumis sciemment. Le raffinement infini des besoins sera la seule matière de la communication, de la construction des situations. Tel raffinement sera choisi en fonction de telle construction de situation et non l’inverse, et non telle division du travail, tel ou tel produit du travail pour satisfaire tel besoin trivial, comme cela se passe dans la théorie utilitariste dominante et seulement là. Il faut s’attaquer au corollaire de ce boniment : le capital serait la source de la richesse, proposition qui a déchaîné la colère de générations de marxistes. Non le capital n’est pas la source de la richesse. La source de la richesse, la matière de la richesse, est le travail. La raison pour laquelle le capital n’est pas la source de la richesse est très simple et absolument irréfutable. Le capital ne peut pas être la source de la richesse parce que le capital est lui-même la richesse. Marx insista suffisamment sur le fait que le capital est un rapport social. Le capital est une forme aliénée déterminée du rapport social fondamental, une forme aliénée déterminée de l’opération de division infinie du travail, une forme aliénée de la communication. La richesse ne peut consister dans le travail ou dans ses produits mais seulement dans la suppression de la source, de la matière de la richesse, seulement dans la suppression du travail. Une fois de plus nous sommes d’accord avec Hegel. Ce qui compte n’est pas la source elle-même, l’origine, mais sa suppression, la suppression de son indépendance et de son immédiateté, son fondement. Ce n’est pas le travail qui fonde la richesse, c’est la richesse qui fonde le travail. Et dans un monde où la richesse est opposée au travail, le travail n’a plus aucun fondement, ou plutôt son fondement lui fait face. Le malheur du monde consiste justement dans l’aliénation, dans le fait que la source de la richesse, la matière de la communication, et la richesse, la communication, soient séparées et opposées, de plus en plus séparées et opposées. Dans ce malheur, le bonheur de notre époque est que cette séparation et opposition soient achevées. Plus aucune parcelle de richesse, plus aucune parcelle d’activité de division, n’appartiennent au travail. Plus la moindre parcelle de richesse dans la source de la richesse. La suppression de la source de la richesse est achevée comme nature de la richesse. Là encore nous sommes d’accord avec Hegel : l’extériorisation de l’esprit est nature. La nature essentielle de la richesse s’étale sous les yeux d’une humanité absolument pauvre, et elle s’étale avec tous les caractères redoutables que l’économie politique a toujours prêtés à la nature à laquelle sont censés être confrontés les sauvages. Le concept de la richesse est objectivement réalisé et achevé. Le monde le pense objectivement pour une humanité absolument pauvre et là encore nous sommes pleinement d’accord avec la distinction que fait Hegel entre concept objectif et concept subjectif. Nous constatons toujours mieux que Hegel nous parlait bien de notre monde. Le concept de richesse n’existe plus seulement subjectivement pour quelques hommes d’État et pour quelques marchands, comme concept subjectif, comme culture. Canjuers et Debord ont raison dans leurs Préliminaires, la société capitaliste moderne n’a pas de culture parce qu’elle n’en a pas besoin et c’est tant mieux. Le concept de richesse existe objectivement pour tous les hommes. Notre époque est celle qui a la chance de connaître le concept objectif de la richesse, le spectacle de la richesse universelle, car elle a le malheur d’en connaître tous les moyens pratiques dans toute l’étendue de leur aliénation, la division mondiale et infinie du travail par l’État et la marchandise. Elle est capable de résoudre cette question car elle est capable, enfin, de se la poser et bien entendu pas seulement dans la théorie. Elle peut exiger la richesse dans la théorie parce que la richesse est devenue une exigence du monde dans le monde.

Il revient à l’I.S. d’avoir formulé pour la première fois un concept pratique de la richesse. Elle parvient à concevoir la richesse comme richesse de la communication et pratique de la communication et elle se déclare du parti de ceux qui ont pour but la communication totale. Cependant bien qu’elle ait insisté sur le côté pratique de la communication en concevant celle-ci comme une construction de situation, elle ne parvient jamais à concevoir le contenu pratique de la communication. Le contenu pratique, concret, de la communication, le contenu pratique, concret, de la richesse, est la division du travail. Là où l’on ne divise pas de travail on ne communique pas. Là où l’on ne divise pas de travail on est pauvre.

Face à l’utilitarisme de l’économie politique, l’art moderne représente le point de vue anti-utilitariste conscient de soi de la richesse pratique. La richesse pratique, la communication pratique est une exigence de l’art. Seulement l’art est condamné, faute de moyens pratiques, à ne communiquer que d’une manière artistique, c’est-à-dire non pratique. L’art est la communication dans la pensée, pas même communication de la pensée ou communication pensée, communication théorique et théorie de la communication, seulement pratique de la communication dans la pensée. Si l’ » art » des sociétés primitives a un côté essentiellement pratique, c’est-à-dire non artistique, c’est simplement que dans les sociétés primitives l’art n’est pas encore séparé de la richesse pratique elle-même dont il est un moment. S’il n’est pas artistique, c’est parce qu’il a encore des pouvoirs pratiques, c’est-à-dire sociaux. L’art primitif n’est pas artistique. C’est la société primitive qui est artistique. L’exigence de la richesse n’y est pas encore séparée et opposée à la richesse pratique. L’art devient artistique quand la société cesse de l’être. L’art moderne commence avec les Médicis. Il finit avec les Rothschild, c’est-à-dire quand commence le prolétariat moderne. Il commence quand la richesse commence à s’opposer à la société dont elle est pourtant l’essence. Il se décompose quand se décomposent les illusions sur la richesse séparée. Contrairement à l’économie et même à la théorie de Marx, la théorie situationniste de la richesse rend compte aisément des sociétés primitives : les sauvages sont des constructeurs de situations.

Regardons, grâce à la meilleure ethnographie, comment vivent les sauvages et tout particulièrement ceux qui semblent les plus gais : tout le temps se passe en activité sociale. Tout est prétexte à activité sociale. Par exemple chez les Trobriandais, le jardinage est prétexte à une furieuse activité sociale où tout prend un caractère de défi et de magie. Seulement, contrairement à ce qui se passe dans nos sociétés, la division du travail chez les sauvages n’est pas infinie, mais finie, fixe, rejouée sans cesse pareille à elle-même. Mais en rejouant sans cesse cette activité de division, il s’agit que tout le temps se passe à supprimer, à raffiner, à diviser l’activité. Cela ne signifie pas pour autant que la division du travail existe dans ces sociétés sous une forme non aliénée. L’acte de division, ou plutôt la pensée de cet acte, cet acte en pensée s’est déjà aliéné comme règle de la division, étrangère et opposée aux hommes dans le mythe, le tabou, etc. Si dans ces sociétés aucun homme particulier, pas même le chef, ne s’est encore emparé de l’acte de division ou de la pensée de cet acte, si tous sont égaux devant cet acte et sa pensée, il n’empêche que la pensée de cet acte s’est déjà éloignée d’une manière incompréhensible face à ces hommes. Cela ne signifie pas d’ailleurs que ce soit l’acte ou la pensée de l’acte qui soit incompréhensible pour ces hommes. Cet acte et sa pensée ne sont incompréhensibles que pour les ethnographes en général. C’est l’éloignement lui-même qui est incompréhensible pour ces hommes, cet éloignement comme histoire et mouvement de l’aliénation. Et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit incompréhensible pour ces hommes puisqu’il est presque encore incompréhensible pour nous malgré les enseignements de la marchandise et de Hegel. La pratique de la Kula est admirable. Il est indéniable que faisant cela ces hommes savent ce qu’ils font mais cela ils ne l’ont pas voulu, ils se contentent d’en jouir en rentiers en quelque sorte. Levi-Strauss s’étonne : ainsi les sauvages pensent et il s’étonne davantage quand il constate que les sauvages pensent au sens de Hegel et non au sens de Levi-Strauss. Le côte pratique de la pensée des sauvages lui échappe car le côté pratique de l’existence lui échappe dans sa triste vie de triste universitaire tropical. Les sauvages sont toujours beaucoup plus situationnistes que les ethnographes. Les ethnographes sont donc généralement aussi peu qualifiés pour comprendre les sauvages qu’un journaliste du Monde n’est qualifié pour comprendre les situationnistes ***. Comment les ethnographes comprendraient-ils ce que font les sauvages alors qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils font eux-mêmes. Généralement ils ne font rien, sinon se soumettre.

Le structuralisme, comme dernier avatar de l’ » épistémologie » est une dernière tentative pour ne pas voir l’esprit du monde et le monde de l’esprit alors que cet esprit et ce monde deviennent de plus en plus visibles partout ailleurs que rue d’Ulm. C’est une dernière tentative pour faire des vérités mathématiques des vérités nécessaires, des vérités qui n’auraient pas besoin d’être fondées par le monde dans le monde mais qui au contraire fonderaient le monde. C’est une dernière tentative pour prêter de l’esprit au triangle rectangle. En fait c’est le mathématicien ou le triste universitaire tropical qui n’ont que le triste esprit qui correspond à la triste place universitaire qu’ils occupent dans le monde. Comme toute science la mathématique est un moment pratique d’un monde pratique. Comme toute science la mathématique ne peut être fondée que si le monde est fondé. Désormais, dès qu’une crevursitaire ou une journapute ne comprennent pas quelque chose, c’est-à-dire tout le temps, elles peuvent dire « C’est symbolique ». Comment pourraient-elles comprendre, depuis les places honteuses qu’elles occupent, que ce qu’elles nomment par exemple « échange symbolique » est la pratique par les sauvages de la réalité la plus réelle alors que la seule réalité qu’elles connaissent est la réalité de la soumission volontaire, comment pourraient-elles comprendre que les sauvages communiquent réellement alors qu’elles ont renoncé à tout espoir de communication. La pratique des sauvages est aussi peu symbolique et autant réelle que la pratique des riches modernes, que la pratique des propriétaires de ce monde, aussi réelle que le permettent les degrés respectifs de l’aliénation. C’est seulement la vie des pauvres modernes qui est symbolique et donc la vie des crevursitaires et des journaputes, c’est seulement le monde dans lequel vivent les pauvres, et donc les crevursitaires et les journaputes, qui est symbolique, avec sa viande symbolique, son pain symbolique — « mets de service » disent les trous du cul de cadres préposés à la chose — sa vie symbolique et ses plaisirs symboliques — pour les pauvres seulement évidemment — paradis des cadres, des journaputes, des crevursitaires, des syndicalopes, ces hommes symboliques, ces valets qui se prennent pour des maîtres, ces pauvres qui se prennent pour des riches. Cela leur va bien de nommer symbolique la richesse réelle, la richesse la plus riche. C’est le toujours vert « Ils sont trop verts » mais en moins élégant. De même que les stalinauds appellent « dictature du prolétariat » ou « socialisme » la pire dictature sur le prolétariat ou le pire esclavage, nos cornards, en bons valets de l’utilitarisme qu’ils servent sans être payés de retour, sont prêts à déclarer réel le plus trivial objet et symbolique la réalité la plus réelle, le concret le plus concret et la pratique la plus pratique.

Si elles ne s’auto-détruisaient par leur voyant archaïsme et le peu d’attrait de leur morale de patronage, il faudrait combattre les tentatives néo-positivistes et néo-utilitaristes qui veulent présenter l’abolition du travail comme un résultat fini. Selon le genre de bassesse dont se réclament ces tentatives, ce résultat est tantôt l’automatisation de toutes les tâches, tantôt la réduction « infinie » du travail, tels ces petits cons d’étudiants qui la ramènent en Italie et qui réclament du travail pour tous mais très peu. Toute autre exigence surprendrait de la part d’étudiants, car c’est bien pour cela que ces petits salauds vont à l’université, du moins à ce qu’il en reste. C’est bien là la revendication de futurs petits cadres déçus dans leurs espoirs de promotion, dans leur espoir d’un « travail intéressant ». Le comble est atteint par ceux qui réclament rien moins que la disparition de la division du travail ! La bêtise et l’immondice de ce genre de gens sont parfaitement illustrées par celles des boy-scouts qui publièrent la brochure Le communisme : un monde sans argent. Pour ces derniers, supprimer l’argent ne veut pas dire le réaliser, mais réaliser leurs rêves mesquins de boy-scouts. Entre autres ils posaient la question de savoir comment serait organisée une société sans argent et entre autres futilités utilitaristes, ils remarquaient : « Certes on perdra certainement beaucoup de temps en bavardages ». Le beau programme que voilà qui présente le bavardage comme une perte de temps. Une phrase comme celle-là juge ses auteurs plus sûrement et plus rapidement que toutes leurs lourdes et ennuyeuses considérations utilitaires. Ailleurs ils proclament : « Les relations entre personnes prendront autant d’importance que la production elle-même ». Pas de doute, c’est bien là la conception travail et loisirs de Tourisme et travail ou du camarade Trigano à peine camouflée ! C’est bien là le point de vue bassement utilitariste de l’économie politique qui ne veut voir la richesse que comme résultat et nullement comme opération, qui ne veut voir la libération de l’humanité que comme un résultat qu’il s’agit d’accorder aux pauvres et nullement comme une opération qui, lorsque les pauvres la conduisent, a pour résultat effectif que les pauvres ne sont plus pauvres. Cette bassesse et cette vieillerie tentent de s’aggiorner dans la revue bordigo-situationniste La guerre sociale dont le titre contredit absolument le contenu utilitaire.

L’abolition du travail n’est pas un résultat fini mais une opération infinie. Et il faut croire que cette opération est suffisamment belle et bonne puisque c’est elle que les riches ont jugé convenable de se réserver de tous temps. Mais ce qu’il y a de véritablement beau dans la division du travail n’est pas la division pour elle-même mais l’infinité de cette division. Ce n’est pas tellement la division qui est le but, c’est plutôt l’infinité de la division. C’est parce que cette opération est par essence infinie, c’est parce que cette division est insatisfaite par nature qu’elle est belle et que tous les espoirs sont permis. Elle est elle-même l’espoir. Voilà cet infini, objet de tous les vœux de Hegel. Chez les sauvages, la division du travail est encore finie. Les temps proprement historiques donnent un caractère infini à cette division. C’est justement cette infinité qui déplaît aux boy-scouts qui veulent « supprimer la division du travail », qui confondent l’abolition du travail avec sa réduction « infinie » ou son automatisation. (Ainsi tout le monde pourrait aller au Club Méditerranée.) Certes, il y a bien quelque chose qu’il s’agit de supprimer au sens hégélien, et c’est l’indépendance totale, scandaleuse mais universelle, acquise par la division du travail. Mais les boy-scouts qui parlent de supprimer la division du travail parlent en fait de l’anéantir, d’anéantir l’abolition réelle du travail. Marx et les situationnistes parlent seulement de s’attaquer à ce qu’ils nomment l’institutionnalisation de la division du travail. Certes il est fort déplaisant de trouver l’infini de cette division dressé contre soi et tout occupé à faire sa propre preuve, dominant tout et détruisant tout ce qui se veut fini, pour le meilleur et pour le pire. Mais ce n’est pas une raison pour cracher dessus sous prétexte qu’il est aux mains de l’ennemi. C’est beaucoup dire d’ailleurs car l’ennemi est aussi entre les mains de cet infini. Avec Hegel, nous nous réjouissons : la division du travail est ce qui n’aura jamais de fin, ce qui ne tolère aucune finitude. Les ravages exercés par la division infinie du travail livrée à elle-même, les ravages exercés contre toute finitude par cette infinitude que recèle l’aliénation de cette opération imposent chaque jour un peu plus un cinglant démenti aux prétentions du positivisme, unique ennemi de Hegel et de Breton. Alors que Hegel faisait ses stupéfiantes expériences sur le ici et le maintenant dans la spéculation, expériences assez anodines à première vue au point que la redoutable police du roi de Prusse s’y trompa elle-même, alors que Breton se livrait à ses non moins stupéfiantes expériences dans l’imagination, maintenant le concept objectif du monde fait pour nous ces inquiétantes expériences dans le monde lui-même ! L’objectif qui nous importe est que nous fassions un jour nous-même ces expériences, que nous expérimentions nous-mêmes cet infini, « encore et pour toujours ». On peut d’ailleurs considérer que ce sont ces expériences spéculatives et imaginatives élargies que l’I.S. entendait mener au début de sa carrière, des expériences sur l’évanescence du ici et du maintenant et sur le dépaysement de la sensation élargies à une ville, à une situation, à la vie. Aujourd’hui le monde nous prouve que les ravages de cette opération infinie mais aliénée ne sont pas censés avoir de fin, qu’ils ne recèlent en eux aucune limite, si ce n’est l’esprit, si ce n’est l’esprit des pauvres eux-mêmes.

La réfutation de l’économie ne peut se faire que du point de vue que l’économie a justement pour but de cacher, du point de vue de la réalité, du point de vue de la pratique, du point de vue de la communication, du point de vue de la richesse. Marx ne parvint pas à réfuter l’économie car il ne parvint pas à concevoir le principe de la richesse. La réfutation de l’économie ne peut être que la réfutation du point de vue bassement utilitariste de l’économie depuis le point de vue supérieur de la richesse pratique.

Le fait que l’I.S. à la suite de Marx ait admis les postulats utilitaristes de l’économie sur la richesse — d’autant plus que c’était prétendument pour les combattre, mais pour les combattre pour ce qu’ils ne sont pas — n’est pas sans conséquence sur ses résultats théoriques et bien certainement sur son existence pratique. Il faut au contraire expliquer comment, bien que ne remettant pas en cause ces postulats — en tant que postulats et non en tant que prétendues choses du monde — l’I.S. put réaliser un progrès remarquable dans la théorie de la richesse, c’est-à-dire plus exactement dans l’exigence théorique de la richesse. C’est sans doute que contrairement à Marx qui s’est méritoirement acharné sur l’économie, gloria victis, l’I.S. a en quelque sorte négligé tant l’économie que la théorie de Marx en ce qu’elle a d’utilitariste. L’économie et sa pseudo-critique par Marx sont demeurées en quelque sorte comme corps étrangers et pis-aller dans la théorie des situationnistes alors qu’elles faisaient les délices du pinaillage pseudo-critique de tant d’autres. Au moins l’I.S. n’a-t-elle pas fait semblant de critiquer ce qui était critiquable. Elle ne l’a pas critiqué du tout, rendant ainsi la nécessité de critique encore plus manifeste. C’est cela qui a permis à la théorie de l’I.S. de progresser dans l’exigence théorique de la richesse tout en constituant nécessairement sa pierre d’achoppement théorique.

Puisque les situationnistes tolèrent dans leur théorie la présence irréfutée des postulats utilitaristes de l’économie, ils en tolèrent aussi les conséquences implicites au premier rang desquelles figure la nécessité de l’opposition du travail et des loisirs. Cette nécessité, encore explicitement admise par exemple dans le Rapport sur la construction des situations, n’a jamais cessé d’être combattue par l’I.S. Mais du fait que l’I.S. s’attaquait dans la théorie, aux conséquences sans remettre en cause les prémisses de ces conséquences, cette nécessité de l’opposition travail-loisir n’a jamais été réellement réfutée, dans la théorie, par l’I.S. Certes, l’I.S. critiqua les loisirs abrutissants et les bassesses télévisées que la bourgeoisie dispense contre espèces sonnantes aux prolétaires avachis en tentant de montrer ces loisirs comme une nécessaire conséquence de la prétendue aliénation du travail, elle s’éleva aussi dans l’absolu contre toute opposition entre travail et loisirs, travail et richesse, mais son allégeance aux principes mensongers de l’économie sous couleur de les combattre fait que cette exigence demeure seulement formelle, sans contenu. L’exigence de richesse des situationnistes demeure une exigence dualiste qui sous-entend qu’il doit nécessairement y avoir les besognes alimentaires et les autres, dont autrefois l’art séparé, la nécessité de manger et ce qui échappe à cette nécessité, le nécessaire ramassage des poubelles et le reste, le travail et la richesse, la vie triviale et la vie passionnante. Il y aurait donc dans le monde l’affrontement de deux principes, celui de la nécessité du travail et celui de la richesse, celui de la production et celui de la dilapidation. Le problème serait alors de réduire l’empire du premier au bénéfice du second. Les situationnistes ont toujours revendiqué un usage passionnant de la vie mais toujours sous-entendu grâce au temps laissé libre par la domination de la production par tous les hommes. Quelle tristesse ! Tandis que si la vie réside dans la division infinie du travail, dans la division mondiale du travail et nulle part ailleurs, c’est tout autre chose. Ce n’est plus le temps laissé libre par le triste travail qui sert à construire des situations et à l’usage passionnant de la vie. C’est toute la vie qui consiste à vivre et non plus un surplus de la vie. Le seul endroit du Club Méditerranée où l’on ne travaille jamais est le bureau du camarade Trigano !

Les situationnistes ne parviennent pas à concevoir le principe d’un monde où l’on ne travaille jamais. Leur exigence de ne travailler jamais demeure, en contradiction avec elle-même, l’exigence d’un monde où l’on travaillerait peu. Certes, de même que Marx, les situationnistes sont formels : « Le problème n’est pas de libérer le travail mais de l’abolir », mais justement ils sont seulement formels. Une telle exigence doit demeurer purement formelle, utopique, si les postulats utilitaristes de l’économie, si les postulats utilitaristes de la théorie dominante de la richesse, sont autre chose que de purs postulats mensongers et eux-mêmes utopiques, s’ils sont des choses du monde qui doivent être combattues dans le monde comme choses du monde. Dans ce cas, tout ce qu’on peut espérer, c’est en effet travailler le moins possible, dans ce cas la réduction du temps de travail est bien la condition à l’exercice d’autres activités plus reluisantes, mais on doit abandonner l’espoir de ne travailler jamais. Ou plutôt, la croyance à la réalité de tels postulats laisse supposer que le passage de l’esclavage au « Ne travaillez jamais » est une pure question quantitative, une question de mauvais infini selon Hegel, la diminution infinie du temps de travail devant amener mathématiquement le « Ne travaillez jamais ». Hegel a déjà fait justice dans la théorie de ces immondices mathématiques et surtout ce monde se charge lui-même de démontrer chaque jour un peu plus ce que valent ces utopies mathématiques. Nous, pauvres modernes, avons d’autres ambitions que ces ambitions mathématiques, précisément celles de Hegel, mais tandis que Hegel était réduit à les manifester dans la théorie nous les manifestons chaque jour un peu plus dans le monde. Nous avons soif d’infini et l’infini dont nous avons soif n’est pas celui de la réduction infinie du temps de travail. Nous laissons volontiers ce dernier aux capitalistes exploitants qui s’y acharnent chacun pour lui-même dans son entreprise, aux syndicalopes, aux degauches immondes qui autogèrent, aux bordigo-situationnistes.

La vie d’un homme d’État, c’est l’État ; la vie d’un homme d’affaires, ce sont les affaires. Certes ils ont bien quelques châteaux, yachts, putains de luxe, activités mondaines, des maisons de maître, des parcs, des bibliothèques, des voitures et des chauffeurs, des cuisiniers, des domestiques. Mais ce ne sont là que signes extérieurs de la richesse, pures apparences. La vie qui les passionne consiste dans leurs activités publiques et sociales. C’est cette activité que nous, pauvres modernes, voulons mais sans son aliénation, une richesse qui n’a pas besoin de pauvres pour exister. Nous voulons ce qu’il y a de riche et de puissant dans l’État et dans l’argent, ce qu’il y a de passionnant dans la vie d’un Médicis ou d’un Frédéric II, et non des babioles compensatrices, et non une réduction infinie du temps de travail, et non les signes extérieurs de la richesse. Nous voulons pratiquer la suppression infinie — c’est-à-dire sans fin, sans limite — du travail. La seule activité digne de l’homme, l’activité par laquelle il est homme, est la suppression infinie du travail. Nous pauvres modernes, ne voulons rien d’autre. C’est pourquoi à moins nous ne bougeons pas. Il ne peut y avoir d’opposition entre la noble activité de division infinie du travail et le travail sinon dans l’aliénation. Nous, pauvres modernes, voulons employer tout notre temps à la pratique de l’esprit pratique. On ne peut être riche et travailleur. On ne peut être riche et noble 23 heures par jour quand on doit travailler une. On est riche et noble 24 heures sur 24 ou pas du tout. On supprime infiniment, mondialement, du travail toute la journée ou l’on est pauvre. Nous, pauvres modernes, si nous combattons, c’est seulement pour être plus riches que les riches et plus puissants que les puissants. Nous voulons être comme des dieux.

Les situationnistes dont la critique se veut expressément une critique du travail à la suite du célèbre et radical « Ne travaillez jamais » lettriste, ne comprennent pas que la seule manière de ne travailler jamais est la seule manière utilisée par les riches de tous les temps, que la seule manière de ne travailler jamais est de supprimer du travail toujours. Même quand ils déplorent le manque de moyens pratiques pour construire des situations, ils conçoivent ces moyens plutôt d’une manière utilitariste, comme objets utiles à la construction de ces situations et non comme activité, comme opération. Malgré leurs efforts pour considérer pratiquement la richesse — comparables en tous points aux efforts héroïques de Hegel pour concevoir le concept autrement que comme un concept dans une tête — ils ne peuvent réaliser que « Ne travaillez jamais » est nécessairement une opération. Ils ne parviennent pas à concevoir que « Ne travaillez jamais » est l’opération même de la construction de situations et non pas seulement une condition qui demeure extérieure à la noble activité de la construction de situations. Si « Ne travaillez jamais » peut être une condition de la construction de situation, ce ne peut être que comme condition supprimée, plutôt que la condition, c’est déjà la suppression de la condition. « Ne travaillez jamais » n’est pas la condition extérieure à la construction, « Ne travaillez jamais » est la suppression de cette condition, la construction de situation elle-même, l’activité en quoi consiste la richesse. La construction des situations est la suppression de sa condition, la suppression du travail et rien d’autre. Là où l’on ne supprime pas de travail, on ne construit pas non plus de situations. Aux Trobriands, on peut construire une situation Kula uniquement parce que, contrairement aux situationnistes errants dans Paris, en enfants perdus, on supprime sec du travail, on supprime à tour de bras. Tout le village s’y met y compris les non-nobles qui pourtant ne vont pas participer à l’apothéose du voyage. À chaque fois, on reconstruit de A à Z tous les éléments dits, dans nos pays, « matériels » de la situation, canots, etc. Le concept de la richesse, le concept riche de contenu et non plus la forme vide est donc : « Ne travaillez jamais, supprimez du travail toujours ».

Les situationnistes parlent de l’activité historique totale, de la domination totale sur la vie historique, de l’intervention cohérente dans l’histoire et de la communication directe active. Mais il faut donner un contenu à cette communication directe, il faut nommer et donner un contenu à cette activité proprement historique. Cette activité proprement historique est la division infinie, mondiale du travail par les travailleurs eux-mêmes et ceci non à quelques fins utilitaires, mais pour le plaisir et la passion de cette activité même. (On voit déjà la crapule socialo-avancée qui parle de division du travail par les travailleurs dans les entreprises ! Voire dans les ateliers ! C’est la pratique du monde, la pratique de la liberté dans une seule entreprise, dans un seul atelier !) C’est pourquoi seuls les travailleurs peuvent résoudre le problème de ce monde et supprimer absolument le travail et nul autre qu’eux-mêmes, nul autre non-travailleur et en particulier aucun des innombrables degauches qui se proposent si obligeamment pour, encore une fois, supprimer le travail à leur place. La suppression absolue du travail sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. La division du travail est le contenu effectif de la communication et toute intention de communiquer qui prétend faire fi de ce contenu demeure pure velléité, dérisoire et vaine, impitoyablement niée par le monde. Voici donc, dans toute sa simplicité, le concept de la richesse totale, le contenu nécessaire de la révolution mondiale : La division du travail aux travailleurs.

 

* L’hyper orthodoxe Colletti apporte involontairement la preuve, dans son étude Le marxisme et Hegel (Champ Libre), de l’égale stupidité des positions kantiennes et matérialistes quelles qu’elles soient. Le matérialisme quel qu’il soit se résume en une seule outrecuidance : il affirme que la matière est réelle. Que la matière, ce qu’on appelle ainsi, existe, personne ne pourrait le mettre en doute. Mais qu’elle soit réelle, voilà une parfaite incongruité. En ce sens, Marx est conséquent : si la matière et réelle, on doit donc lui appliquer toutes les caractéristiques de la réalité selon Hegel. Ce que précisément Colletti lui reproche de faire. Mais contrairement à ce que pense Colletti, le tort de Marx n’est pas d’être hégélien, mais matérialiste, comme Colletti. Et si Marx a tort d’appliquer à la matière les caractéristiques hégéliennes de la réalité, ce n’est pas parce que ces caractéristiques sont pures vues de l’esprit mais parce que la matière n’est pas réelle et donc que les caractéristiques de la réalité ne doivent pas être appliquées à ce qui n’est pas réel.

** Nous posons maintenant publiquement la question que nous avons posée à notre correspondant mais à laquelle il s’est bien gardé de répondre : qui sont-ils ces critiques de Marx que nous aurions eu le tort de méconnaître ?

*** Voici un exemple piquant de la bêtise universitaire quand il s’agit de juger les choses de la vie. L’historien Braudel considère, dans ses « Écrits sur l’histoire », le célèbre diagramme du sociologue Chombart de Lauwe, celui reproduit dans I.S. n°1 à titre d’exemple flagrant de la pauvreté totale de la vie d’une réputée privilégiée de cette société. Ce diagramme représente en effet la trace de tous les déplacements annuels dans Paris d’une étudiante habitant dans le XVIe arrondissement. Ce diagramme se passe de tout commentaire. Mais l’indécrottable historien commente et tance son collègue : mais enfin, ce genre de diagramme n’est pas sérieux et ne prouve rien, l’étudiante aurait-elle fait du ski nautique à la place de l’équitation que tout aurait été changé !

 

Annexes