7.
Révélations sur le principe du monde
Le premier fait historique n’est pas,
comme l’écrit scandaleusement Marx en 1846, la production de moyens permettant
de satisfaire les besoins de manger, boire, habiter, se vêtir — quel est
l’animal qui ne les satisfait pas sinon l’animal mort — mais l’utilisation de
ces besoins animaux et des moyens de les satisfaire à des fins de
communication. Ce qui distingue l’homme de l’animal est justement que manger,
boire, se vêtir, habiter n’ont plus eux-mêmes comme fin, mais la communication,
ne sont que des prétextes à la communication. Le premier fait historique n’est
pas la production de la vie prétendument matérielle mais de la communication.
La présupposition première de toute
existence humaine n’est pas, comme l’écrit scandaleusement Marx, que les hommes
doivent être à même de vivre pour pouvoir faire l’histoire, et que pour cela il
faut avant tout — le « avant tout » est bien de Marx — boire,
manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Cela tous les
animaux le font et ne sont pas pour autant des hommes, ils ne font pas pour
autant leur histoire. C’est simplement la présupposition de la vie de n’importe
quel animal : il faut qu’un animal mange, boive, dorme s’il veut vivre, il
faut qu’un animal vive s’il veut vivre. Voilà le genre de tautologie qui a
cours pompeusement depuis 100 ans chez les savants social-démocrates
qui veulent éduquer le peuple, cet ignorant. Au contraire, la présupposition
première de toute existence humaine, partant de toute histoire, est que
certains animaux utilisent leur vie d’animal, utilisent ce qui était un but et
en fassent donc un simple moyen — en un mot suppriment l’indépendance de ce but
— pour communiquer. Évidemment, seuls des animaux vivants peuvent
s’aviser de faire cela, mais ce n’est pas le fait qu’ils soient vivants, qu’ils
mangent, qu’ils boivent, qui permet de dire qu’ils sont des hommes, mais seulement
qu’ils utilisent cela pour communiquer. Les hommes pour être à même de vivre,
et de vivre comme des hommes et non seulement comme des animaux, doivent être
justement capables — c’est cette capacité qui est refusée aux esclaves
salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de tous les temps — d’utiliser
leurs besoins animaux, la satisfaction de leurs besoins de manger, de boire, de
se loger, de s’habiller à des fins de communication, comme matière à
communication.
Pour que les hommes soient à même de
vivre comme des hommes, il faut avant tout qu’ils communiquent et ce
faisant seulement, ils font l’histoire : l’histoire est l’histoire de la
communication.
En toutes sociétés, la première tâche
des hommes n’est pas de produire leurs moyens d’existence, les relations qui
s’établissent entre eux ne s’établissent pas pour assurer cette production,
sinon en apparence dans la pensée dominante. Et ces relations ne constituent
pas la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle
s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle
correspondraient des formes de conscience sociale déterminées, sinon en
apparence dans la pensée dominante. En toute société, la première tâche des
hommes est de communiquer et les relations qui s’établissent entre eux ont
pour but les relations qui s’établissent entre eux. Contrairement à ce que
dit scandaleusement Marx en 1859, les hommes n’ont pas pour but de produire
socialement leur existence. Les hommes ont pour but de produire leur existence
sociale. Cette existence sociale est la seule production réelle des
hommes, la communication est la seule chose réelle réellement produite
par les hommes et la production de cette communication — production qui est la
communication elle-même — est la seule production réelle dans le monde,
la production du monde lui-même. La structure de la société est la structure de
la communication. La base concrète sur laquelle s’élève tout ce qui existe dans
la société est la communication. Et l’on ose soutenir que c’est dans la pensée
de Hegel que le monde est à l’envers !
Et si l’on peut dire quand même que les
hommes ont, en toute société, pour première tâche de produire leurs moyens
d’existence, ce n’est pas comme le pensait Marx et mille imbéciles à sa suite,
de boissons, de mangeaille, de couvertures, d’habits ou d’autres trivialités
dont il s’agit, car les hommes ne vivent pas de cela — une fois de plus j’en
appelle à mes frères esclaves salariés qui ont tout cela en suffisance et qui
pourtant vivent si peu — mais de communication, car les hommes ne vivent que de
communication, la communication est le seul moyen d’existence de l’homme et en
toutes sociétés, la première tâche des hommes est de produire cette
communication, sans laquelle ils ne peuvent pas vivre, sinon comme des bêtes ou
des pauvres.
Marx ne peut pas être, comme l’écrit
encore le pithécanthrope Fossaert, l’analyste de sociétés
où la production prendrait une ampleur énorme parce que dans les sociétés
analysées par Marx ce n’est pas la production, au sens où l’entend le
pithécanthrope, qui prend réellement une ampleur énorme mais la
communication, la production de communication. La production au sens où
l’entend l’universitaire racorni est seulement une apparence, simple
moment sans aucune sorte de consistance et de vérité, sans aucune sorte de
réalité. Les sociétés analysées par Marx — et si mal analysées — sont des
sociétés où la communication a pris une ampleur énorme, encore jamais vue dans
l’histoire. Les sociétés analysées par Marx sont des sociétés où la société a
pris une ampleur énorme, où la société a pris enfin sa forme de principe. Et si
Marx a pensé lui-même qu’il était l’analyste de sociétés où la production
prenait réellement une ampleur énorme, tant pis pour lui, il se
trompait. La société n’allait pas devenir une société où la production
prendrait réellement une ampleur énorme pour lui faire plaisir. On se
doute bien qu’elle va encore moins changer aujourd’hui pour faire plaisir à Fossaert ou à Fourastié — qui, avec le plus grand sérieux,
intitule un livre « La réalité
économique » — incroyables fossiles vivants attardés dans la jungle
des récupérateurs de pointe. Même les efforts de Staline et de sa toute
puissante police ou ceux de Mao et de sa non moins
toute puissante police ont été vains pour transformer la société moderne telle
qu’elle est en société telle que Marx se l’imaginait. Partout la société
moderne est demeurée obstinément ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire en
fait toujours aussi peu réelle, toujours aussi menaçante pour tous ses actuels
propriétaires.
Notre société est fondée, comme toute
société, en tous temps et en tous lieux, sur la
communication, mais pour la première fois dans l’histoire elle est fondée sur
l’illimitation de cette communication ou plus exactement sur l’illimitation de
l’aliénation de cette communication. Sa fondation sur la prétendue production
illimitée des biens, sur le travail ou sur la satisfaction de besoins
particuliers ne sont que de pures apparences dans la théorie dominante du
monde. Notre société est régie par la production illimitée de marchandises,
c’est-à-dire sur la production illimitée de communication. Notre société est, plus
que tout autre par le passé, fondée sur la soif de richesse, fondée sur la
soif de communication, car avec la marchandise cette soif ne connaît plus de
bornes et surtout, avec le salariat, si tous ne peuvent pas boire, tous ont
infiniment soif. La production d’un prolétariat moderne n’est pas la production
d’une masse d’affamés, mais d’une masse infiniment assoiffée de richesse, et à
qui tous les moyens d’étancher cette soif sont refusés.
L’idéologie de la rareté
« naturelle », l’idéologie qui veut faire de cette rareté le
commencement de l’histoire et de l’histoire une lutte permanente contre cette
rareté, c’est-à-dire une lutte permanente contre la « nature » est le
couronnement de l’idéologie utilitariste. Sans ce postulat parfaitement arbitraire,
pas de mensonge économique possible.
L’ethnographie la plus moderne mais aussi les récits des anciens voyageurs
ridiculisent cette absurdité. Cette ethnographie et ces récits montrent que les
sauvages ignorent totalement la rareté mais connaissent au contraire une
abondance d’activité sociale, une abondance de communication. Et l’ethnographie
qui prouve cela n’est pas celle de Marshall Sahlins
qui se place du point de vue même de l’économie et veut seulement prouver que
les sauvages travaillent peu, chronomètre en main, mais celle de
Malinovski qui prouve qu’ils ne travaillent jamais, qu’ils s’ingénient
au contraire à trouver des prétextes pour communiquer.
La rareté n’est pas un commencement mais
un résultat, le résultat de l’aliénation objective. La rareté n’est pas rareté
des prétendus « biens matériels » mais rareté de communication,
raréfaction des moyens de communication. La rareté est l’essence même de
l’argent. La rareté des prétendus biens matériels n’est qu’une apparence inessentielle
de la rareté des moyens de communication, de leur raréfaction dans l’argent.
Pour celui qui a de l’argent seul l’argent manque. Pour celui qui n’en a pas,
tout manque comme Marx le notait déjà. On ne meurt pas en réalité de la
rareté de pain sinon en apparence dans l’idéologie de la Croix-Rouge et
des bonnes œuvres. Quand on meurt de faim ou d’ennui, on meurt en réalité et en
vérité de la raréfaction de la communication, douce consolation.
L’idéologie de la rareté — comme
d’habitude il faut chercher à qui le mensonge profite — entend que la
« libération » de l’humanité soit suspendue à l’élimination
préliminaire de cette rareté prétendument initiale, élimination indéfiniment
repoussée, et pour cause, puisque cette rareté est le produit réel de ce monde
de la communication aliénée. Il n’y a d’autre rareté que celle de la
communication au milieu d’une communication infinie mais infiniment éloignée.
La libération de l’humanité ne peut être soumise au préalable de la suppression
de la rareté pour la bonne raison que la rareté n’est pas un préalable, sinon
dans la pensée dominante, mais un résultat. Et comble du grotesque, voici
qu’aujourd’hui l’air et l’eau deviennent rares à leur tour, aussi rares qu’une
bonne bière ou un bon beefsteak. Ô toute-puissance de l’esprit pratique qui
parvient à raréfier les choses les plus abondantes. Si la libération de l’homme
est bien soumise cependant à la suppression de la rareté, ce ne peut être en
tant que cette suppression serait un préalable mais en tant qu’elle est cette
libération même. La rareté est même ce qui rend possible cette suppression,
seul le triomphe absolu de l’argent permet d’envisager la suppression de
l’argent, c’est-à-dire sa réalisation. La rareté n’est pas ce qui
viendrait toujours contrecarrer les projets humains, sinon dans la pensée
dominante, mais au contraire ce qui rend possible la libération de l’humanité
car elle n’est autre que la richesse infiniment aliénée mais cependant réalisée
dans l’infini de l’aliénation.
Ce n’est pas la rareté originelle qui impose
le rôle nécessaire des riches, ce n’est pas la nécessité de nourrir les pauvres
qui motive la richesse et ce monde tel qu’on le connaît, c’est la soif infinie
de richesse des riches qui produit l’aliénation infinie de la richesse, qui
produit la rareté croissante et qui réduit les pauvres à une condition
utilitaire de nécessiteux. Ce n’est pas le souci de la production qui anime ce
monde comme aiment tant à le répéter journaputes et crevursitaires, mais bien la richesse et la soif de
richesse. Ce monde n’est pas productiviste, ce monde est riche. Et ce n’est pas
le souci de « la production » qui anime les riches mais le seul souci
de la richesse, le seul souci de la division infinie du travail. Peu importent
les résultats et les catastrophes pourvu qu’on divise, pourvu qu’on divise à
tours de bras. Les riches montrent bien dans quel mépris ils tiennent la
prétendue production et sa prétendue nécessité par la simple
« qualité » de ce qu’ils font produire par les pauvres. En ce sens,
la thèse de la paupérisation absolue de Marx est absolument juste. Il y a un
accroissement permanent de la rareté. La raréfaction croissante de la
communication et le cortège de ses sinistres apparences sont bien les seules
choses que produit réellement ce monde. Si ce monde est de plus en plus riche,
les gens sont de plus en plus pauvres. Si ce monde est de plus en plus riche en
communication les gens sont de plus en plus pauvres en communication. Mais ils
sont de plus en plus pauvres au milieu du spectacle de la richesse universelle.
En ce sens la thèse de la paupérisation relative de Marx est également juste.
La rareté est la rareté de la richesse, la rareté est la richesse qui existe
comme spectacle universel de la richesse, c’est-à-dire la richesse qui n’existe
plus seulement comme exigence personnelle de quelques riches et de leurs
artistes, comme concept subjectif de la richesse, comme culture, mais comme
concept objectif, pour tous. La pauvreté n’est pas au commencement de
l’histoire, la pauvreté n’est pas un commencement mais un résultat, la pauvreté
n’est autre que la richesse aliénée, l’aliénation de la richesse. Hegel a
suffisamment montré qu’en aucun cas un commencement pauvre ne saurait
donner un résultat riche ! C’est même le point central, je pourrais
presque dire le point unique, de toute la polémique de Hegel avec ses
adversaires positivistes pour qui au contraire le commencement peut être
quelconque.
La communication est le principe du
monde. La communication est ce qui dans le monde agit, ce qui dans le monde est
substance, ce qui dans le monde devient sujet, ce qui dans le monde s’aliène.
La communication est l’activité générique de l’homme, l’activité qui crée le
genre en-soi et pour-soi parce qu’elle est à proprement parler l’activité
du genre c’est-à-dire 1) l’action du genre dans chaque individu
2) la pratique du genre par chaque individu. La communication est
l’essence de l’homme, le premier besoin de l’homme.
Comme l’avait très bien saisi Marx, sans
être toutefois capable d’appliquer cette exigence à son véritable objet, le
principe du monde est pratique. La communication est nécessairement
pratique, la communication est nécessairement communication pratique. Mais
inversement s’il n’y a de communication que pratique, il n’y a de pratique que
de la communication. Marx étend son mérite jusqu’à saisir parfaitement que le
côté actif de ce principe est traité non pas par le matérialisme mais
par l’idéalisme et bien entendu en tout premier lieu par l’idéalisme de Hegel.
Il reproche aussi à juste titre à Hegel de ne pas avoir saisi le côté matériel
de ce principe pratique et d’avoir réduit ce principe à l’activité, non pas de
l’esprit, mais de la simple pensée, de l’esprit dans une tête. Mais si Marx
lui-même saisit parfaitement la nécessité d’un côté matériel du principe
pratique du monde, il est bien incapable d’identifier ce côté matériel et il
est même en net retrait sur Hegel car il est de plus parfaitement incapable
d’identifier le côté actif de ce principe. Il perd totalement de vue — sauf
dans ses écrits politiques — ce côté actif. Malgré le célèbre reproche qu’il
adresse au matérialisme qui abandonne le côté actif à l’idéalisme, Marx
abandonne lui-même ce côté actif à Hegel. Jusqu’à présent, le véritable
théoricien de la pratique, le véritable théoricien de la communication est
Hegel et non Marx. Marx ne fait qu’invoquer perpétuellement la pratique, sans
jamais être capable de la concevoir. Il ne peut ni réellement concevoir le côté
matériel de la pratique comme il le prétend pourtant, ni le côté actif, c’est-à-dire
négatif, spirituel, de la pratique. Si Hegel ne peut concevoir le côté matériel
de la pratique, il en conçoit parfaitement — aussi parfaitement que le permet
sa lacune matérialiste — le côté négatif, le côté spirituel, le côté proprement
actif, en un mot la logique. L’erreur fondamentale de Marx est
d’identifier la pratique avec le travail bestial dont le travail servile serait
la forme aliénée, l’erreur fondamentale de Marx est donc d’identifier le côté
matériel de la pratique avec le côté matériel du travail. Le travail n’est pas
la pratique et la matière du travail n’est pas la matière de la pratique, le
travail n’est pas le principe du monde, le travail n’est pas l’essence de
l’homme, le travail n’est pas l’activité générique de l’homme, le travail
est seulement la matière de la communication, le travail est seulement la
matière de la pratique, le travail est seulement le côté matériel de la
pratique, le travail est seulement la matière sur laquelle opère la
pratique. La communication, le principe du monde, la pratique effective
consistent très exactement dans la division du travail, non pas, certes,
dans la division du travail comme résultat et comme résultat séparé de son
opération, le travail divisé à quoi se trouve réduite la vie du travailleur salarié,
mais bien la division du travail comme opération. C’est cette opération
qui constitue la communication, c’est cette opération qui constitue la
pratique, c’est cette opération qui constitue le principe du monde, c’est cette
opération et son plaisir qui constituent la richesse, c’est cette
opération et son plaisir que se sont réservés les riches de toutes les époques,
c’est de cette opération et de son plaisir que sont exclus les pauvres de
toutes les époques. Avec Hegel, nous appelons esprit cette activité de
division.
La pratique est la pratique de la
division du travail, non pas seulement l’idée de cette division, non pas le
résultat de cette division, mais l’opération elle-même qui comprend l’idée et
le résultat comme ses moments. C’est la division infinie de l’activité, la
suppression infinie de l’indépendance et de l’immédiateté de l’activité qui
constitue la puissance réelle, pratique, de l’esprit. Hegel a donc
raison : le devenir du monde doit être envisagé comme esprit. L’activité
de diviser est la force et le travail de l’esprit, de la puissance la plus
étonnante et la plus grande qui soit, ou plutôt la puissance absolue,
c’est-à-dire la puissance prodigieuse du négatif. Le devenir du monde est le
devenir de cette activité de division, le devenir monde de cette activité. Et
cette activité devient parce qu’elle contient le négatif.
Selon la théorie utilitariste du monde,
de la vie, de l’histoire, dont Marx est, bien malgré lui, un des plus illustres
représentants, la division du travail n’est qu’un moyen pour satisfaire
plus aisément les besoins des hommes, pour produire plus aisément leurs moyens
d’existence, pour lutter plus efficacement contre la prétendue rareté
naturelle. Cette conception est une pure infamie inventée par les riches
modernes afin que les pauvres ne se mêlent pas de parler de richesse. La
division du travail n’est pas un moyen pour satisfaire plus aisément les
besoins des porcs humains, pour produire plus aisément leurs moyens
d’existence. La division du travail est un but. Les hommes divisent le
travail par plaisir ; pour le pur plaisir de cette noble activité. La
division du travail et son plaisir sont le but de l’humanité. Seuls sont des
hommes ceux qui pratiquent cette noble activité, les autres sont des esclaves
ou des bêtes. Les riches de l’ancien régime pouvaient encore afficher
cette vérité d’évidence.
Toute l’escroquerie de l’économie
politique se résume ici. C’est dans la théorie utilitariste que le monde est à
l’envers et non dans la théorie de Hegel comme il est de bon ton de l’ânonner
depuis 100 ans à la suite de Marx. Ce qui dans la théorie de Hegel est le but,
ce qui dans la théorie de Hegel agit, ce qui dans la théorie de Hegel est
premier est aussi ce qui est premier dans le monde, ce qui dans le monde agit,
ce qui dans le monde est le but du monde. Au contraire, ce qui dans le monde
est le but du monde se trouve relégué, dans la théorie utilitariste dominante
du monde, au rang de simple moyen ; ce qui agit dans le monde est ce qui,
dans la théorie utilitariste dominante, n’agit pas mais est réduit à un simple
moyen au service d’appétits cochons et bas qui eux sont censés agir et
commander au monde ; ce qui dans le monde est premier vient en dernier
dans la théorie utilitariste dominante, comme simple accessoire ou conséquence.
Ce qui dans le monde est la base du monde : l’esprit pratique et la
pratique de l’esprit, est tenu par la théorie utilitariste dominante pour une
simple vue de l’esprit de Hegel. Et ce qui est tenu dans la théorie
utilitariste dominante pour la base réelle du monde n’est que pure apparence
utilitariste, trivialité et délire porcins.
L’esprit pratique, la noble activité de
division infinie du travail, la noble activité de communication infinie
constituent la base pratique du monde pratique. Ils constituent la réalité, la
seule réalité et toute la réalité. Il n’y a rien hors de cette opération qui
soit réel. Il n’y a rien qui soit réel et qui ne soit cette opération. Cette
opération constitue toute la réalité du monde et toute la réalité du monde est
concentrée dans cette opération. La division du travail est la seule chose
réelle, la seule chose réellement produite par ce monde, la production du monde
par lui-même ; et la division du travail comme opération est elle-même
cette production, cette auto-production.
Nous ne voulons prouver que ce que
voulaient déjà prouver Hegel ou Breton : que ce qui est tenu pour réel,
pour véritable, par le positivisme — qu’il ne faut pas confondre avec la
science positive car il n’en est que l’idéologie — n’est ni réel ni véritable
mais au contraire le comble de l’irréel et du faux, que ce qui est objectif —
de même que ce qui est subjectif — ne saurait être en aucun cas et d’aucune
manière réel, que l’objet s’oppose radicalement à la chose, au réel, au
sens de Hegel et que c’est seulement à cause d’un scandaleux abus de langage —
les provocantes insanités « réalistes » — qui est perpétré par le
sens courant et positiviste à l’égard de « vérité » et
« réalité » que Breton a été contraint d’utiliser le terme
« surréalité » pour désigner tout simplement la réalité au
sens de Hegel. Ce que Breton tient pour surréel est seulement une
manifestation, dans le cadre de son aliénation générale, de la réalité la plus
réelle, la plus effective, la plus substantielle. Au milieu de toute cette
misère, l’inspiration plaide pour le peu de réalité de ce qui est rêvé
réel par le positivisme somnambulique. Comme le signalait déjà Hegel, l’art
proteste contre le peu de réalité de ce qui est réputé réel par le positivisme,
contre le peu de réalité de l’objet, en infligeant la preuve de la
supériorité en réalité et en vérité de la moindre de ses
« chimères », en infligeant la preuve que l’art est plus vrai que
nature. En un mot, comme l’écrit un de nos correspondants, nous voulons
détruire « la mystification plus ou moins consciemment et valablement
entretenue sur la nature du changement que doit opérer la révolution... ».
La révolution ne peut avoir d’autre but que la réalité sans cesser
d’être la révolution. La falsification générale du concept de révolution n’est
autre que la falsification du concept de réalité. Et il n’y a rien d’étonnant à
ce que le concept ne soit pas quand la chose elle-même n’est pas encore, sinon
comme aliénation. Contrairement à la guerre de Troie, la réalité n’a jamais eu
lieu. L’humanité n’a jamais connu d’autre réalité que celle de l’aliénation. Et
bien entendu, si l’on trouve que ce monde est réel, on trouve aussi que la
révolution est superflue.
Contre le point de vue contemplatif du spectateur
Kant et contre ce même point de vue repris, sous couvert de le combattre, par
ses immondes héritiers matérialistes, matérialo-dialectiques
et matérialo-historiques, Hegel a intangiblement
raison : le processus de la connaissance ne se distingue pas du processus
de création de la réalité, de l’histoire. La réalité n’est pas au commencement
de l’histoire, pas plus qu’à la fin d’ailleurs puisque l’histoire ne saurait
avoir de fin sans cesser aussi d’avoir une existence, mais devant. Le fondement
est un résultat, la réalité est un résultat. Heil
Hegel ! L’histoire marche à reculons, tournée vers son origine qu’elle
veut supprimer, dont elle veut supprimer l’immédiateté et l’indépendance,
qu’elle veut fonder. L’immonde positivisme kantien ou matérialiste
suppose que la matière de la connaissance existe comme un monde tout à
fait achevé, en dehors de la pensée, de la connaissance, de l’histoire, et que
celles-ci n’ont plus en quelque sorte qu’à en prendre livraison. On
reconnaît là tout de suite le point de vue d’épicier de la théorie dominante.
La théorie dominante est poujadiste, c’est bien de la kleine Krämerei. Dans quel but d’ailleurs
devrait-on prendre livraison de cette matière de la connaissance ? Pour en
jouir tranquillement grâce à la retraite à 60 ans ? Quel ennui dans un tel
monde ! Le lecteur reconnaît au premier coup d’œil le monde tel que
doivent maintenant le subir les pauvres, et voit donc d’où provient cette
conception et dans quel but. Pour l’immonde point de vue contemplatif du
positivisme matérialiste et kantien, la réalité est antérieure à l’histoire et
indépendante de l’histoire et donc aussi bien de la pensée. Or la réalité n’est
pas le commencement de l’histoire mais son but. À quoi bon l’histoire
d’ailleurs si la réalité était son commencement. Autant rester couché, ce que,
pour de tout autres raisons, de plus en plus de travailleurs se résolvent à
faire. Contre Hegel, les spectateurs matérialistes — tels Colletti * — soutiennent qu’il faut bien des
présupposés réels à la pensée, à la connaissance, à l’histoire. À cela
nous répondons : certes il faut bien des présupposés à l’histoire, à la
connaissance, à la pensée, mais des présupposés réels, certainement pas.
Pour les immondes spectateurs positivistes la réalité se trouve au commencement
de l’histoire, de la connaissance, de la pensée. Ils confondent avec acharnement
existence et réalité. Si tout ce qui est réel existe nécessairement, tout ce
qui existe n’est pas nécessairement réel, de loin, hélas. Une fois de plus j’en
appelle à mes frères esclaves salariés. Nous savons parfaitement que ce monde
existe, parce que nous en faisons chaque jour la cruelle expérience, et que
pourtant il n’a aucune sorte de réalité. Tout cela est évidemment une question
pratique, une question de position et de but dans le monde. On doit évidemment
se demander qui a « intérêt » à soutenir que ce monde est réel, qui a
intérêt à soutenir que la réalité se trouve au commencement de l’histoire.
Ceux-là mêmes qui ont intérêt à justifier l’injustifiable, tels ces intellectuels
soumis, parties honteuses de la classe dominante, qui doivent justifier les
places injustifiables qu’ils occupent. Pour le positivisme, l’objet est réel et
la réalité est objective. Autant parler de cercle carré. La marchandise inflige
chaque jour un cinglant démenti à cette trivialité. La marchandise est l’œuvre
d’art moderne, l’œuvre d’art du monde, l’œuvre d’art d’un monde. La marchandise
soulève tout. C’est elle qui témoigne aujourd’hui contre le peu de réalité de
ce monde en excédant de toute part les triviales prétentions à la réalité de
l’objet positiviste.
Les spectateurs positivistes sous leurs
variantes kantiennes ou matérialistes entendent aussi confondre avec
acharnement présupposé et commencement. Le présupposé n’est pas le
commencement, seul celui-ci peut se targuer de l’être. Au contraire, le
commencement n’est autre que le commencement de la suppression des présupposés.
Il s’ensuit que les présupposés ne sauraient être en aucun cas cause.
Cela, seul ce qui commence réellement, seul le négatif peut l’être. Ensuite,
l’histoire, la connaissance, la pensée n’ont pas pour but de connaître leurs
présupposés mais bien au contraire de les supprimer. L’histoire n’est pas
l’histoire de ses présupposés mais bien l’histoire de leur suppression. Aussi,
ce ne sont jamais leurs présupposés que rencontrent l’histoire, la
connaissance, la pensée mais seulement elles-mêmes en tant que mouvement pratique,
réel, de suppression infinie de leurs présupposés. L’histoire, la connaissance,
ne sont pas, comme se l’imaginent les spectateurs positivistes, le mouvement impuissant
de la pensée qui ne peut que dire Amen à ce qui existe — il faut se
demander en regardant leurs vies pourquoi ils pensent ainsi — mouvement
impuissant de la pensée qui contemple ce qui lui est extérieur mais
mouvement irrésistible de l’histoire pratique elle-même, de l’histoire qui
supprime pratiquement et à jamais ses présupposés. La connaissance est le
mouvement interne du monde, l’histoire pratique du fondement du monde.
La réalité ne se crée pas, cependant,
selon son concept pour la très simple et très irréfutable raison que ce concept
n’existe pas et que la réalité ne saurait se créer selon quelque chose qui
n’existe pas. Si ce qui existe n’est pas nécessairement réel mais peut
seulement l’être, ce qui n’existe pas ne saurait en aucun cas être réel, agir
sur la réalité. C’est de là que provient le net aspect shakespearien de
l’histoire. Mais il faut soutenir avec Hegel, que seul est réel ce qui existe
selon son concept. Ce point de la doctrine de Hegel doit être intangiblement maintenu par notre parti. Il faut maintenir
que le concept n’est pas un ajout inessentiel à quelque chose qui serait
de toute façon « réel » ou presque, à quelque chose qui se passerait
de notre avis pour être réel. C’est là l’immonde conception du
positivisme. Au contraire, pour nous le concept est le moment essentiellement
pratique par lequel ce qui existe devient réel. Et quelque chose devient réel,
non pas quand son concept, tel que le conçoivent les immondes positivistes,
devient conforme — creusez le mot conforme, je vous prie — à ce qu’est
ce quelque chose mais au contraire quand ce concept existe enfin,
c’est-à-dire quand ce qu’était ce quelque chose est totalement supprimé,
fondé, pratiquement fondé.
Nous nous étions fixé comme but lorsque
nous avons entrepris la rédaction de ce rapport d’en finir avec l’économie.
Nous estimons que c’est chose faite. Nous avons estimé cette tâche d’autant
plus nécessaire et urgente que cette religion moderne sévissait jusque dans les rangs de notre
parti. Elle est d’ailleurs faite tout exprès pour ça. Maintenant, nous pouvons
appliquer à la critique de cette néoreligion ce que
Marx disait de la critique, faite, de la religion. Voici le fondement de la
critique de l’économie : l’homme fait l’économie, l’économie ne fait pas
l’homme. Cet État, cette société produisent l’économie, une conscience du monde
renversée, parce qu’ils sont un monde renversé. L’économie est la théorie
utilitariste générale de ce monde, son compendium encyclopédique, son illogisme
sous une forme impopulaire, son point de déshonneur utilitariste, son absence
d’enthousiasme, sa sanction immorale, son complément trivial, sa raison
générale de consolation et de justification. C’est la caricature fantastique de
l’essence humaine parce que l’essence humaine possède une réalité aliénée. La
lutte contre l’économie est ainsi indirectement la lutte contre le monde dont
l’économie est l’arôme pestilentiel. Tandis que la religion était à la fois
l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère,
l’économie est la falsification de la richesse réelle et la protestation de la
classe dominante contre le goût des pauvres pour la richesse. L’économie n’est
pas l’opium du peuple qui n’en a cure mais la police de idées.
Elle ne peut être la police des idées que pour autant que la police réelle a le pouvoir de l’imposer et d’imposer les valets de plume
qui la propagent. La réfutation de l’économie comme conception illusoire du
monde et de la richesse est une exigence du renversement pratique de ce monde.
L’exigence de renoncer aux illusions sur sa condition est l’exigence de
renoncer à une condition qui a besoin d’illusions pour se maintenir. La tâche
de la théorie qui est au service de l’histoire consiste, une fois démasquée
l’apparence triviale et utilitariste de l’aliénation humaine, à démasquer
l’aliénation dans ses figures réelles, pratiques. La critique de la
poubelle spirituelle de l’utilitarisme se transforme en critique de la richesse
aliénée, en critique de l’aliénation de la richesse. La théorie se change en
force pratique dès que les masses s’en saisissent — et non pas comme l’écrit
malheureusement Marx dès qu’elle saisit les masses, c’est-à-dire dès que la
police s’en saisit après s’être saisie des masses. La
théorie est capable d’intéresser les masses lorsqu’elle argumente ad
hominem, lorsqu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les
choses à la racine. Or pour l’homme, la racine c’est la richesse, c’est-à-dire
la communication pratique. Il résulte de la réfutation de l’économie que la
richesse est l’être suprême pour l’homme. Cette critique aboutit à l’impératif
catégorique de réaliser la richesse, de supprimer toutes les formes de
l’aliénation de la richesse qui ont permis son universalisation sous ces formes
aliénées, cette universalisation seule permettant à la richesse d’exister selon
son concept. Il ne manque plus désormais qu’une chose : que ce concept
existe **.
* * *
Une fois démasquée l’apparence triviale
et utilitariste de l’aliénation humaine, la première tâche de la théorie est
donc de démasquer l’aliénation dans ses figures réelles. Et là tout est à
faire, bien que d’aucuns aient tendance à s’imaginer que tout est fait.
Personne jusqu’à aujourd’hui n’a pu concevoir ni la marchandise, ni l’argent,
ni le capital, personne n’a réussi à démasquer ces figures réelles de
l’aliénation. Tout porte à croire d’ailleurs que cette conception ne peut pas
être l’œuvre de la théorie, mais seulement celle du monde qui renversera ces
choses, que seul un monde qui se conçoit peut renverser ce qu’a conçu un monde.
Ces choses ne sont pas seulement des objets au sens positiviste mais des
catégories, et non pas des catégories de la pensée mais des catégories
effectives du monde, des moments du concept objectif. Aussi la conception de
ces choses n’est-elle plus seulement une question de pensée mais une question
de monde. Par contre l’effort pour démasquer ces choses doit être une exigence
permanente de la théorie d’autant plus si la conception de ces choses se
confond avec leur renversement pratique. Ces derniers temps cette exigence
avait remarquablement faibli surtout si on la compare avec ce qu’elle fut chez
Marx et chez les situationnistes. Il faut bien considérer que de toute façon
aucune théorie ne peut concevoir l’esprit du monde et le monde de l’esprit tant
que cet esprit et ce monde ne sont pas réellement esprit et réellement monde.
L’esprit du monde et le monde de l’esprit ne peuvent être que des exigences de
la théorie après avoir été des exigences de l’art tant que ces choses ne sont
encore que des exigences d’un monde irréel, d’un monde qui n’est pas encore
monde. Au point où nous en sommes, c’est-à-dire après la réfutation de
l’économie, nous savons seulement ce que n’est pas l’aliénation, nous ne savons
pas pour autant ce qu’elle est, non pas dans son principe que nous pouvons
énoncer, mais dans ses figures concrètes que nous pouvons seulement subir.
Remarquons tout d’abord que le mot
« aliénation » est absolument vide de sens hors de la stricte
acception de Hegel. C’est ce qui explique pourquoi il est devenu tellement à la
mode, dans les bouches ennemies, comme mot vide de sens et parfaitement
inoffensif : aliénation par-ci, aliénation par-là, à propos de tout et de
rien, aliénation du consommateur par les produits qu’il consomme, par la
publicité, par ceci, par cela. Il faut appeler les choses par leur nom :
le consommateur, le spectateur, le travailleur ne sauraient être aliénés. Cela, seule la substance dont ils sont privés,
seule la communication le peut. L’aliénation est aliénation de la
communication. L’individu, dans cette aliénation, n’est pas aliéné, il
est pauvre, privé de substance. L’emploi du mot à tort et à travers par
l’ennemi n’a qu’un seul but : empêcher la découverte du concept, et
une seule cause : la faiblesse de notre parti jusqu’à une date récente et
les erreurs de Marx dans l’identification de la substance du monde. Une erreur
dans la conception de la substance est nécessairement une erreur dans la
conception de l’aliénation.
La marchandise sous sa forme la plus
moderne, sous sa forme de spectacle de la communication universelle, est la
marchandise qui ne peut plus laisser de doute sur la nature réelle de la
richesse. La marchandise réfute elle-même, dans le monde, la théorie
utilitariste dominante et confusionniste de la richesse, l’économie. La
marchandise sous sa forme la plus moderne de spectacle achevé révèle enfin ce
qu’il y a de riche dans la richesse et met donc elle-même en échec la théorie
dominante de la marchandise qui s’efforce au contraire de dissimuler ce qu’il y
a de riche dans la richesse. C’est la même marchandise qui révèle ce que l’art
n’a jamais pu révéler : ce qu’il y a de beau dans le beau. Et cela elle le
révèle à tous. La négativité est constitutive de la marchandise et cette
négativité en représente l’aspect authentiquement dialectique. Avec le monde de
la marchandise, la négativité propre à tout ce qui existe est le prélude
nécessaire à sa pleine réalité. Il revient à Marx d’avoir donné un contenu aux abstractions
de Hegel. Mais il n’a pas su faire lui-même la jonction entre ces abstractions
et leur contenu. Les situationnistes non plus. Si Marx parvient à nommer ce
dont parle Hegel, s’il nous montre ce dont nous parle réellement Hegel, il ne
nous montre pas cependant, malgré ses promesses et assertions répétées à ce
sujet, le bien-fondé de ce qu’en dit Hegel et il s’éloigne au contraire de ce
bien-fondé. Marx comprendra immédiatement à quoi se rapporte cette négativité
et montrera que la marchandise est la substance de ce monde. Mais au lieu de
profiter de cette découverte pour approfondir ce que dit Hegel, il demeure
prisonnier du positivisme borné de l’économie politique, ce positivisme qui
plaira tant à Lénine. Marx aurait bien fait de trouver le temps de relire cette
fameuse Logique, comme il en annonce son intention dans une lettre
souvent citée, mais non pour expliquer aux gens, le pédant, le noyau rationnel
de cette Logique, mais pour le
comprendre lui-même.
L’universel que Hegel décèle dans ses étonnantes
expériences spéculatives n’est pas l’universalité d’un esprit spéculatif comme
il le croit mais bien l’universalité de l’esprit pratique, l’universalité de la
communication au temps de la marchandise triomphante. C’est ce qu’ils ont
d’essentiellement historique et pratique qui fait que le ici et le maintenant
échappent à leurs déterminations particulières. L’essentialité qui se révèle
dans le ici et le maintenant aussi bien que dans le je est une universalité pratique et historique et c’est
l’universalité de la communication à l’époque de la marchandise. Ce n’est
évidemment pas cette époque qui fait que cette universalité existe dans le ici
et le maintenant, mais c’est cette époque qui fait qu’elle se révèle
dans la théorie après s’être révélée dans l’art. En démontrant que l’expérience
et la perception sensibles, invoquées par le positivisme impliquent et
signifient elles-mêmes, non pas le fait particulier observé, mais quelque
chose d’universel, Hegel oppose au positivisme une réfutation immanente. La
marchandise impose cette démonstration dans le monde, à chacun, elle impose un
cinglant démenti aux prétentions à la finitude et à la réalité des fameux
« objets » et non moins fameux « biens matériels » du
positivisme. Ce que Hegel nous enseigne, la marchandise nous le montre avec
nécessité. Réalisant dans le monde ce que Hegel rêvait de nous apprendre dans
sa Logique, la marchandise nous montre que la communication est la
substance du monde et elle requiert pour son analyse des concepts qui nient les
concepts traditionnels positivistes.
Il revient à Marx d’avoir voulu — mais
seulement voulu ! n’est-ce pas là une action
qu’il faut appeler mauvaise ? — critiquer Hegel du point de vue de la
pratique. Mais il demeure prisonnier du pragmatisme utilitariste de l’économie
politique. Marx voulut bien considérer la pratique, mais il ne voulut pas
considérer l’esprit. Il voulut bien de la pratique mais il ne voulut pas de
l’esprit, c’est-à-dire du côté négatif de la pratique. Il ne pouvait donc pas
réellement vouloir la pratique car il n’est de pratique que de l’esprit et il
n’est d’esprit que pratique. En dépit des apparences — apparences qui ont fait
les délices de générations et de générations de maîtres d’école de gauche —
Marx ne critique pas Hegel du point de vue réellement supérieur de la pratique
mais du point de vue borné de l’économie. Autrement dit, Marx ne fait que
reprocher à Hegel de n’avoir pas commis la même erreur que lui, de ne pas avoir
confondu la pratique avec le travail borné de l’économie politique. Quand Marx
reproche à Hegel de ne pas connaître d’autre travail que le travail
intellectuel, le travail de la pensée, ce n’est pas pour lui reprocher de
n’avoir pas réussi à concevoir le réel travail de l’esprit mais de ne
pas avoir confondu ce travail de l’esprit avec le travail borné de l’économie
politique. Marx ne fait que manifester par là sa totale incompréhension de ce
qui est réellement en jeu non seulement dans la pensée de Hegel mais dans le
monde. Certes, malgré ses efforts théoriques pour échapper à cette malédiction
théorique, Hegel ne peut concevoir l’esprit pratique autrement que comme
pratique de la pensée et pensée de la pratique, activité de la pensée et pensée
de l’activité et non comme c’est pourtant son intention explicite comme esprit
du monde et monde de l’esprit. Malgré tous les efforts de Hegel, le concept
demeure dans sa théorie un concept dans une tête. Mais au moins
il est capable de concevoir l’esprit pratique dans l’abstrait, comme logique.
Et si l’on doit reprocher à Hegel d’avoir négligé le travail borné, ce ne peut
être qu’en tant que celui-ci est précisément la matière de la pratique et non
en tant qu’il constituerait lui-même cette pratique. Marx se contente d’idéaliser
le travail bestial et borné et s’éloigne de ce fait encore plus que Hegel d’une
conception du travail réel de l’esprit.
Puisque Marx veut bien considérer la
pratique mais ne veut pas considérer l’esprit, puisque Marx veut bien
considérer la pratique mais ne veut pas considérer le côté négatif de la
pratique, Marx ne peut pas véritablement considérer l’aliénation. Il ne peut
y avoir aliénation que de l’esprit, l’aliénation est l’aliénation de
l’esprit, c’est-à-dire de ce qui est proprement négatif dans la pratique. Marx,
de même que les situationnistes, saisit très bien l’importance du concept
d’aliénation chez Hegel car il devient difficile de négliger l’importance de la
chose dans le monde, mais il veut saisir cette importance sans saisir l’importance
de l’esprit. Aussi, de même que Marx n’a fait qu’invoquer la pratique, il ne
fait qu’invoquer l’aliénation sans jamais la concevoir.
Marx avait pourtant réuni les prémisses
d’un raisonnement fort simple mais il n’a pu accomplir ce raisonnement. Il avait
appris de Hegel que les hommes étaient soumis à leur essence aliénée et à nulle
autre chose. Il avait appris de la meilleure économie politique que les
individus étaient soumis à la division du travail. Toute sa vie d’ailleurs Marx
se dresse, comme nous le faisons nous-mêmes, contre cette soumission des
individus à la division du travail. Alors s’il est vrai que les hommes sont
seulement soumis à leur essence aliénée, s’il est vrai que les hommes sont
seulement soumis à la division du travail, la conclusion inévitable est que
l’essence des hommes est la division du travail. Marx ne peut concevoir que la
division du travail est cette abolition, cette suppression qu’il réclame avec
clarté et fermeté « Es handelt sich nicht
darum, die Arbeit zu befreien, sondern
sie aufzuheben ».
Il ne peut concevoir que c’est cet acte d’abolition qui s’est opposé au travail
lui-même, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais d’autre abolition du
travail que cet acte divin que se sont réservé et que pratiquent les riches de
tous les temps. Marx ne peut faire le rapprochement entre ses déclarations
hégéliennes sur l’aliénation de l’activité générique, essentielle des hommes
qui se dresse, réalisée, contre eux et les domine, et cette activité elle-même,
telle qu’elle est dans le monde, comme privilège réel des riches. Si le travail
de l’économie politique n’est pas le travail bestial et borné mais l’horrible
travail « libre », l’horrible travail dénué de tout esprit, de toute
pensée, c’est parce que ceux qui commandent ce travail se sont réservés toute
la pensée, tout l’esprit, toute l’activité de division. La seule question est
donc que cette opposition cesse, que ce qui supprime le travail retourne dans
ce qu’il supprime après qu’il ait acquis par sa longue odyssée tous ses pouvoirs
divins. Marx a parfaitement raison mais pas comme il l’entend :
l’aliénation est bien l’opposition du travail et du travail intellectuel, mais
le travail intellectuel dont il s’agit est en fait celui que Hegel voulait
concevoir, le travail de l’esprit : Staline et Rothschild sont les vrais
intellectuels de ce monde.
Dans les Grundrisse,
Marx n’en croit pas ses yeux quand il dit que tout semble être l’œuvre du
capital, que celui-ci usurpe jusqu’à la créativité du travail. Pour une fois
Marx aurait dû croire ce qu’il voyait. Tout est l’œuvre du capital, la
créativité n’a jamais appartenu au travail mais toujours à sa suppression. Marx
ne peut admettre que le capital est le maître d’œuvre, l’agent, il accuse le
capital d’avoir volé la créativité du travail. Mais le capital n’a rien volé
qui appartînt au travail. La puissance de division n’a jamais appartenu au
travail, le travail ne l’a jamais possédée mais doit au contraire la conquérir.
Il n’y a pas d’exemple connu de société où cette puissance de division ne soit
pas aliénée, éloignée et opposée au travail. La suppression du travail est
l’acte de création par excellence, l’acte de création d’un monde. C’est aussi
pourquoi, comme le remarque Hegel, il ne reste plus de trace de l’outil dans
l’objet fini. L’outil, le travail, ne sont pas l’auteur de cet objet,
mais bien la division du travail à ce moment donné. Telle division, tel objet.
Et cette division laisse — ô combien — sa trace dans l’objet fini, cet objet
fini n’est même que cela, la trace laissée par l’esprit. C’est ce qui explique
le pouvoir de fascination de la marchandise. Considérons par exemple le
fabuleux marché créé de toutes pièces par les calculatrices électroniques. Si
seuls les ingénieurs en avaient acheté, si seuls ceux qui en ont l’usage en
avaient acheté, la production de ces machines aurait été fort restreinte. Mais
c’est une foule d’acheteurs qui se présenta, une foule d’acheteurs qui ne
peuvent faire aucun usage de ces machines. Mais celles-ci sont les produits
d’une fabuleuse division du travail. La collaboration de centaines de milliers
de personnes est nécessaire à l’élaboration de ces minuscules machines. Et ces
minuscules machines ont le pouvoir de cette énorme puissance de division
— la pensée de la NASA ou de Texas Instruments — et comme calculatrice,
comme machine à diviser, et comme marchandise. Ces calculatrices sont
tangiblement de l’esprit pratique sous forme de puissants gris-gris.
C’est à ce titre qu’elles sont achetées par la foule enthousiaste. Mais cet
esprit pratique n’en demeure pas moins l’esprit pratique aliéné, seulement
l’esprit comme spectacle, seulement la pensée de la NASA. L’idéalisme allemand
voulait sauver les hommes de la noyade en les délivrant de l’idée de la
pesanteur. La pensée de la NASA espère guérir les hommes de l’idée de noyade en
les délivrant de la pesanteur.
Certes le travail contient bien le
négatif. C’est seulement parce que le travail contient le négatif comme
apparence que quelque chose comme la communication peut se produire, que
quelque chose comme la suppression de l’indépendance des travaux immédiats peut
se produire. Mais ce négatif, le travail ne le possède pas comme puissance
de division. C’est seulement dans la communication que ce négatif devient
la puissance de division et l’acte de cette puissance ; et c’est seulement
par l’aliénation de cette puissance que ce négatif peut acquérir
1’universalisation propre à l’aliénation de la puissance. Le négatif contenu
dans le travail n’est pas immédiatement puissance, il doit le devenir,
il doit conquérir pratiquement, c’est-à-dire historiquement cette puissance.
Ce n’est pas la communication qui est le
résultat de la pensée, c’est la pensée qui est le résultat de la communication.
La pensée est ce que devient le négatif face à sa puissance aliénée. L’art
possède encore des illusions sur sa puissance pratique. Il est certainement
pratique, il est la pratique de la communication dans la pensée et il recourt
pour cela à des moyens pratiques. Il faut parler de la technique de l’artiste.
La théorie n’a plus aucune des illusions de l’art sur son pouvoir pratique.
Mais elle découvre, c’est-à-dire le monde découvre, la puissance pratique de la
pensée dans le monde. La théorie renonce aux illusions de la communication dans
la pensée quand le monde découvre le pouvoir pratique de la pensée dans le
monde.
Immédiatement, la division du travail
est l’aliénation de ce qu’il y a de négatif, donc de spirituel, dans le
travail. Dans l’opération de la division, du raffinement, de la suppression de
l’immédiateté du travail, ce qui est proprement négatif dans le travail, le
but, devient pensée, pensée de la division. La pensée de la division est
alors ce qui agit dans chaque travail particulier parce qu’il agit aussi
dans tous — c’est la condition de sa puissance — c’est-à-dire dans aucun en
particulier. Ce qui agit dans chaque travail est immédiatement général par
rapport à chaque travail particulier. C’est immédiatement l’action du genre
dans chaque travail particulier. Dans la division du travail, c’est seulement en
apparence — pour l’observateur étranger, pour l’ethnographe — que je
produis tel objet. Je produis en vérité — effectivement — un autre objet,
l’objet d’un autre travail, l’objet du travail de division. Et cela
parce que j’ai déjà effectué en pensée la division du travail, pensée
qui n’est pas seulement mienne quand je m’y prête mais qui est pensée du monde,
mouvement dans le monde de la pensée, pensée que jusqu’à présent, de même que
tous mes congénères, j’ai trouvée toute pensée, effectuée indépendamment de
moi. C’est cette pensée de la division qui agit dans mon travail, c’est mon
genre pratique qui agit dans mon travail qui n’est plus qu’en apparence travail
particulier mais en vérité, effectivement, travail du genre, travail de
l’esprit pratique. C’est ce travail de l’esprit pratique qui constitue à
proprement parler la communication et c’est ce travail de l’esprit qui est le
but réel qui habite chaque travail particulier, ce qui agit réellement
dans chaque travail particulier. C’est aussi le but que poursuit tout homme qui
se respecte.
La pensée est le moment essentiel de l’opération de la division du travail ou plutôt
la division du travail est à proprement parler l’opération de la pensée.
L’histoire commence quand commence la division du travail. L’histoire a donc
bien la pensée pour commencement, ou plutôt elle commence quand commence la
pensée. Cependant, cette pensée n’est pas l’idée hégélienne car elle n’est pas,
tant s’en faut, pensée de l’histoire, mais seulement pensée d’une division
donnée, donc quelconque, trouvée là par ceux qui la réalisent. Et la généralisation
de la communication qui est aussi bien généralisation de la pensée de la
division n’est pas l’œuvre de la pensée mais l’œuvre de son aliénation. Une
fois de plus le souverain Hegel a raison : le mouvement, non pas de la
pensée, mais de son aliénation — qu’il a seulement le tort de personnifier
sous le nom de l’idée au lieu de le concevoir pratiquement — est le démiurge de
ce qui tient lieu de réalité lequel n’est que la forme phénoménale de la
division du travail. Et la pensée dans une tête n’est pas, comme le soutient
Marx, le reflet du mouvement réel dans une tête, mais les ordres impératifs
— sous peine ne mort — que dicte le mouvement réel de la pensée dans le
monde, que dictent Staline et sa police ou l’argent de MM. Rothschild. La
pensée dans une tête est l’action dans cette tête du mouvement réel de
la pensée dans le monde.
Certes, Hegel est tombé dans l’illusion
de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se concentre en
elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut par elle-même mais Marx est
tombé dans celle encore plus grande de concevoir le réel comme le
résultat du travail ! Le réel est le résultat de la suppression du travail
ou plus exactement ce qui tient lieu de réalité est le résultat de l’aliénation
de cette suppression, le résultat de la division du travail qui se concentre en
elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut en elle-même et dans tout ce qui
existe. L’aliénation n’est pas plus l’aliénation du travail que l’aliénation de
l’économie, pas plus que l’économie n’est l’aliénation du travail ou de quoi
que ce soit. L’économie est seulement une version triviale et fantasmagorique
de l’aliénation réelle. L’aliénation n’est pas plus celle de l’idée hégélienne
encore qu’elle en possède toutes les caractéristiques logiques. L’aliénation
est aliénation de la division du travail. L’aliénation est le mouvement
progressif d’indépendance et de généralisation de l’activité de division du
travail et principalement de ce qui dans cette activité est proprement
spirituel, négatif : la pensée de cette division. C’est seulement parce
que cette activité de division contient comme son moment essentiel la pensée de
la division que cette activité peut s’aliéner et ce faisant se généraliser. Ce
n’est pas l’activité productive, telle que la conçoit Marx qui, dans
l’aliénation, s’oppose au producteur, c’est l’action de diviser le travail qui
s’oppose au travailleur. Certes les hommes ne veulent pas l’aliénation mais ils
veulent la communication. C’est la ruse de la raison hégélienne : des
hommes particuliers, en poursuivant l’universel comme un but particulier
permettent aux hommes dans leur ensemble de connaître une communication
généralisée, non pas directement mais dans l’aliénation. En s’éloignant, cette
opération peut aussi se généraliser car elle peut ainsi devenir l’objet de
certains hommes particuliers ou plutôt ces hommes particuliers peuvent devenir
ses objets. Les hommes communiquent et ce faisant ils font leur histoire ou
plutôt jusqu’à présent leur histoire les fait. L’aliénation de la communication
est aussi bien la division du travail par les hommes que le travail de la
division sur les hommes.
Le mouvement de l’aliénation de la
communication n’est autre que le mouvement d’auto-division, d’auto-différenciation, d’auto-publication du monde que Hegel
— toujours lui — décrit dans l’abstrait comme auto-division, auto-différenciation, et auto-spiritualisation de l’esprit.
C’est parce qu’il a lieu sur lui-même, qu’il s’applique à lui-même, qu’il est interne
comme le voulait Hegel, que ce mouvement ne connaît aucune limite externe mais
qu’il est au contraire infini ou que, s’il doit avoir une fin, ce sera aussi
celle de son existence. Si c’est bien l’activité productive du monde qui
s’aliène face à la matière qu’elle travaille, ce n’est d’aucune manière
l’activité productive telle que la conçoit Marx mais bien l’activité qui
produit le monde en produisant l’aliénation et cette activité est la
communication. La communication est l’activité qui produit le monde en
produisant l’aliénation du monde.
Le péché théorique de Marx est de
confondre, en retrait de Hegel, ce qu’il appelle « processus matériel de
production » et qui serait censé selon lui dominer et diriger entièrement
le cours de l’existence humaine, avec le processus réel de production du monde
qui est non pas production particulière et déterminée mais production du
monde. Et ce processus de production du monde n’est autre que le processus
infini de la communication. Le monde est le monde de la communication. La
production du monde est la production de la communication par la communication.
C’est en ce sens que le monde, en accord avec Hegel est ens
causa sui : jusqu’à aujourd’hui l’esprit n’a jamais eu de cause qui ne
soit lui-même : la soif de communication n’a d’autre cause que la soif de
communication, la soif de richesse n’a d’autre cause que la soif de richesse.
Le mouvement d’auto-division du monde qui est aussi bien le mouvement de la
production du monde par le monde est un mouvement interne et dans le cas de
l’aliénation un effondrement interne, sur soi, infini, un auto-effondrement et
non pas le mouvement externe d’un objet par rapport à un sujet intangible. De
ce fait il n’y a aucune limite à ce mouvement du genre de celles auxquelles
pensait Marx, comme le montre parfaitement le développement le plus moderne de
la marchandise. Rien ne peut empêcher la marchandise de s’auto-diviser
indéfiniment, rien sinon l’anéantissement total ou l’intelligence des prolétaires. Si Marx et les
situationnistes ont absolument raison sur le point de l’effondrement nécessaire
de ce monde ils ont absolument tort sur celui de savoir ce qui doit mettre fin
à cet effondrement. S’il est absolument nécessaire que ce monde s’effondre parce
que c’est son mouvement même, il n’est absolument pas nécessaire que
notre parti, le parti de la communication totale, triomphe pour autant. Et
c’est ce qui fonde tous nos espoirs : nous n’avons que faire d’une
victoire nécessaire. Si la victoire de notre parti est une victoire
nécessaire, si la victoire de notre parti est causée par l’effondrement
de ce monde, cette victoire n’est pas la victoire de notre parti mais la
victoire de ce qui la rend nécessaire, la victoire de ce qui la cause. Nous
rejoignons Hegel sur ce point intangible de sa doctrine : l’esprit absolu,
la liberté, ne peuvent se tenir que d’eux-mêmes, ils ne sauraient admettre
aucune cause, ils ne sauraient résulter d’aucune nécessité, d’aucun présupposé,
ils sont la suppression de toute nécessité et de tous présupposés. Si notre
parti triomphe il ne peut le devoir qu’à lui-même ou alors il n’est pas le
parti de l’esprit. Rien ne peut servir de limite à l’auto-effondrement de
l’esprit aliéné, rien sinon l’esprit lui-même, rien sinon l’intelligence des
prolétaires. L’esprit seul peut servir de limite à l’esprit. Nulle autre chose
ne le peut. Même dans le cas d’un anéantissement total de l’esprit, cet
anéantissement aura été l’œuvre de l’esprit. La prétendue croissance économique
n’est que l’apparence, dans la théorie dominante, de la croissance infinie, interne,
de l’auto-division du monde. L’auto-division du monde est la seule chose
que produit réellement le monde. Et le monde nous inflige durement la preuve de
l’intériorité de cette auto-division : il n’y a nul extérieur où
l’on pourrait rejeter la merde de l’esprit aliéné, il faut survivre dedans.
Nous répondrons d’un seul mot aux facéties kantiennes sur la chose en
soi : la chose, mais nous sommes dedans.
Nous ne saisissons pas bien l’intérêt des
doléances de Debord et de Sanguinetti sur le
néo-pain, la néo-viande, la néo-bière. Trente ou quarante pages du Capital
sont déjà consacrées, il y a plus de cent ans de cela, à la falsification du
pain et des aliments destinés aux ouvriers. Voici maintenant que cette
falsification s’étend aussi aux aliments destinés aux classes moyennes, à l’air
que tous respirent, à l’eau que tous boivent. Et alors ? Bien fait. Qu’en
avons-nous à faire ? De quoi se plaignent Debord
et Sanguinetti ? C’est la guerre. Ce paysage de désolation, ces gaz
toxiques, ces radiations électro-magnétiques, c’est
le champ de bataille de la guerre totale de l’esprit pratique. Si Debord et Sanguinetti cherchent à dresser le catalogue de
tous les prétextes qui peuvent servir à une révolte, leur tentative est
strictement dénuée d’intérêt — pour nous — et de plus vouée à l’échec. Et
heureusement, car s’ils pouvaient établir ce catalogue, la police le pourrait
aussi. Mais le prétexte des révoltes est aussi imprévisible que le sont les
révoltes elles-mêmes et c’est tant mieux car elles sont aussi imprévisibles
pour la police. Si Debord et Sanguinetti veulent
simplement dire que les riches fournissent eux-mêmes et de plus en plus de
prétextes de révolte aux pauvres, nous le savons bien et nous en sommes fort
contents. Mais la seule vraie question est que les pauvres ne s’éternisent pas
à ces prétextes quand ils se révoltent — ce que préféreraient les riches — mais
qu’ils en viennent tout de suite aux principes. Or nous savons bien
qu’ils y viennent vite et à chaque révolte et d’autant plus que ces révoltes
sont plus modernes. Et ce n’est pas le fait que les riches fournissent des
masses de prétextes de révolte aux pauvres ou même qu’ils rendent presque
impossible aux pauvres de ne pas se révolter qui peut garantir que ceux-ci en
viennent encore plus radicalement aux principes, mais seulement leur
éducation par le monde, par l’histoire, par l’aliénation de la richesse. Et le
rôle de la théorie n’est pas de souligner les prétextes que les riches fournissent
obligeamment aux pauvres pour se révolter, prétextes qui se signalent
sinistrement et pesamment eux-mêmes, mais bien de souligner les principes
que le monde lui-même met en avant. Il est bien possible qu’une question de
néo-pain ou de plutonium soit le prétexte d’une révolte comme le fut l’absence
de pain en 1789, de la viande pourrie en 1905. Mais si les pauvres se révoltent
parce que le pain manque ou devient immangeable, ils ne se révoltent pas pour
avoir du pain ou du pain mangeable mais pour pratiquer la richesse à la place
des riches. Et si les riches parviennent à confiner cette révolte dans une
question de pain, les pauvres auront peut-être du pain mais sûrement pas la
richesse. Et il est certain que lorsque les pauvres seront riches, ils mangeront
du bon pain à l’occasion. Ce sera pourtant le cadet de leurs soucis d’alors.
Certes, tout va bien parce que le monde va de plus en plus mal. Mais le monde
ne va pas plus mal parce que le pain, la viande, la bière, l’air et l’eau vont
de plus en plus mal, parce qu’il y a de plus en plus de plutonium dans le monde
soit en masses de 6 tonnes soit en quantités diffuses, mais parce que la
communication va de plus en plus mal dans ce monde. Le mauvais pain et le
plutonium dans des mains irresponsables ne sont que purs résultats, pures
apparences inessentielles de ce qui dans le monde est essentiellement mauvais
et va essentiellement de plus en plus mal : la communication, c’est-à-dire
l’aliénation de la communication, le mal historique plurimillénaire. L’existence
de l’humanité tant qu’elle n’est pas fondée est elle aussi inessentielle. Le
plutonium inessentiel peut donc très bien occire l’humanité inessentielle. Et
alors ? C’est la guerre. Qui peut se vanter à la guerre d’être certain de
gagner. L’humanité peut très bien perdre la guerre qu’elle a engagée contre
elle-même. Et qu’en avons-nous à faire, nous, simples mortels. Espériez-vous
donc vivre toujours ? Si le parti de la richesse gagne, il se peut qu’il y
ait coïncidence entre une avalanche de calamités sans précédent et le
triomphe de l’intelligence, mais cette coïncidence est inessentielle, ce ne
sera justement qu’une pure coïncidence. Elle ne peut en aucun cas être la
cause du triomphe de l’intelligence, la merde, fût-elle celle de l’esprit,
ne saurait être la cause de l’intelligence. S’il se peut qu’il y ait
coïncidence entre le triomphe de l’intelligence et un sommet de calamités c’est
seulement parce que ce sommet est la conséquence inessentielle, la pure
apparence, d’un sommet de l’aliénation de ce qui est essentiel, d’un sommet de
l’aliénation de la communication. Il peut aussi y avoir sommet de calamités et
défaite de notre parti, défaite du monde. Parmi toutes les choses laides dans
le monde, la plus laide est la communication aliénée elle-même ou plutôt toutes
les choses laides particulières ne sont que les apparences inessentielles de la
chose laide par essence et fondamentale : la beauté du diable de la
communication aliénée. Ce ne sont pas les calamités particulières qui éduquent
notre parti, au contraire puisqu’elles sont autant de prétextes pour les
gémissements des degauches, mais seulement ce qui
les cause. Et notre parti ne peut tirer cet enseignement que s’il ne
s’arrête pas aux apparences mais sait remonter aux causes essentielles.
L’échec de ce monde ne consiste pas,
sinon en apparence dans la pensée dominante et donc en apparence dans la pensée
des situationnistes où domine cette pensée dominante, dans son incapacité à
produire du pain mangeable et à maîtriser ses ordures, mais dans son incapacité
à réaliser la communication. L’échec qualitatif de ce monde ne réside
pas, comme l’écrivent Debord et Sanguinetti, dans la
mauvaise qualité des marchandises et la prolifération des ordures, simples
manifestations spectaculaires de l’aliénation, mais dans son impuissance à
réaliser le qualitatif, dans son impuissance à réaliser la communication. Seule
l’invention par le monde du concept de la communication peut faire échec
à l’aliénation de la communication, à l’irréalisation croissante de la communication
marchande. Le but du monde est de donner une forme communicable au principe de
la communication, une forme de monde au principe du monde. Quoi de plus juste
que les cordonniers soient enfin les mieux chaussés ? Si les pauvres
veulent cesser d’être pauvres, si les pauvres veulent devenir praticiens, ils
devront devenir théoriciens. C’est la seule chose à laquelle ils ne soient pas
contraints et à laquelle rien ne saurait les contraindre, au désespoir de tous
les maîtres d’école de gauche.
Seule notre conception de la
communication permet de respecter le principe hégélien de l’histoire. Si
l’histoire existe, elle a un principe et un seul. Si le monde doit avoir une
histoire et si l’histoire doit être l’histoire du monde le monde doit avoir un
principe et un seul. Si la communication est seulement quelque chose à côté
de ce qui dans le monde est essentiel ou important ou encore quelque chose qui
doit seulement avoir lieu après que l’humanité ait réglé ses
prétendument si importants problèmes alimentaires — demain on rase gratis —
alors d’où viendra qu’un jour on communiquera, d’où vient qu’un jour on ne fera
que communiquer ? Si avant, c’est le règne de l’économie, ou bien
le règne de l’économie partagé avec celui de la communication partielle, de l’art,
de la philosophie, pourquoi un jour cela sera seulement le règne de la
communication ? Si maintenant, c’est le règne de l’économie alors
d’où peut venir l’intelligence nécessaire aux pauvres pour renverser ce monde
de l’économie ? Si maintenant c’est seulement le règne de l’économie d’où
est donc venu l’esprit des situationnistes, d’où ont-ils tiré leur
science ? Si autrefois et maintenant, c’est le règne du noir, d’où peut
venir que demain ce peut être le règne du blanc ? Tandis que si maintenant
et depuis toujours c’est le règne de blanc aliéné on comprend parfaitement que
demain ce puisse être le règne de blanc. Si maintenant comme depuis toujours ce
n’est pas le règne prétendu de l’économie ou de ce que l’on voudra mais le
règne de la communication aliénée, c’est-à-dire depuis toujours le règne de la
communication, l’histoire de la communication, le monde de la communication,
alors on voit très bien d’où peut venir l’intelligence des pauvres et surtout
les pauvres le voient mieux que personne. Si maintenant et depuis toujours
c’est en vérité le règne de l’esprit aliéné, c’est-à-dire le règne de l’esprit,
l’histoire de l’esprit, le monde de l’esprit, on voit parfaitement comment un
jour les hommes peuvent avoir eux-mêmes de l’esprit.
Marx ainsi que les situationnistes
demeurent dualistes sur ce point, on peut même dire schizophrènes théoriques.
Le monde comprend deux parties, celle triste et nécessaire de l’économie et
celle très réduite mais belle de la liberté. Et c’est en réduisant peu à peu la
place prise par l’économie que l’on pourra peu à peu augmenter celle de la
liberté. Quelle triste cuisine !
Or Hegel, l’ethnographie la meilleure,
le monde le plus moderne répondent : cela a toujours été construction
de situation, communication, richesse, mais dans l’aliénation. Tout le
reste n’est qu’apparences inessentielles telle la vie à laquelle se réduit
celle des travailleurs par exemple. L’essence du monde, l’acte et la puissance
qui engendrent le monde comme monde, ont toujours été, de tous temps et en toutes
sociétés, communication, construction de situations, suppression du travail,
utilisation du travail pour communiquer, utilisation de la suppression des
besoins à fin de communication, tout cela dans l’aliénation évidemment. De tous
les temps il y eut dans le monde communication aliénée, donc communication
tout de même et non pas les balivernes économiques, et non pas confiture
pour hier, confiture pour demain et jamais confiture pour aujourd’hui.
Tout, dans le monde, est question de
communication. Il n’est rien dans le ciel et sur la terre qui ne contienne la
communication. La portugalisation n’est rien
d’autre que l’irruption de la question de la communication là où l’on n’attend
généralement — il faut se demander qui attend — que les plates et fallacieuses
questions économiques. Le combat des pauvres modernes porte nécessairement sur
la communication. La communication aliénée dominante ne peut être combattue et
renversée que par la communication tandis que l’économie, si elle existe, ne
peut être renversée que par une autre économie. Le combat des pauvres, le but
des pauvres, l’arme des pauvres n’est la communication que parce qu’ils ont à
combattre contre la communication aliénée, parce qu’ils ont à combattre directement
leur véritable essence aliénée.
On ne voit vraiment pas pourquoi le but
et l’arme des pauvres seraient la communication s’ils devaient combattre
l’économie, ou un tigre de papier, ou tout ce qu’on voudra, si ce qu’ils
combattaient était seulement la production aliénée de leurs moyens d’existence,
s’ils devaient se réapproprier cette production aliénée seulement pour passer à
autre chose de plus noble ensuite ou même plus trivialement encore pour se
contenter de faire correspondre la production et les besoins, vieille tarte à
la crème utilitariste. Si la lutte des pauvres modernes est seulement pour
supprimer l’indépendance de l’économie, pour supprimer la domination des hommes
par quelque chose qui s’appelle « économie » et qui est « la
production sociale de leur existence », quelle triste chose. Au mieux on
pourra travailler un peu moins, pêcher le matin, chasser l’après-midi et faire
de la théorie le soir. Comme tout cela est triste et de peu d’intérêt ! On
comprend d’ailleurs que les travailleurs fassent la grève des illusions quand on
prétend leur parler de ces tristes choses tout juste bonnes pour des petits
profs de gauche. Si maintenant il s’agit de s’emparer de ce qui fait le
privilège réel des riches et qui dans leurs mains n’est presque pas un
privilège puisque la communication les pratique plus qu’ils ne pratiquent la
communication, c’est tout autre chose.
Les pauvres — de même que les riches,
d’ailleurs — ne sont pas confrontés à l’économie mais à la communication
aliénée. Les pauvres n’ont pas à combattre l’économie mais la communication
aliénée. Ce n’est pas aux dures nécessités de l’économie que les pauvres, quand
ils se révoltent, comme au Portugal, ont affaire mais à la communication
aliénée. C’est elle qui les écrase mondialement et non la prétendue
économie et ses prétendues nécessités. Les propriétaires de ce monde ne sont
pas les propriétaires de l’économie mais les propriétaires de la communication,
autant que l’aliénation de celle-ci le leur permet ! Le monde moderne
révèle lui-même, au grand dam des riches actuels, pourquoi les pauvres sont
pauvres, ce qui fait que les pauvres sont pauvres, ce qui manque aux
pauvres pour être riches. Ce monde révèle lui-même malgré la propagande
économique et léniniste, malgré la propagande écologiste des degauches, ce qui manque dans ce monde du manque, ce dont
les pauvres sont privés et totalement privés. Et malgré les apparences,
ce n’est pas de pain non falsifié, d’air pur, de moutons sur le Larzac dont les
pauvres sont privés. Les pauvres ne sont pas pauvres parce qu’ils sont privés
de dessert utilitariste par la méchante économie mais parce qu’ils sont
totalement privés de communication, totalement privés de tous moyens de
communication. La vie quotidienne est la vie totalement privée de
communication. (La revue de merde Autrement, qui veut observer le
changement social et le provoquer, annonce fièrement « d’autres façons de
vivre le quotidien », d’autres façons, donc, de subir le rien.
Fumiers, ça ne durera pas toujours.) Et les pauvres ne sont pas privés de
communication parce que la méchante économie ne leur laisserait pas assez de
temps pour communiquer au Club Méditerranée, dans les maisons de la culture,
dans les municipalités de gauche et dans les usines autogérées, mais parce que
la communication est totalement aliénée, totalement réalisée hors d’eux
et contre eux dans l’aliénation, comme État et comme marchandise, comme
spectacle achevé de la communication mondiale.
Les ethnographes s’imaginent
généralement que l’observation des sauvages leur donnera des renseignements sur
leur pauvre propre vie et sur la vie de leurs contemporains. Selon la solide
tradition d’inversion de la réalité qui sévit dans la pensée dominante, ils ne
font là encore que considérer les choses à l’envers. C’est seulement la société
la plus développée qui peut permettre de comprendre la moins développée car
l’histoire existe et le principe de la société la plus développée est
nécessairement ce qu’est devenu le principe de la société la moins
développée. Ensuite, si c’est seulement dans la société la plus moderne que ce
qui existe et agit depuis des millénaires prend la forme d’une idée, c’est
parce que c’est dans ce monde le plus moderne que ce principe prend enfin une
forme de principe. Ce ne sont pas les sociétés primitives qui interrogent les
idées de la société la plus moderne, qui interrogent le marxisme et la
psychanalyse, mais le monde moderne et ce qui dans ce monde moderne est le plus
moderne, le parti de la communication totale, qui interrogent tout ce qui
existe, donc aussi bien les sociétés primitives que le marxisme ou la
psychanalyse. C’est encore ce qu’il y a de plus moderne dans le monde moderne
qui interroge aussi, par la même occasion, les débris confusionnistes qui
défient « le pouvoir » depuis leur chaire de sociologie ou depuis le
faubourg Saint-Germain. Le jugement du monde est le jugement de l’histoire.
L’observation des sociétés archaïques de même que l’observation historique
(historiographie) de tout ce qui précède notre époque ne peut que servir de pierre
de touche aux idées de la société la plus développée mais ne peut jamais
lui « fournir » des idées nouvelles qui lui viendraient en quelque
sorte du passé et seraient demeurées secrètes, tout armées et en quelque sorte
congelées pendant des millénaires comme les mammouths de Sibérie. Ce sont les
yeux modernes des meilleurs ethnographes ou historiographes qui leur
permettent de voir ce qu’ils voient et cela parce que 1) ces sociétés
anciennes ont le même principe que la société moderne ; 2) ce
principe atteint enfin sa forme de principe dans la société la plus moderne.
L’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. Si une idée de
la société moderne n’est pas vérifiée dans les sociétés anciennes, c’est parce cette
idée est fausse, fausse non seulement en ce qui concerne les sociétés
ancienne mais fausse surtout en ce qui concerne la société la plus moderne. Si
une idée de la société la plus moderne ne se révèle pas aussi comme un
principe des sociétés plus anciennes c’est parce que cette idée n’est pas non
plus un principe pour la société la plus moderne.
Ce n’est pas de chance pour la racaille crevursitaire ou journapute qui
tire argument de ce que la théorie de Marx ou du moins certains points de cette
théorie ne s’appliquent visiblement pas aux sociétés du passé pour conclure que
visiblement l’histoire n’existe pas, l’histoire au sens moderne de Hegel et de
Marx, l’histoire d’un seul principe, puisque les principes de notre société,
censés avoir été découverts par Marx, ne s’appliquent pas à d’autres sociétés.
Ce n’est pas de chance car ce n’est pas l’histoire qui n’existe pas, c’est la
théorie de Marx qui est fausse. Les points de la théorie de Marx qui ne
s’appliquent pas aux sociétés passées ou sauvages sont tout simplement faux et
cela parce que l’histoire existe. On comprend que des crevursitaires
ou des journaputes préfèrent admettre que la théorie
de Marx est vraie sur les points particuliers généralement les plus faux plutôt
que d’admettre la vérité sans cesse confirmée du point central de cette théorie
qui est que l’histoire existe. D’autres, dans le même but, affirment que la
théorie de Marx fut vraie pour l’époque de Marx mais ne l’est déjà plus
aujourd’hui. Mais ce n’est toujours pas de chance, si la théorie de Marx ne
s’applique visiblement pas à notre monde, c’est tout simplement que la théorie
de Marx était déjà fausse du temps de Marx et pour le temps de Marx, car notre
monde et le monde de Marx sont le même monde dans lequel devient le seul
même principe. Aussi, si la théorie de Marx, du moins certains points, ne
s’appliquent pas à notre époque cela signifie qu’ils ne s’appliquaient déjà pas
à l’époque de Marx.
Ainsi, pour le crétin Bredouillard — aujourd’hui quel est le néo-universitaire
qui ne se pique pas de critiquer l’économie, de critiquer Marx, voire même de
critiquer les situationnistes — « la critique de l’économie politique est
terminée en substance ». Cette critique est tellement bien terminée que le
crétin croit que, même si visiblement l’économie n’existe pas chez les
sauvages, ni comme théorie, ni comme chose, elle existe chez nous, non
seulement comme théorie, mais comme chose. D’ailleurs le monde aurait changé de
principe depuis Marx. L’économie serait seulement le principe du monde du temps
de Marx. Aujourd’hui le principe nouveau du monde serait la logique du signe ou
bien encore l’économie politique du signe, « nouvelle phase de l’économie
politique » qui n’avait pas encore pris du temps de Marx toute son
envergure ; en vérité bredouillis informe, spécialité universitaire du con,
évidemment. Mais si l’économie n’est visiblement pas le principe du monde
d’aujourd’hui et visiblement pas celui du monde des primitifs, cela ne vient
pas de ce que le monde a pour habitude de changer de principe au gré des
universitaires. Cela provient de ce que l’économie
n’a jamais été le principe du monde, ni aujourd’hui, ni du temps de
Marx, ni du temps des primitifs. Et bien entendu, le monde est encore moins
sémiologique aujourd’hui qu’il ne fut économique du temps de Marx. Tout cela
n’est que bredouillis d’intellectuel soumis. Enfin selon le crétin, les
situationnistes se trompent car ils refusent de choisir entre la marchandise et
le spectacle. Au contraire ils s’entêtent à souligner le côté spectaculaire de
la marchandise, ils s’entêtent à affirmer que ce monde est dominé par la
logique de la marchandise — plutôt que par la logique de Bredouillard
ou par la logique de l’économie — ils s’entêtent à demeurer fidèles à la classe
prolétarienne. Le crétin croit également que le fantasme de la production et de
l’utilité hante l’imaginaire révolutionnaire, qu’aucune révolution ne saurait
se placer sous un autre signe que celui-là, qu’il est tout entier repris à son
compte par la révolution, que partout l’homme a appris à se mettre en scène
selon le schème de la production, que toute théorie révolutionnaire s’élance de
« la genèse dialectique des modes de production » — dialectique dans
une telle bouche est un mot vide de sens. Mais très vite il nous rassure, bien
malgré lui, puisqu’il confesse qu’un Deleuze, spécimen des zoos intellectuels
de Vincennes et Bologne réunis, ou le grotesque et immonde Tel Quel constituent
pour lui le nec plus ultra de la « contestation radicale » du
« système ». On voit donc de quel imaginaire révolutionnaire, de
quelle révolution, de quels révolutionnaires, de quels hommes et de quelle
théorie révolutionnaire il s’agit.
La plupart des pourfendeurs académiques
de Marx, ces intellectuels soumis qui annoncent périodiquement que la pensée de
Marx est fausse et dépassée mais sans jamais dire pourquoi et par quoi sinon
qu’ils ont justement une petite trouvaille universitaire ou journalistique à
placer telles récemment les néo-putes intellectuelles du gauchisme repenti,
tirent argument de cette affirmation jamais étayée pour conclure qu’il n’y a
aucun espoir pour ce monde. Le vrai mot de l’affaire est seulement qu’ils
espèrent se sentir moins malheureux et moins cocus du fait de leur misérable
vie de chiens couchants s’ils peuvent se persuader et persuader le monde par la
même occasion que celui-ci est aussi désespéré et aussi soumis qu’eux. Or c’est
seulement parce que Marx se trompe que tous les espoirs sont permis, ceux de
Marx évidemment. Quel malheur pour le monde en effet si ce triste monde
était aussi irrémédiablement triste qu’il l’est dans la théorie sociale
de Marx. Tous les espoirs sont d’autant plus permis que Marx se trompe sur la
nature de notre monde bien plus encore que sur la nature des mondes passés,
parce que notre monde, s’il est celui qui a produit par l’intermédiaire de sa
classe dominante le mensonge utilitariste de l’économie sur la nature du monde,
est aussi le monde qui dément le plus, de tous les temps, la nature
utilitariste, économique du monde. C’est parce que le principe de la
communication qui est le principe éternel du monde est dans notre monde plus
près qu’il n’a jamais été de sa forme de principe — heil
Hegel ! — qu’il est aussi le plus près d’être capable de démentir toute
sorte de mensonge à son égard. Non seulement la communication est le principe
de notre monde mais il est encore plus visiblement ce principe qu’il ne le fut
jamais par le passé. Le monde le plus moderne est régi par le même principe que
les mondes les plus anciens et non pas par les principes utilitaristes
proclamés par la morale dominante à destination des pauvres, pas plus que par
les « principes » bredouilliques vomis
chaque semaine par la sous-merde universitaire. Le monde moderne a, comme les
mondes les plus anciens, pour unique but et pour unique principe la richesse et
la richesse dans le monde moderne — la richesse telle que la connaissent et que
la pratiquent les riches et non pas la richesse telle que pensent la connaître
les pauvres qui croient encore ce que les riches leur disent de croire à propos
de la richesse ; ce genre de pauvres ne se trouve plus guère que dans les
universités — a le même principe que la richesse dans les mondes les plus
anciens. Et c’est seulement le monde le plus moderne qui peut permettre de
comprendre la richesse — et donc de la réaliser — car c’est seulement dans le
monde moderne que la richesse prend la forme d’un principe.
Seule notre conception de la
communication permet de dire pourquoi les gens ne peuvent pas communiquer. Si
la communication est seulement quelque chose à côté de ce qui dans le
monde est essentiel ou important ou encore quelque chose qui doit seulement
avoir lieu après que l’humanité ait réglé ses « si
importants » problèmes de survie, alors qu’est-ce qui empêche les gens de
communiquer tout de suite ?
Assurément rien. Si communiquer c’est seulement parler — de quoi
d’ailleurs, là est toute la question — si communiquer c’est seulement faire
bla-bla devant quelqu’un d’autre qui fait aussi bla-bla ; alors qu’est-ce
qui empêche les gens de communiquer tout de suite ? Assurément rien.
C’est précisément le fait que rien n’empêche les gens de communiquer si
la communication doit être cela qui prouve par l’absurde que la communication
n’est pas cela. La communication est évidemment pratique et le contenu
de la communication est lui-même éminemment pratique. Les situationnistes ont
fait dans leur vie l’expérience amère, telle que la relate Debord
dans ses films « Sur le passage... » et
« Critique de la séparation », que là où l’on ne peut supprimer de
travail on ne peut pas non plus construire de situation. Et si les gens ne
peuvent pas communiquer c’est parce que les moyens pratiques de cette
communication sont réellement aliénés, éloignés hors de leur portée et les
dominent. Puisque rien ne m’empêche d’adresser la parole à quiconque
dans la rue et que cependant cela est strictement impossible, sauf pour
demander l’heure ou lors des tremblements de terre et des catastrophes, ce qui
rend cette chose impossible est donc un manque de moyens et un manque
de contenu. Rien n’empêche les gens de communiquer si ce n’est le manque de
moyens, qui sont pratiques, et le manque de contenu, qui est pratique
également. Et si ces moyens et ce contenu manquent, ce n’est pas parce qu’ils
n’auraient pas encore été inventés par l’humanité, par l’histoire, c’est au
contraire qu’ils ne sont que trop inventés, qu’ils n’existent que trop. Ils
existent comme totalement développés mais totalement développés dans
l’aliénation. S’ils manquent, c’est parce qu’ils se sont éloignés et qu’ils ont
drainé avec eux toute possibilité de communication. Un effort de
volonté, une cure psychanalytique sont strictement impuissants à changer quoi
que ce soit à cet état de fait là où seuls des moyens pratiques et un contenu
pratique peuvent permettre de communiquer. La communication n’est pas une vue
de l’esprit, une affaire de psychologie mais une affaire pratique, une affaire
de monde. La communication totale présuppose la suppression totale des moyens
aliénés de la communication, comme momentanément lors des tremblements de terre,
lors des guerres, etc. La communication totale ne peut tolérer l’existence
concurrente de ces moyens aliénés qui sont son antithèse pratique. Les
moyens de communication totalement aliénés sont précisément la communication
totale mais la communication totalement aliénée. Si la communication est
totalement aliénée, c’est-à-dire réalisée totalement mais réalisée dans
l’aliénation totale, elle ne peut être totalement réalisée ailleurs et
totalement réalisée ici, entre nous. L’État et la marchandise communiquent
pour vous. L’État et la marchandise divisent pour vous.
Il faut appliquer à l’aliénation la
distinction que Hegel applique au concept — le concept au sens de Hegel
évidemment — la distinction entre aliénation subjective et aliénation
objective. De même que le concept hégélien l’aliénation comprend deux
moments : l’un est l’aliénation de toute la puissance de division du
travail et de toute l’activité de cette puissance dans une personne. Ce sont
l’État et la hiérarchie. Le second est l’aliénation de toute la puissance de
division et de toute l’activité de cette puissance dans une chose. Ce sont la
marchandise et l’argent. L’État et la marchandise sont les figures concrètes de
l’aliénation de la division du travail. L’État et la marchandise sont les seuls
moyens de communication qui soient aujourd’hui. Ce que l’on peut proprement
appeler moyen de communication n’a donc rien à voir avec les fameux média,
radio, télévision, presse, si chers aux journaputes
et crevursitaires.
Si l’on applique à une Encyclopédie
des apparences la division tripartite de la Logique de Hegel :
être, essence, concept, le plan de cette encyclopédie doit être dans ce
cas : I. La matière, il ne faut pas confondre le présupposé et le
commencement, la réalité et l’existence ; on peut dire du hasard ce que
Parménide disait du néant : si le hasard existe, il n’est plus le
hasard ; II. Le travail, comme première suppression de la
matière ; le travail contient le négatif comme apparence ; Pavlov
montra que le chien peut confondre un gigot et une sonnette, l’histoire montre
que Pavlov confondait Staline avec la dictature du prolétariat ; III. La
communication comme suppression du travail et comme seconde suppression de
la matière ; 1) Aliénation subjective de la division du
travail ou hiérarchie : chefferie, État ; l’activité de division et
sa puissance s’éloignent dans une personne et sont soumises aux limites de
cette personne ; 2) Aliénation objective de la division du
travail ou échange ; l’activité de division et sa puissance s’éloignent
dans les choses indépendamment de la pensée d’une personne déterminée et donc
libérées des limites de la personne ; la pensée de l’activité de division
existe indépendamment de la pensée d’une personne et peut donc s’éloigner
indéfiniment ; a) Échange archaïque, l’activité de division
s’éloigne comme pensée des choses en tant que règles d’échange, tabou, mythe et
demeure encore soumise à l’aliénation subjective dans une personne qui lui
conserve ses limites ; b) Marchandise, l’activité de division
et sa puissance s’éloignent comme argent ; universalisation de
l’échange ; la division du travail connaît encore les limites que lui
imposent les États et exploiteurs locaux ; c) Salariat, la
division du travail devient infinie car les commerçants s’emparent eux-mêmes de
l’exploitation du travail ; la division du travail révèle en renversant
toutes les limites son essence infinie ; spectacle
de la communication universelle ; aliénation totale ; la
communication universelle réalisée comme spectacle révèle ainsi dans le monde
ce que Hegel révélait dans la spéculation ; mercantilisation
de l’État et étatisation de la marchandise ; triomphe de l’esprit comme
esprit du mal ; triomphe de l’homme comme ennemi de l’homme, Melmoth, Maldoror ; 3) Communication
totale, l’activité de division et sa puissance retournent dans ce qu’elles
divisent et fondent ; la division universelle et infinie du travail aux
travailleurs ; regardez la Commune de Paris, c’était la communication
totale ; proclamation du monde ; la réalité — c’est-à-dire la
fondation de l’univers, la suppression totale de la matière, la suppression
de tout ce qui existe afin que rien n’existe plus que médiatisé —
devient la principale aventure humaine ; on mange à nouveau du bon pain et
l’on peut boire à nouveau de la bière honnête ; triomphe de l’esprit
pratique ; réalisation de l’art et de la philosophie ; apothéose de
Hegel ; le seul but de l’homme est que tout existe selon son
concept, c’est-à-dire qu’existe le concept de tout ; poursuite infinie de
ce concept infini ; le concept est ce qui est libre.
* * *
La richesse est une activité. Tant que
l’on croit au boniment de l’économie politique , tant
que l’on croit que la richesse consiste dans les produits du travail, on s’ôte
tous les moyens de comprendre quoi que ce soit à la richesse. Les produits du
travail, les fameux besoins qu’ils sont censés satisfaire ne sont les uns et
les autres que pure matière à communication. Les besoins et les produits qui
les satisfont sont soumis totalement à la communication, aujourd’hui à
la communication aliénée, un jour peut-être à la communication totale.
Aujourd’hui les capitalistes et les hommes d’État apportent eux-mêmes la preuve
de la soumission totale des besoins et des produits du travail à la
communication aliénée par le mépris avec lequel ils traitent ces besoins et ces
produits affirmant à chaque instant que seuls comptent pour eux la
communication aliénée, l’argent et son accroissement interne infini,
l’accroissement infini de la division du travail, l’essor infini de l’esprit
pratique. Mais dans la communication totale les besoins et les produits
destinés à les satisfaire seront encore plus soumis à la communication dans la
mesure où ils y seront soumis sciemment. Le raffinement infini des besoins sera
la seule matière de la communication, de la construction des situations. Tel
raffinement sera choisi en fonction de telle construction de situation et non
l’inverse, et non telle division du travail, tel ou tel produit du travail pour
satisfaire tel besoin trivial, comme cela se passe dans la théorie
utilitariste dominante et seulement là. Il faut s’attaquer
au corollaire de ce boniment : le capital serait la source de la
richesse, proposition qui a déchaîné la colère de générations de marxistes. Non
le capital n’est pas la source de la richesse. La source de la richesse, la
matière de la richesse, est le travail. La raison pour laquelle le capital
n’est pas la source de la richesse est très simple et absolument irréfutable.
Le capital ne peut pas être la source de la richesse parce que le capital
est lui-même la richesse. Marx insista suffisamment sur le fait que le
capital est un rapport social. Le capital est une forme aliénée déterminée du
rapport social fondamental, une forme aliénée déterminée de l’opération de division
infinie du travail, une forme aliénée de la communication. La richesse ne peut
consister dans le travail ou dans ses produits mais seulement dans la
suppression de la source, de la matière de la richesse, seulement dans la
suppression du travail. Une fois de plus nous sommes d’accord avec Hegel. Ce
qui compte n’est pas la source elle-même, l’origine, mais sa suppression, la
suppression de son indépendance et de son immédiateté, son fondement. Ce
n’est pas le travail qui fonde la richesse, c’est la richesse qui fonde le
travail. Et dans un monde où la richesse est opposée au travail, le travail
n’a plus aucun fondement, ou plutôt son fondement lui fait face. Le malheur du
monde consiste justement dans l’aliénation, dans le fait que la source de la
richesse, la matière de la communication, et la richesse, la communication,
soient séparées et opposées, de plus en plus séparées et opposées. Dans ce
malheur, le bonheur de notre époque est que cette séparation et opposition
soient achevées. Plus aucune parcelle de richesse, plus aucune parcelle
d’activité de division, n’appartiennent au travail. Plus la moindre parcelle de
richesse dans la source de la richesse. La suppression de la source de la
richesse est achevée comme nature de la richesse. Là encore nous sommes
d’accord avec Hegel : l’extériorisation de l’esprit est nature. La
nature essentielle de la richesse s’étale sous les yeux d’une humanité
absolument pauvre, et elle s’étale avec tous les caractères redoutables que
l’économie politique a toujours prêtés à la nature à laquelle sont
censés être confrontés les sauvages. Le concept de la richesse est objectivement
réalisé et achevé. Le monde le pense objectivement pour une humanité
absolument pauvre et là encore nous sommes pleinement d’accord avec la
distinction que fait Hegel entre concept objectif et concept subjectif. Nous
constatons toujours mieux que Hegel nous parlait bien de notre monde. Le
concept de richesse n’existe plus seulement subjectivement pour quelques hommes
d’État et pour quelques marchands, comme concept subjectif, comme culture.
Canjuers et Debord ont raison dans leurs Préliminaires,
la société capitaliste moderne n’a pas de culture parce qu’elle n’en a pas
besoin et c’est tant mieux. Le concept de richesse existe objectivement pour
tous les hommes. Notre époque est celle qui a la chance de connaître le concept
objectif de la richesse, le spectacle de la richesse universelle, car elle a le
malheur d’en connaître tous les moyens pratiques dans toute l’étendue de leur
aliénation, la division mondiale et infinie du travail par l’État et la
marchandise. Elle est capable de résoudre cette question car elle est capable,
enfin, de se la poser et bien entendu pas seulement dans la théorie. Elle peut
exiger la richesse dans la théorie parce que la richesse est devenue une
exigence du monde dans le monde.
Il revient à l’I.S. d’avoir formulé pour
la première fois un concept pratique de la richesse. Elle parvient à concevoir
la richesse comme richesse de la communication et pratique de la communication
et elle se déclare du parti de ceux qui ont pour but la communication totale.
Cependant bien qu’elle ait insisté sur le côté pratique de la communication en
concevant celle-ci comme une construction de situation, elle ne parvient jamais
à concevoir le contenu pratique de la communication. Le contenu pratique,
concret, de la communication, le contenu pratique, concret, de la richesse, est
la division du travail. Là où l’on ne divise pas de travail on ne communique
pas. Là où l’on ne divise pas de travail on est pauvre.
Face à l’utilitarisme de l’économie
politique, l’art moderne représente le point de vue anti-utilitariste conscient
de soi de la richesse pratique. La richesse pratique, la communication pratique
est une exigence de l’art. Seulement l’art est condamné, faute de moyens
pratiques, à ne communiquer que d’une manière artistique, c’est-à-dire non
pratique. L’art est la communication dans la pensée, pas même
communication de la pensée ou communication pensée, communication théorique et
théorie de la communication, seulement pratique de la communication dans la
pensée. Si l’ » art » des sociétés primitives a un côté
essentiellement pratique, c’est-à-dire non artistique, c’est simplement que
dans les sociétés primitives l’art n’est pas encore séparé de la richesse
pratique elle-même dont il est un moment. S’il n’est pas artistique, c’est
parce qu’il a encore des pouvoirs pratiques, c’est-à-dire sociaux. L’art
primitif n’est pas artistique. C’est la société primitive qui est artistique. L’exigence
de la richesse n’y est pas encore séparée et opposée à la richesse pratique.
L’art devient artistique quand la société cesse de l’être. L’art moderne
commence avec les Médicis. Il finit avec les Rothschild, c’est-à-dire quand
commence le prolétariat moderne. Il commence quand la richesse commence à
s’opposer à la société dont elle est pourtant l’essence. Il se décompose quand
se décomposent les illusions sur la richesse séparée. Contrairement à
l’économie et même à la théorie de Marx, la théorie situationniste de la
richesse rend compte aisément des sociétés primitives : les sauvages sont
des constructeurs de situations.
Regardons, grâce à la meilleure
ethnographie, comment vivent les sauvages et tout particulièrement ceux qui
semblent les plus gais : tout le temps se passe en activité sociale. Tout
est prétexte à activité sociale. Par exemple chez les Trobriandais, le
jardinage est prétexte à une furieuse activité sociale où tout prend un
caractère de défi et de magie. Seulement, contrairement à ce qui se passe dans
nos sociétés, la division du travail chez les sauvages n’est pas infinie, mais
finie, fixe, rejouée sans cesse pareille à elle-même. Mais en rejouant
sans cesse cette activité de division, il s’agit que tout le temps se passe à
supprimer, à raffiner, à diviser l’activité. Cela ne signifie pas pour autant
que la division du travail existe dans ces sociétés sous une forme non aliénée.
L’acte de division, ou plutôt la pensée de cet acte, cet acte en pensée
s’est déjà aliéné comme règle de la division, étrangère et opposée aux
hommes dans le mythe, le tabou, etc. Si dans ces sociétés aucun homme
particulier, pas même le chef, ne s’est encore emparé de l’acte de division ou
de la pensée de cet acte, si tous sont égaux devant cet acte et sa pensée, il
n’empêche que la pensée de cet acte s’est déjà éloignée d’une manière incompréhensible
face à ces hommes. Cela ne signifie pas d’ailleurs que ce soit l’acte ou la
pensée de l’acte qui soit incompréhensible pour ces hommes. Cet acte et sa
pensée ne sont incompréhensibles que pour les ethnographes en général. C’est
l’éloignement lui-même qui est incompréhensible pour ces hommes, cet
éloignement comme histoire et mouvement de l’aliénation. Et il n’y a rien
d’étonnant à ce qu’il soit incompréhensible pour ces hommes puisqu’il est
presque encore incompréhensible pour nous malgré les enseignements de la
marchandise et de Hegel. La pratique de la Kula est admirable. Il est
indéniable que faisant cela ces hommes savent ce qu’ils font mais cela ils ne l’ont pas voulu, ils se contentent d’en
jouir en rentiers en quelque sorte. Levi-Strauss
s’étonne : ainsi les sauvages pensent et il s’étonne davantage quand il
constate que les sauvages pensent au sens de Hegel et non au sens de Levi-Strauss. Le côte pratique de
la pensée des sauvages lui échappe car le côté pratique de l’existence lui
échappe dans sa triste vie de triste universitaire tropical. Les sauvages sont
toujours beaucoup plus situationnistes que les ethnographes. Les ethnographes
sont donc généralement aussi peu qualifiés pour comprendre les sauvages qu’un
journaliste du Monde n’est qualifié pour comprendre les
situationnistes ***.
Comment les ethnographes comprendraient-ils ce que font les sauvages alors
qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils font eux-mêmes. Généralement ils ne font
rien, sinon se soumettre.
Le structuralisme, comme dernier avatar
de l’ » épistémologie » est une dernière tentative pour ne pas
voir l’esprit du monde et le monde de l’esprit alors que cet esprit et ce monde
deviennent de plus en plus visibles partout ailleurs que rue d’Ulm. C’est une
dernière tentative pour faire des vérités mathématiques des vérités
nécessaires, des vérités qui n’auraient pas besoin d’être fondées par le monde
dans le monde mais qui au contraire fonderaient le monde. C’est une dernière
tentative pour prêter de l’esprit au triangle rectangle. En fait c’est le
mathématicien ou le triste universitaire tropical qui n’ont que le triste
esprit qui correspond à la triste place universitaire qu’ils occupent dans le monde.
Comme toute science la mathématique est un moment pratique d’un monde pratique.
Comme toute science la mathématique ne peut être fondée que si le monde est
fondé. Désormais, dès qu’une crevursitaire ou une journapute ne comprennent pas quelque chose, c’est-à-dire
tout le temps, elles peuvent dire « C’est symbolique ». Comment
pourraient-elles comprendre, depuis les places honteuses qu’elles occupent, que
ce qu’elles nomment par exemple « échange symbolique » est la
pratique par les sauvages de la réalité la plus réelle alors que la seule
réalité qu’elles connaissent est la réalité de la soumission volontaire,
comment pourraient-elles comprendre que les sauvages communiquent réellement
alors qu’elles ont renoncé à tout espoir de communication. La pratique des
sauvages est aussi peu symbolique et autant réelle que la pratique des riches
modernes, que la pratique des propriétaires de ce monde, aussi réelle que le
permettent les degrés respectifs de l’aliénation. C’est seulement la vie des
pauvres modernes qui est symbolique et donc la vie des crevursitaires
et des journaputes, c’est seulement le monde dans
lequel vivent les pauvres, et donc les crevursitaires
et les journaputes, qui est symbolique, avec sa
viande symbolique, son pain symbolique — « mets de service » disent
les trous du cul de cadres préposés à la chose — sa vie symbolique et ses
plaisirs symboliques — pour les pauvres seulement évidemment — paradis des
cadres, des journaputes, des crevursitaires,
des syndicalopes, ces hommes symboliques, ces valets
qui se prennent pour des maîtres, ces pauvres qui se prennent pour des riches.
Cela leur va bien de nommer symbolique la richesse réelle, la richesse
la plus riche. C’est le toujours vert « Ils sont trop verts » mais en
moins élégant. De même que les stalinauds appellent
« dictature du prolétariat » ou « socialisme » la pire
dictature sur le prolétariat ou le pire esclavage, nos cornards, en bons valets
de l’utilitarisme qu’ils servent sans être payés de retour, sont prêts à
déclarer réel le plus trivial objet et symbolique la réalité la
plus réelle, le concret le plus concret et la pratique la plus pratique.
Si elles ne s’auto-détruisaient
par leur voyant archaïsme et le peu d’attrait de leur morale de patronage, il
faudrait combattre les tentatives néo-positivistes et néo-utilitaristes qui
veulent présenter l’abolition du travail comme un résultat fini. Selon
le genre de bassesse dont se réclament ces tentatives, ce résultat est tantôt
l’automatisation de toutes les tâches, tantôt la réduction « infinie »
du travail, tels ces petits cons d’étudiants qui la ramènent en Italie et qui
réclament du travail pour tous mais très peu. Toute autre exigence
surprendrait de la part d’étudiants, car c’est bien pour cela que ces petits
salauds vont à l’université, du moins à ce qu’il en reste. C’est bien là la
revendication de futurs petits cadres déçus dans leurs espoirs de promotion,
dans leur espoir d’un « travail intéressant ». Le comble est atteint
par ceux qui réclament rien moins que la disparition
de la division du travail ! La bêtise et l’immondice de ce genre de gens
sont parfaitement illustrées par celles des boy-scouts qui publièrent la
brochure Le communisme : un monde sans argent. Pour ces derniers,
supprimer l’argent ne veut pas dire le réaliser, mais réaliser leurs rêves
mesquins de boy-scouts. Entre autres ils posaient la question de savoir comment
serait organisée une société sans argent et entre autres futilités
utilitaristes, ils remarquaient : « Certes on perdra certainement
beaucoup de temps en bavardages ». Le beau programme que voilà qui
présente le bavardage comme une perte de temps. Une phrase comme celle-là juge
ses auteurs plus sûrement et plus rapidement que toutes leurs lourdes et
ennuyeuses considérations utilitaires. Ailleurs ils proclament :
« Les relations entre personnes prendront autant d’importance que la
production elle-même ». Pas de doute, c’est bien là la conception travail
et loisirs de Tourisme et travail ou du camarade Trigano à peine
camouflée ! C’est bien là le point de vue bassement utilitariste de
l’économie politique qui ne veut voir la richesse que comme résultat et
nullement comme opération, qui ne veut voir la libération de l’humanité que
comme un résultat qu’il s’agit d’accorder aux pauvres et nullement comme
une opération qui, lorsque les pauvres la conduisent, a pour résultat effectif
que les pauvres ne sont plus pauvres. Cette bassesse et cette vieillerie
tentent de s’aggiorner dans la revue bordigo-situationniste La guerre sociale dont le
titre contredit absolument le contenu utilitaire.
L’abolition du travail n’est pas un
résultat fini mais une opération infinie. Et il faut croire que cette
opération est suffisamment belle et bonne puisque c’est elle que les riches ont
jugé convenable de se réserver de tous temps. Mais ce qu’il y a de
véritablement beau dans la division du travail n’est pas la division pour
elle-même mais l’infinité de cette division. Ce n’est pas tellement la division
qui est le but, c’est plutôt l’infinité de la division. C’est parce que cette
opération est par essence infinie, c’est parce que cette division
est insatisfaite par nature qu’elle est belle et que tous les espoirs
sont permis. Elle est elle-même l’espoir. Voilà cet infini, objet de tous les
vœux de Hegel. Chez les sauvages, la division du travail est encore finie. Les
temps proprement historiques donnent un caractère infini à cette division.
C’est justement cette infinité qui déplaît aux boy-scouts qui veulent
« supprimer la division du travail », qui confondent l’abolition du
travail avec sa réduction « infinie » ou son automatisation. (Ainsi
tout le monde pourrait aller au Club Méditerranée.) Certes, il y a bien quelque
chose qu’il s’agit de supprimer au sens hégélien, et c’est
l’indépendance totale, scandaleuse mais universelle, acquise par la division du
travail. Mais les boy-scouts qui parlent de supprimer la division du travail
parlent en fait de l’anéantir, d’anéantir l’abolition réelle du travail.
Marx et les situationnistes parlent seulement de s’attaquer à ce qu’ils nomment
l’institutionnalisation de la division du travail. Certes il est fort
déplaisant de trouver l’infini de cette division dressé contre soi et tout
occupé à faire sa propre preuve, dominant tout et détruisant tout ce qui se
veut fini, pour le meilleur et pour le pire. Mais ce n’est pas une raison pour
cracher dessus sous prétexte qu’il est aux mains de l’ennemi. C’est beaucoup
dire d’ailleurs car l’ennemi est aussi entre les mains de cet infini.
Avec Hegel, nous nous réjouissons : la division du travail est ce qui n’aura
jamais de fin, ce qui ne tolère aucune finitude. Les ravages exercés par la
division infinie du travail livrée à elle-même, les ravages exercés contre
toute finitude par cette infinitude que recèle l’aliénation de cette opération
imposent chaque jour un peu plus un cinglant démenti aux prétentions du
positivisme, unique ennemi de Hegel et de Breton. Alors que Hegel faisait ses
stupéfiantes expériences sur le ici et le maintenant dans la
spéculation, expériences assez anodines à première vue au point que la
redoutable police du roi de Prusse s’y trompa elle-même, alors que Breton se
livrait à ses non moins stupéfiantes expériences dans l’imagination, maintenant
le concept objectif du monde fait pour nous ces inquiétantes expériences
dans le monde lui-même ! L’objectif qui nous importe est que nous fassions
un jour nous-même ces expériences, que nous
expérimentions nous-mêmes cet infini, « encore et pour toujours ». On
peut d’ailleurs considérer que ce sont ces expériences spéculatives et
imaginatives élargies que l’I.S. entendait mener au début de sa carrière, des
expériences sur l’évanescence du ici et du maintenant et sur le
dépaysement de la sensation élargies à une ville, à une situation, à la vie.
Aujourd’hui le monde nous prouve que les ravages de cette opération infinie
mais aliénée ne sont pas censés avoir de fin, qu’ils ne recèlent en eux aucune
limite, si ce n’est l’esprit, si ce n’est l’esprit des pauvres eux-mêmes.
La réfutation de l’économie ne peut se
faire que du point de vue que l’économie a justement pour but de cacher, du
point de vue de la réalité, du point de vue de la pratique, du point de vue de
la communication, du point de vue de la richesse. Marx ne parvint pas à réfuter
l’économie car il ne parvint pas à concevoir le principe de la richesse. La
réfutation de l’économie ne peut être que la réfutation du point de vue
bassement utilitariste de l’économie depuis le point de vue supérieur de la
richesse pratique.
Le fait que l’I.S. à la suite de Marx
ait admis les postulats utilitaristes de l’économie sur la richesse — d’autant
plus que c’était prétendument pour les combattre, mais pour les combattre pour
ce qu’ils ne sont pas — n’est pas sans conséquence sur ses résultats théoriques
et bien certainement sur son existence pratique. Il faut au contraire expliquer
comment, bien que ne remettant pas en cause ces postulats — en tant que
postulats et non en tant que prétendues choses du monde — l’I.S. put réaliser
un progrès remarquable dans la théorie de la richesse, c’est-à-dire plus exactement
dans l’exigence théorique de la richesse. C’est sans doute que contrairement à
Marx qui s’est méritoirement acharné sur l’économie, gloria victis,
l’I.S. a en quelque sorte négligé tant l’économie que la théorie de Marx
en ce qu’elle a d’utilitariste. L’économie et sa pseudo-critique par Marx sont
demeurées en quelque sorte comme corps étrangers et pis-aller dans la théorie
des situationnistes alors qu’elles faisaient les délices du pinaillage
pseudo-critique de tant d’autres. Au moins l’I.S. n’a-t-elle pas fait semblant
de critiquer ce qui était critiquable. Elle ne l’a pas critiqué du tout,
rendant ainsi la nécessité de critique encore plus manifeste. C’est cela qui a
permis à la théorie de l’I.S. de progresser dans l’exigence théorique de la
richesse tout en constituant nécessairement sa pierre d’achoppement théorique.
Puisque les situationnistes tolèrent
dans leur théorie la présence irréfutée des postulats utilitaristes de
l’économie, ils en tolèrent aussi les conséquences implicites au premier rang desquelles
figure la nécessité de l’opposition du travail et des loisirs. Cette nécessité,
encore explicitement admise par exemple dans le Rapport sur la construction
des situations, n’a jamais cessé d’être combattue par l’I.S. Mais du fait
que l’I.S. s’attaquait dans la théorie, aux conséquences sans remettre en cause
les prémisses de ces conséquences, cette nécessité de l’opposition
travail-loisir n’a jamais été réellement réfutée, dans la théorie, par
l’I.S. Certes, l’I.S. critiqua les loisirs abrutissants et les bassesses
télévisées que la bourgeoisie dispense contre espèces sonnantes aux prolétaires
avachis en tentant de montrer ces loisirs comme une nécessaire conséquence de la
prétendue aliénation du travail, elle s’éleva aussi dans l’absolu contre
toute opposition entre travail et loisirs, travail et richesse, mais son
allégeance aux principes mensongers de l’économie sous couleur de les
combattre fait que cette exigence demeure seulement formelle, sans contenu.
L’exigence de richesse des situationnistes demeure une exigence dualiste
qui sous-entend qu’il doit nécessairement y avoir les besognes alimentaires et
les autres, dont autrefois l’art séparé, la nécessité de manger et ce
qui échappe à cette nécessité, le nécessaire ramassage des poubelles et
le reste, le travail et la richesse, la vie triviale et la vie
passionnante. Il y aurait donc dans le monde l’affrontement de deux
principes, celui de la nécessité du travail et celui de la richesse, celui
de la production et celui de la dilapidation. Le problème serait alors de
réduire l’empire du premier au bénéfice du second. Les situationnistes ont
toujours revendiqué un usage passionnant de la vie mais toujours sous-entendu
grâce au temps laissé libre par la domination de la production par tous les
hommes. Quelle tristesse ! Tandis que si la vie réside dans la
division infinie du travail, dans la division mondiale du travail et nulle part
ailleurs, c’est tout autre chose. Ce n’est plus le temps laissé libre par le
triste travail qui sert à construire des situations et à l’usage passionnant de
la vie. C’est toute la vie qui consiste à vivre et non plus un surplus de
la vie. Le seul endroit du Club Méditerranée où l’on ne travaille jamais
est le bureau du camarade Trigano !
Les situationnistes ne parviennent pas à
concevoir le principe d’un monde où l’on ne travaille jamais. Leur exigence de
ne travailler jamais demeure, en contradiction avec elle-même, l’exigence d’un
monde où l’on travaillerait peu. Certes, de même que Marx, les
situationnistes sont formels : « Le problème n’est pas de
libérer le travail mais de l’abolir », mais justement ils sont seulement formels.
Une telle exigence doit demeurer purement formelle, utopique, si les postulats
utilitaristes de l’économie, si les postulats utilitaristes de la théorie
dominante de la richesse, sont autre chose que de purs postulats mensongers et
eux-mêmes utopiques, s’ils sont des choses du monde qui doivent être combattues
dans le monde comme choses du monde. Dans ce cas, tout ce qu’on peut espérer,
c’est en effet travailler le moins possible, dans ce cas la réduction du
temps de travail est bien la condition à l’exercice d’autres activités plus
reluisantes, mais on doit abandonner l’espoir de ne travailler jamais. Ou
plutôt, la croyance à la réalité de tels postulats laisse supposer que le
passage de l’esclavage au « Ne travaillez jamais » est une pure
question quantitative, une question de mauvais infini selon Hegel, la
diminution infinie du temps de travail devant amener mathématiquement le
« Ne travaillez jamais ». Hegel a déjà fait justice dans la théorie
de ces immondices mathématiques et surtout ce monde se charge lui-même de
démontrer chaque jour un peu plus ce que valent ces utopies mathématiques.
Nous, pauvres modernes, avons d’autres ambitions que ces ambitions
mathématiques, précisément celles de Hegel, mais tandis que Hegel était réduit
à les manifester dans la théorie nous les manifestons chaque jour un peu plus
dans le monde. Nous avons soif d’infini et l’infini dont nous avons soif n’est
pas celui de la réduction infinie du temps de travail. Nous laissons volontiers
ce dernier aux capitalistes exploitants qui s’y acharnent chacun pour lui-même
dans son entreprise, aux syndicalopes, aux degauches immondes qui autogèrent, aux bordigo-situationnistes.
La vie d’un homme d’État, c’est
l’État ; la vie d’un homme d’affaires, ce sont les affaires. Certes ils
ont bien quelques châteaux, yachts, putains de luxe, activités mondaines, des
maisons de maître, des parcs, des bibliothèques, des voitures et des
chauffeurs, des cuisiniers, des domestiques. Mais ce ne sont là que signes extérieurs
de la richesse, pures apparences. La vie qui les passionne consiste dans leurs
activités publiques et sociales. C’est cette activité que nous, pauvres
modernes, voulons mais sans son aliénation, une richesse qui n’a pas besoin de
pauvres pour exister. Nous voulons ce qu’il y a de riche et de puissant dans
l’État et dans l’argent, ce qu’il y a de passionnant dans la vie d’un Médicis
ou d’un Frédéric II, et non des babioles compensatrices, et non une réduction
infinie du temps de travail, et non les signes extérieurs de la richesse. Nous
voulons pratiquer la suppression infinie — c’est-à-dire sans fin, sans limite —
du travail. La seule activité digne de l’homme, l’activité par laquelle il est
homme, est la suppression infinie du travail. Nous pauvres modernes, ne voulons
rien d’autre. C’est pourquoi à moins nous ne bougeons pas. Il ne peut y avoir
d’opposition entre la noble activité de division infinie du travail et le
travail sinon dans l’aliénation. Nous, pauvres modernes, voulons
employer tout notre temps à la pratique de l’esprit pratique. On ne peut
être riche et travailleur. On ne peut être riche et noble 23 heures par jour
quand on doit travailler une. On est riche et noble 24 heures sur 24 ou pas du
tout. On supprime infiniment, mondialement, du travail toute la journée ou l’on
est pauvre. Nous, pauvres modernes, si nous combattons, c’est seulement pour
être plus riches que les riches et plus puissants que les puissants. Nous
voulons être comme des dieux.
Les situationnistes dont la critique se
veut expressément une critique du travail à la suite du célèbre et radical
« Ne travaillez jamais » lettriste, ne comprennent pas que la seule
manière de ne travailler jamais est la seule manière utilisée par les riches de
tous les temps, que la seule manière de ne travailler jamais est de
supprimer du travail toujours. Même quand ils déplorent le manque de moyens
pratiques pour construire des situations, ils conçoivent ces moyens plutôt
d’une manière utilitariste, comme objets utiles à la construction de ces
situations et non comme activité, comme opération. Malgré leurs efforts
pour considérer pratiquement la richesse — comparables en tous points aux
efforts héroïques de Hegel pour concevoir le concept autrement que comme un
concept dans une tête — ils ne peuvent réaliser que « Ne travaillez
jamais » est nécessairement une opération. Ils ne parviennent pas à concevoir
que « Ne travaillez jamais » est l’opération même de la construction
de situations et non pas seulement une condition qui demeure extérieure à la noble activité de la
construction de situations. Si « Ne travaillez jamais » peut être une
condition de la construction de situation, ce ne peut être que comme condition
supprimée, plutôt que la condition, c’est déjà la suppression de la condition.
« Ne travaillez jamais » n’est pas la condition extérieure à
la construction, « Ne travaillez jamais » est la suppression de cette
condition, la construction de situation elle-même, l’activité en quoi
consiste la richesse. La construction des situations est la suppression de sa
condition, la suppression du travail et rien d’autre. Là où l’on ne supprime
pas de travail, on ne construit pas non plus de situations. Aux Trobriands, on peut construire une situation Kula
uniquement parce que, contrairement aux situationnistes errants dans Paris, en
enfants perdus, on supprime sec du travail, on supprime à tour de bras. Tout le
village s’y met y compris les non-nobles qui pourtant ne vont pas participer à
l’apothéose du voyage. À chaque fois, on reconstruit de A à Z tous les éléments
dits, dans nos pays, « matériels » de la situation, canots, etc. Le
concept de la richesse, le concept riche de contenu et non plus la forme vide
est donc : « Ne travaillez jamais, supprimez du travail
toujours ».
Les situationnistes parlent de
l’activité historique totale, de la domination totale sur la vie historique, de
l’intervention cohérente dans l’histoire et de la communication directe active.
Mais il faut donner un contenu à cette communication directe, il faut nommer et
donner un contenu à cette activité proprement historique. Cette activité
proprement historique est la division infinie, mondiale du travail par les
travailleurs eux-mêmes et ceci non à quelques fins utilitaires, mais
pour le plaisir et la passion de cette activité même. (On voit déjà la crapule
socialo-avancée qui parle de division du travail par les travailleurs dans les
entreprises ! Voire dans les ateliers ! C’est la pratique du monde,
la pratique de la liberté dans une seule entreprise, dans un seul
atelier !) C’est pourquoi seuls les travailleurs peuvent résoudre
le problème de ce monde et supprimer absolument le travail et nul autre
qu’eux-mêmes, nul autre non-travailleur et en particulier aucun des
innombrables degauches qui se proposent si
obligeamment pour, encore une fois, supprimer le travail à leur
place. La suppression absolue du travail sera l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes. La division du travail est le contenu effectif de la communication
et toute intention de communiquer qui prétend faire fi de ce contenu demeure
pure velléité, dérisoire et vaine, impitoyablement niée par le monde. Voici
donc, dans toute sa simplicité, le concept de la richesse totale, le contenu
nécessaire de la révolution mondiale : La division du travail aux
travailleurs.
* L’hyper orthodoxe Colletti apporte involontairement la preuve, dans son étude Le marxisme et Hegel (Champ Libre), de l’égale stupidité des positions kantiennes et matérialistes quelles qu’elles soient. Le matérialisme quel qu’il soit se résume en une seule outrecuidance : il affirme que la matière est réelle. Que la matière, ce qu’on appelle ainsi, existe, personne ne pourrait le mettre en doute. Mais qu’elle soit réelle, voilà une parfaite incongruité. En ce sens, Marx est conséquent : si la matière et réelle, on doit donc lui appliquer toutes les caractéristiques de la réalité selon Hegel. Ce que précisément Colletti lui reproche de faire. Mais contrairement à ce que pense Colletti, le tort de Marx n’est pas d’être hégélien, mais matérialiste, comme Colletti. Et si Marx a tort d’appliquer à la matière les caractéristiques hégéliennes de la réalité, ce n’est pas parce que ces caractéristiques sont pures vues de l’esprit mais parce que la matière n’est pas réelle et donc que les caractéristiques de la réalité ne doivent pas être appliquées à ce qui n’est pas réel.
** Nous posons maintenant publiquement la question que nous avons posée à notre correspondant mais à laquelle il s’est bien gardé de répondre : qui sont-ils ces critiques de Marx que nous aurions eu le tort de méconnaître ?
*** Voici un exemple piquant de la bêtise universitaire quand il s’agit de juger les choses de la vie. L’historien Braudel considère, dans ses « Écrits sur l’histoire », le célèbre diagramme du sociologue Chombart de Lauwe, celui reproduit dans I.S. n°1 à titre d’exemple flagrant de la pauvreté totale de la vie d’une réputée privilégiée de cette société. Ce diagramme représente en effet la trace de tous les déplacements annuels dans Paris d’une étudiante habitant dans le XVIe arrondissement. Ce diagramme se passe de tout commentaire. Mais l’indécrottable historien commente et tance son collègue : mais enfin, ce genre de diagramme n’est pas sérieux et ne prouve rien, l’étudiante aurait-elle fait du ski nautique à la place de l’équitation que tout aurait été changé !