Table des matières

 

1. La théorie de Marx n’a jamais

été critiquée

 

 

 

Critiquer une théorie, c’est faire ressortir les défauts de cette théorie. Personne, jamais, n’a fait ressortir les défauts de la théorie de Marx. Personne, jamais, n’a donc critiqué la théorie de Marx. La théorie de Marx n’a jamais été critiquée. Ce qui est critiquable dans la théorie de Marx n’est toujours pas critiqué. C’est un scandale qu’une théorie fausse intrinsèquement — et non fausse au-delà de certaines limites comme la théorie de Newton — soit demeurée non critiquée pendant cent ans. Certes ceux qui pouvaient la critiquer furent vaincus. C’est là la honte et le scandale de notre époque.

La théorie sociale de Marx est aussi fausse que l’était la théorie historique de Hegel. Mais tandis que ce qu’il y avait de plus grossièrement faux dans la théorie historique de Hegel fut immédiatement attaqué par Marx dix ans après la mort de Hegel, 100 ans après la mort de Marx ce qui est le plus grossièrement faux dans sa théorie n’a jamais été attaqué sinon, soit par les ennemis bourgeois de Marx et donc pour de mauvaises raisons, soit par des adversaires honorables et pour de bonnes raisons — tel Bakounine — mais sans succès, sans résultat, car de même qu’il ne suffit pas d’être un ennemi de ce monde pour être capable de le renverser voire seulement de le critiquer, il ne suffit pas d’être un adversaire de Marx pour être capable de critiquer à juste titre sa théorie. La dernière et honteuse attaque de Marx par les néo-putes intellectuelles du gauchisme pseudo-repenti est un exemple des attaques menées pour de fausses raisons, c’est-à-dire pour des raisons inavouables, mais toujours dans le même but. La théorie de Marx mérite d’être enfin traitée comme Marx traita la théorie de Hegel et pour les mêmes motifs. La théorie sociale de Marx attend toujours son Marx.

À la grande honte de notre époque, la théorie de Marx a été reprise sans critique de même que Marx avait repris en son temps l’économie sans critique. Ou plutôt, ce qui est encore pire, la théorie de Marx a été reprise avec seulement apparence de critique comme Marx avait repris l’économie avec seulement apparence de critique. Je pense aux interminables arguties de la racaille social-démocrate et bolchevik coupant en quatre les cheveux économiques de Marx pour accepter finalement et avec empressement toute la perruque. Entre autres mérites, l’I.S. a aussi celui, tout relatif, d’avoir repris Marx sans aucune sorte de critique mais franchement, sans barguigner. Comme les autres commentateurs de Marx, les situationnistes ont bu la théorie économique de Marx comme du petit lait, mais au moins les situationnistes ne faisaient pas la grimace. Si l’I.S. a une réputation de critique de Marx auprès des révolutionnaires, cette réputation est totalement imméritée autant que l’est la réputation de Marx comme critique de l’économie, et avec les mêmes conséquences. Et défendre cette réputation totalement imméritée, si elle existe, comme semble vouloir le faire notre correspondant, de même que défendre la réputation de Marx en tant que critique de l’économie, comme l’I.S. l’a fait durant sa carrière — certes plus par étourderie méthodique que de propos délibéré — ne peut qu’accroître la confusion que s’efforcent d’entretenir les spécialistes et récupérateurs de tout poil.

De même, la critique de Hegel par Marx a été reprise telle quelle, sans critique et tenue pour parfaitement achevée. Ce qui est critiquable dans la pensée de Hegel se trouve donc dans l’état où Marx l’a laissé à sa propre mort. La poursuite de la critique de la pensée de Hegel se confond avec la critique de la pensée de Marx.

Les situationnistes, pas bégueules, ont admis toute la théorie de Marx, hormis les rares endroits où Marx a pu se laisser aller à quelque grossièreté jacobine. On peut considérer que cela leur a permis de développer quelques aspects de cette pensée. Mais ces développements ne se sont pas faits par critique de la pensée de Marx mais par critique du monde sur la base de la théorie critique de Marx. Et jamais le potentiel critique de ces développements vis-à-vis de la pensée de Marx ne fut même soupçonné par les situationnistes. Ces développements laissèrent intacte la théorie de Marx. Les situationnistes n’ont même jamais soupçonné que la théorie sociale de Marx puisse être tout bonnement fausse. Ces développements ont donc laissé intacte une théorie fausse. Ces développements ne peuvent donc être en aucun cas des critiques de cette théorie.

Les situationnistes ont fait, contrairement aux putes intellectuelles de gauche et à leurs maîtres, un usage critique de la théorie de Marx. Là où les putes intellectuelles et leurs maîtres se servaient de la théorie de Marx pour tenter de maintenir coûte que coûte le monde tel qu’il est, les situationnistes s’en servaient pour critiquer ce monde et pour précipiter sa destruction, pour critiquer les putes intellectuelles de gauche et leurs maîtres et précipiter leur renversement. Mais les situationnistes n’ont pas fait pour autant une critique de la théorie de Marx. Ils l’ont utilisée telle qu’elle est. Ils se sont servis de cette théorie telle qu’elle est pour critiquer le monde encore plus que Marx ne l’avait fait, pour critiquer la marchandise un peu plus que Marx ne l’avait fait, en inventant par exemple le concept critique de spectacle. Mais même après l’invention de ce concept de spectacle, la théorie de Marx resta telle qu’elle était avant, intacte. De ce fait les situationnistes ont chaudement recommandé la justesse de la théorie sociale de Marx tout au long de leur propre travail critique par leurs nombreuses références et citations de cette théorie, par son incessante utilisation telle quelle. Mais quand Freud recommandait chaudement la Gestapo à quiconque, il plaisantait et ne faisait que marquer par là la supériorité de l’humour viennois sur la brutalité policière. Les situationnistes étaient sérieux ! De même que Marx a cautionné de son prestige révolutionnaire l’économie par sa pseudo-critique permanente de celle-ci, les situationnistes ont cautionné de leur prestige révolutionnaire la pensée fausse de Marx par un constant recours non critique à celle-ci, par leur permanente attitude non critique vis-à-vis de la pensée de Marx.

Maintenant, si les situationnistes se sont pris eux-mêmes pour des critiques de Marx — ce qui est de notre part une simple conjecture — si les situationnistes ont cru que leur attitude vis-à-vis de Marx était une attitude critique, alors leur œuvre en ce qui concerne la critique de Marx est plus que tout à fait mauvaise, car non seulement ils n’ont pas pu, non seulement ils ont seulement voulu, mais encore ils ont cru avoir pu.

Puisque visiblement le monde, depuis la mort de Marx, a critiqué le monde, a critiqué son ancienne manière de faire, on peut dire que le monde a aussi critiqué la théorie de Marx, puisque le monde contient la théorie de Marx. Mais si, de même que Dada soulève tout, le monde critique tout, il ne le critique pas nécessairement sous une forme théorique, il ne le critique pas nécessairement théoriquement, tant s’en faut hélas. Le monde en continuant a donc contribué à rendre visiblement fausse la théorie de Marx qui s’est malheureusement arrêté de continuer un certain jour de 1883. Mais cela n’empêche que la critique théorique de la théorie de Marx n’a jamais été faite malgré cette lourde contribution du monde à rendre sa fausseté de plus en plus visible.

Fausse aujourd’hui, la théorie de Marx était nécessairement fausse en 1860. Mais c’est seulement aujourd’hui qu’elle le devient visiblement. Comme le monde qui les entoure, les situationnistes ont notablement contribué à rendre visiblement fausse la théorie de Marx. C’est donc en tant que théoriciens qu’ils ont contribué principalement à cette révélation puisque la théorie était leur principale activité. Mais ce n’est pas en critiquant Marx qu’ils ont contribué à rendre visiblement fausse la théorie de Marx mais en critiquant théoriquement le monde, tout en excluant de ce monde, et de leur critique donc, la théorie de Marx. Les développements de la théorie de Marx par les situationnistes sont eux-mêmes des éléments d’un monde qui rend de plus en plus visiblement fausse la théorie de Marx, mais ils ne constituent en rien eux-mêmes une critique théorique de Marx. Ils sont inconscients, comme nous le soulignions plus haut déjà, de leur propre potentiel critique vis-à-vis de la théorie de Marx. En aucun cas ils ne constituent une critique théorique de la théorie de Marx mais seulement, ce qui n’est déjà pas mal, un développement théorique de la critique théorique du monde. Les situationnistes ont assez fait dans le domaine de la critique théorique pour ne pas aussi leur attribuer ce qu’ils n’ont pas fait ou fait seulement en apparence. Il faut donc souligner que ce sont les travaux des situationnistes, travaux critiques du monde, qui vont, entre autres éléments, servir à l’élaboration de la critique de Marx. Mais fournir des matériaux pour cette critique — Freud entre de nombreux autres a aussi fourni des matériaux sans pour autant jamais se référer à Marx — et faire cette critique, ce sont deux choses. Comme les situationnistes parlaient du même monde que Marx et surtout dans un même but on pourrait être tenté de dire que ces travaux critiques sur le monde constituent en eux-mêmes un examen de la validité de ceux de Marx au sens où la théorie d’Einstein, parce qu’elle porte sur le même objet que la théorie de Newton, montre à la fois l’insuffisance et la validité de celle-ci en donnant des limites précises à cette validité. Mais hélas, dans le cas des situationnistes et de Marx, les résultats des situationnistes ne montrent rien du tout quant à la validité de la théorie de Marx : cette théorie est restée aussi fausse, ses limites autant inconnues, après qu’avant. Après comme avant leurs travaux critiques, les situationnistes — et le reste du monde — n’en admettaient pas moins toute la théorie de Marx, toujours sans examen. (Il faut remarquer encore, qu’à la différence de la théorie de Newton, la théorie de Marx est intrinsèquement fausse et non pas seulement fausse au-delà d’une certaine limite.)

Quand je dis dans mon affiche Le Tapin de Paris que la pensée de Marx n’a jamais été critiquée, il n’y a aucune équivoque possible, il s’agit bien de la critique théorique de cette pensée, il s’agit bien de la critique au sens absolument usuel et courant d’ » examen de la valeur d’un jugement, d’un raisonnement, d’un texte » ou de « jugement motivé faisant ressortir les défauts des personnes et des choses », il s’agit bien de la critique de cette pensée par des théoriciens. Et par des théoriciens en tant qu’ils critiquent explicitement Marx et non seulement en tant que leur théorie dément malgré elle la théorie de Marx, comme le monde, dont la théorie de ces théoriciens est un moment, dément malgré lui la théorie de Marx. Le monde rend chaque jour un peu plus visible ce qu’il y a de faux dans la théorie de Marx. Mais il ne le sait pas. La théorie des situationnistes a contribué à rendre plus visiblement fausse la théorie de Marx. Mais elle ne l’a jamais su. La meilleure partie de la théorie des situationnistes — comme la meilleure partie du monde d’ailleurs — est contradictoire avec ce qu’il y a de faux dans la théorie de Marx, comme la meilleure partie de la théorie de Marx est contradictoire avec l’économie. Mais la théorie des situationnistes n’a jamais contredit ce qu’il y a de faux dans la théorie de Marx de même que Marx n’a jamais contredit l’économie politique, sinon en apparence. Comme l’écrit justement Jaime Semprun dans son Précis de récupération la théorie critique du spectacle a su rendre compte dans quelle mesure ce monde a changé depuis Marx, est devenu plus profondément ce qu’il était déjà. Mais la théorie critique du spectacle n’a pas su rendre compte en quoi ce monde, en devenant plus profondément ce qu’il était déjà du temps de Marx, est devenu aussi plus visiblement contradictoire avec la théorie de Marx, elle n’a pas su rendre compte en quoi, donc, elle-même, théorie critique du spectacle, était contradictoire de la théorie de Marx, et en quoi elle la démentait. La théorie de Marx n’a jamais été critiquée théoriquement. La théorie de Marx n’a jamais été critiquée par des théoriciens.

Cent ans après la mort de Marx, ce qu’il y a de plus grossièrement faux dans sa théorie n’est toujours pas critiqué. Maintenant, si ce qu’il y a de plus grossièrement faux dans la théorie de Marx — et qui n’est autre que la présence dans cette théorie de la théorie dominante du monde qui domine jusque dans la pensée de Marx — n’a jamais été attaqué, cela ne veut pas dire que la théorie dominante n’ait pas été attaquée ailleurs. La théorie dominante du monde n’a jamais cessé d’être attaquée et battue en brèche, soit pratiquement et indirectement par l’attaque du monde qui la rend nécessaire, soit théoriquement et directement par Marx, Bakounine, Luxembourg, Dada, les surréalistes, les situationnistes et bien d’autres. Mais il est un endroit du monde où cette théorie dominante n’a pas été attaquée et où elle a pu continuer à dominer paisiblement : cet endroit est la pensée de Marx elle-même. Malgré la critique incessante du monde et de la théorie dominante de ce monde depuis cent ans, jamais la théorie dominante qui domine aussi dans la pensée de Marx n’a été attaquée là.

Quelque chose semble tout particulièrement choquer notre honorable correspondant : le fait que les anonymes rédacteurs du Tapin de Paris semblent vouloir entreprendre — sinon achever — la nécessaire tâche de la critique de Marx. Nous ne doutons pas qu’il existe des gens plus qualifiés qu’eux pour entreprendre une tâche que notre correspondant qualifie de grandiose. Mais comme personne ne semble se décider à commencer, nous prendrons la liberté de commencer nous-mêmes. Notre honorable correspondant devra bien convenir après cela que notre affiche était plus méchante qu’il ne voulut bien l’admettre.

 

Chapitre 2