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janvier 1981
Quand,
par une surprenante offensive de la critique théorique, l’éditeur
situationniste officiel est contraint de s’exclure lui-même du parti de la
vérité — ce qui restera comme sa plus importante contribution à celui-ci — il
confirme, huit ans après La véritable scission dans l’Internationale,
l’existence d’une orthodoxie marxo-situationniste mais surtout il dévoile son
propre rôle de point d’appui central secret de cette orthodoxie, comme caution,
comme censeur et comme falsificateur enfin. L’acte de déclaration publique
d’existence de cette orthodoxie est aussi son autodénonciation par sa
prétention à employer le mensonge au service de la vérité. Et, comme seul ce
qui est inconscient est à l’abri de l’usure, la fin de l’existence plus ou
moins secrète et honteuse de cette orthodoxie est aussi la fin de sa
tranquillité.
Dans une
époque où c’est à coup de bombes et de revolver ou à coup de révélations
calculées sur la désagrégation menaçante de l’environnement que les patrons de
la société du spectacle donnent leurs consignes aux putes intellectuelles et
leur dictent les thèmes de leurs faux débats, l’éditeur Lebovici manifeste, à
l’échelle du petit parti marxo-situationniste, la réaction prositue face
à la critique fondamentale de la théorie situationniste, face au retour dans la
théorie de la vérité critique dont les situationnistes furent porteurs. Le
premier effet de cette critique aura donc été, en rendant visible l’orthodoxie
marxo-situationniste, de rendre visible la nouvelle forme prositue de la
vieille conspiration du silence.
Avec
cette autodénonciation commence enfin la véritable scission que les casseurs de
l’I.S. avaient vainement tenté d’opérer en 1972. La véritable scission dans la
théorie commence seulement quand commence la critique fondamentale de la
théorie situationniste et c’est cette critique qui met fin au règne paisible du
situationnisme. Comme le marxisme fut l’organisation de l’impossibilité de
critiquer la pensée de Marx et plus généralement de critiquer quoi que ce soit,
le situationnisme est l’organisation de l’impossibilité de critiquer la pensée des
situationnistes. Mais le situationnisme ne pouvait que recommencer en farce
l’immonde marxisme. C’est seulement l’écrasement des pauvres qui a permis aux
putes intellectuelles de maintenir la non-critique de la pensée de Marx.
Aujourd’hui, partout dans le monde, les pauvres sont à l’offensive.
Aujourd’hui, donc, cette offensive permanente commence à produire sa théorie.
Les
termes fondamentaux sur lesquels commence à s’opérer cette véritable scission
sont exposés dans le Rapport sur l’état des illusions dans notre parti
et connaissent un premier développement dans les Révélations sur le principe
du monde publiés ensemble en 1979 par l’Institut de Préhistoire
Contemporaine. Les conséquences immédiates de cette scission seront exposées
prochainement dans le n° 1 de la Revue de Préhistoire Contemporaine.
C’est pourquoi nous pouvons déjà porter à la connaissance et à l’appréciation
du public, avec une telle clarté, les termes de l’auto-anéantissement du camp
retranché de l’orthodoxie marxo-situationniste, les fameuses éditions Champ
Libre, véritable Dien Bien Phu de la récupération.
FIN D’UN ÉDITEUR
“ RÉVOLUTIONNAIRE ”
En février
1978 paraissait l’affiche Le tapin de Paris dans laquelle J.-P. Voyer
affirmait, contre le spectacle de la critique du marxisme et de la pensée de
Marx par les putes intellectuelles alors à la mode, que la pensée de Marx
n’avait jamais été critiquée et que justement le rôle des metteurs en scène de
ce spectacle était de tenter d’interdire une dernière fois la critique de la
théorie de Marx.
Le 25 mai
1978, Gérard Lebovici, éditeur de Voyer, lui faisait part de sa réprobation.
L’existence d’un débat critique chez les tenants de la critique étant chose
plus qu’exceptionnelle, Voyer s’empressait de répondre à son contradicteur et
poursuivait l’analyse de ses objections malgré le silence de celui-ci.
Le 9
septembre 1978, l’éditeur Lebovici avait en main la totalité d’un courrier
comprenant :
1) 5
lettres où Voyer admettait avoir eu tort de publier que “ la pensée de Marx n’a
jamais été critiquée ” et, une fois cette prémisse admise, en tirait toutes les
conséquences.
2) 4
lettres où Voyer réfutait cette prémisse et donc toutes les conséquences qui en
découlent.
Le 27
octobre 1978, sort des presses de l’imprimerie Darantière à Dijon un recueil de
correspondance des éditions Champ Libre où l’éditeur Lebovici ne publie que les
5 premières lettres, celles où Voyer reconnaît avoir tort et tente même de
donner raison à son contradicteur.
Donc,
selon la méthode la plus ordinairement stalinienne et solidement éprouvée, en
publiant certains documents judicieusement choisis, en en dissimulant
d’autres non moins soigneusement choisis, cet éditeur présente au public comme
étant l’opinion de Voyer ce qui est en fait son strict contraire. Tandis
qu’un stalinien moyen dissimulerait purement et simplement l’existence d’autres
documents, il proclame cette existence et qu’ils sont du même genre. Et comme
en effet un aussi honnête éditeur ne saurait être un vulgaire maspérisateur,
c’est bien la preuve que ce qu’il publie, c’est l’opinion de Voyer. En terme
crus, ce partisan de la vérité, cet ennemi déclaré “ du parti du mensonge et de
la falsification ” ne se contente pas de dissimuler la pensée de Voyer — il
pouvait la dissimuler tant qu’il voulait puisque personne (du moins nous le
supposons) ne lui demandait de la publier — il la falsifie.
Un petit
roublard (il s’agit de J.-L. Paul, l’auteur d’Essor et décadence de
l’idéologie du sous-développement) lui aussi ennemi déclaré du parti du
mensonge et de la falsification, a déjà tenté de nous expliquer que la longueur
présumée des lettres dissimulées était une excuse certaine pour cet éditeur et
que par contre la brièveté de la lettre du 11 septembre — et aussi sans doute
sa haute importance — publiée dans ce recueil de correspondance expliquait
qu’elle ait pu y être insérée bien que le manuscrit se trouvât déjà chez
l’imprimeur lors de sa réception.
Précisément,
nous considérons que l’éditeur Lebovici est encore pire que le maladroit
Maspéro car il fait mine de s’abriter derrière les lois d’airain de l’édition
et de l’impression. Ici, c’est donc le manque de temps qui est invoqué, en
Espagne, ce sera le manque de place (cf. Appels de la prison de Ségovie,
Champ Libre, novembre 1980). On connaît la chanson. Il n’y a plus de Pyrénées
ou bien, peut-être, vérité de ce côté, falsification au-delà ! C’est bien
connu, quand un manuscrit est chez l’imprimeur, plus personne ne peut rien y
faire, même la puissante C.N.T., même un milliardaire. Un manuscrit serait donc
comme un missile de croisière, qui, lorsqu’il est lancé, ne peut plus être
rappelé ou détruit. Or, comme nous avons pu en faire nous-mêmes l’expérience,
il suffit d’un délai d’un mois aux diligentes imprimeries Darantière pour
assurer la fabrication complète d’un livre de 200 pages. Il résulte donc
des lois d’airain de l’impression que le faussaire pouvait parfaitement publier
toutes les lettres sans délai supplémentaire.
Évidemment,
la question n’est pas là pour qui n’est pas un roublard. Quand bien même
l’imprimeur aurait dû demander pour la publication de ces lettres des délais et
un prix exorbitants, quand bien même le faussaire aurait reçu les secondes
lettres la veille de la mise sous presse ou même le lendemain, ou un mois
après, alors que le livre était déjà dans le circuit de distribution, quand
bien même ces lettres feraient mille pages, qu’est-ce que cela changerait au
fait que M. Lebovici est un falsificateur ? Puisqu’il avait pris le parti de
publier ce que personne ne lui demandait de publier il devait ou bien publier
la totalité (ou du moins un honnête aperçu) dans les plus brefs délais ou bien
être un falsificateur. Or les choses n’en ont jamais été à ces extrémités.
Elles sont beaucoup plus simples et beaucoup plus évidentes. M. Lebovici est un
enculé.
* * *
Voyer a
immédiatement répondu à la falsification de l’éditeur Lebovici par la
publication de son “ Rapport ” où il expose amplement sa pensée. Cette
réponse suffit donc, quant au fond, à faire toute la clarté dans cette affaire.
Cependant il restait à faire toute la clarté sur la forme du débat,
c’est-à-dire sur la manière dont les éditions Champ Libre conçoivent réellement
un débat et leur rôle d’éditeur. Réellement et non plus seulement dans leurs
extraordinaires prétentions. Et quelles prétentions mazette ! La publication de
la Correspondance aura au moins eu le mérite de faire toute la lumière
sur la nature et sur l’étendue de ces prétentions mais aussi sur leur
illégitimité. Nous n’avons évidemment rien contre de telles prétentions, qui sont
précisément les nôtres, mais seulement contre ceux qui sont incapables de les
soutenir.
Le fait
que Voyer ait pu répondre aisément n’atténue pas la forfaiture du faussaire qui
n’y est évidemment pour rien. Dans un monde où n’importe quel ouvrier est capable
de trouver 50 000 francs pour acquérir l’automobile qui doit assurer son
bonheur, il est clair que le premier pauvre venu est aussi capable de
rassembler la somme de 50 000 francs nécessaire à l’impression et à la
diffusion d’un livre à 5 000 exemplaires.
De même le
fait que, falsifiée ou non, la correspondance de Voyer conserve son intérêt
n’atténue en rien la responsabilité du falsificateur. En effet, si le lecteur
ne peut, par la faute du maspérisateur, se faire une opinion juste de la
position de Voyer, il pouvait du moins juger de l’importance du débat et de son
issue. Puisque malgré ses efforts pour avoir tort Voyer fut rapidement
contraint d’admettre qu’il avait raison, le lecteur pouvait aussi se faire une
opinion. Voyer le put bien. Cependant, ce n’est pas une excuse pour le
falsificateur, car là encore il n’y est pour rien. Seule la méthode de Voyer y
est pour quelque chose. Précisément cette péripétie donne, malgré la
falsification de sa correspondance, une idée exacte (ainsi l’I.S.
pouvait répondre justement à des questions fausses) de la méthode de Voyer et
du but qu’il poursuit de même qu’elle donne une idée exacte des méthodes et des
buts de Lebovici.
Nous
arrivons au coeur de la question. À quoi bon maspériser puisqu’apparemment cela
ne profite pas au maspérisateur ? Pourquoi maspériser puisque d’une part, le
maspérisateur ne peut espérer que l’intérêt des lettres de Voyer échappe
totalement au public et que d’autre part, il est si facile de lui répondre ?
Peut-être Lebovici ne se doutait-il pas que Voyer pourrait répondre aussi
facilement et aussi vite, mais il se doutait bien que Voyer répondrait. Qui
donc pouvait en douter ? Précisément, toute la vicelardise du falsificateur est
là. Il s’agissait de discréditer par avance toute réponse que Voyer pourrait
faire. La falsification du faussaire est un élément d’une démonstration.
Il ne pouvait pas dissimuler purement et simplement l’existence des dernières
lettres. Le moindre soupçon sur leur existence pouvait le faire paraître pour
ce qu’il est. Il pouvait donc encore répondre aux premières lettres de
Voyer en proclamant hautement qu’il ne voulait pas publier les secondes.
En effet, si M. Lebovici décide de ne pas publier les secondes lettres, ce ne
peut être évidemment que pour de bonnes raisons. Comment M. Lebovici
éditeur de l’I.S., éditeur de Debord, ami personnel de Debord et ennemi déclaré
du parti du mensonge et de la falsification pourrait-il être lui-même un
falsificateur ? Donc, s’il maspérise, ce n’est pas lui qui est un maspérisateur,
ce sont les lettres de Voyer qui sont maspérisables. Voilà donc ce “ même genre
” dont sont les lettres de Voyer. Elles sont du genre des lettres
maspérisables. Et puisque les lettres de Voyer sont maspérisables, c’est bien
la preuve que Voyer est un imbécile, un homme de rien, quantité d’importance
nulle. Cqfd. Un subtil renforcement de l’opération est assuré par le fait que
le faussaire prend bien garde d’indiquer discrètement par un habile
commentaire qu’il ne faudrait pas prendre sa décision pour un ostracisme
dicté par un noble courroux — on serait tenté d’assimiler Voyer à une sorte
d’Alcibiade — mais bien pour un infime motif technique : le manuscrit était
déjà chez l’imprimeur. Passez muscade. Donc Lebovici ne se contente pas
d’intimider le lecteur qu’il prend aussi pour un parfait imbécile incapable de
juger du fond et pour lequel seule compterait sa mise en condition ; mais il
continue sa tentative d’intimidation à l’égard de Voyer. Cette fois il s’agit
que celui-ci n’ose même pas protester de la maspérisation, voire même qu’il
n’ose pas protester du tout devant une si belle mise en condition du public.
Hélas, contrairement à Lebovici, Voyer ne désespère pas des capacités du
public. Le falsificateur honnête homme porte donc la maspérisation et la “
dissimulation pseudo-dédaigneuse des positions de l’adversaire qui se rencontre
si souvent dans les gauchismes ” à un degré de finesse inconnu du stalinien
ordinaire ou du stalinien qui peut encore avoir recours à la police. Il révèle
pour mieux dissimuler. Il dissimule pour mieux falsifier ce qu’il révèle. C’est
un nouveau concept dans le monde de la falsification, une sorte de
falsifier-vrai, une véritable lebovicelardisation de la maspérisation. Dont
acte. Mais désormais la question est nettement et crucialement posée du
point de vue même de Lebovici : ou bien Voyer est un imbécile, ou bien
Lebovici est un falsificateur et Debord est son complice.
Une remarque s’impose
encore : nous ne partageons pas avec MM. Lebovici et Debord l’opinion qu’il
existerait des catégories de gens dont on pourrait falsifier les textes sans
que cela porte à conséquence. De même que nous sommes contre toute dictature,
nous sommes contre toute falsification. On ne peut combattre l’aliénation avec
des moyens aliénés. Nous partageons le point de vue proclamé de Debord sur ce
chapitre quand il prétend que ce qu’il souhaite de pire à ses ennemis, c’est
qu’on lise soigneusement leurs textes. Et il est plutôt difficile de lire
soigneusement un texte, fût-il celui d’un imbécile, quand il en manque la
moitié.
* * *
Le but de
Lebovici dans toute cette affaire est évidemment d’étouffer dans l’oeuf les
premières manifestations (du moins celles qu’il est capable de déceler) d’une
pensée qui lui fait horreur car elle ruine d’emblée, par sa simple existence,
sa carrière de rentier situationniste. Il est aussi intéressé que les
gouvernements de Madrid ou d’ailleurs à ce que l’on ne voit pas reparaître une
pensée critique internationaliste en France ou ailleurs. Ce qui signifie, selon
les plus récentes techniques de la domination : qu’on ne la voit pas, même
quand elle reparaît. Quelle maladresse donc, quand on sait que la seule manière
radicale d’étouffer une pensée est d’observer à son encontre le plus strict
silence. Mais le péché mignon du falsificateur lui aura été fatal : sa soif de
gloire, sa soif de poser au Lebo, veni, vidi, vici aura été la plus forte.
Quelle naïveté d’avoir cru que les choses en resteraient là : quand on veut
faire le franchisseur de Rubicon, il vaut mieux être César que Lebo.
Puisque sa
vanité l’empêcha d’observer un silence pur et simple, comme un quelconque
Debord, le falsificateur va donc opter pour une autre méthode : minimiser la
chose, tenter de réduire ce qui est un débat sur la nature du monde à une
simple querelle personnelle. Ce qui explique donc que la manière employée soit
rien moins qu’une tentative de banalisation de la maspérisation. “ Falsifier
c’est naturel ! ” En quelque sorte une espèce de vaccin de la
falsification, la falsification suffisamment atténuée selon les célèbres
méthodes de Pasteur ou de Mithridate pour que le public y devienne presque
insensible. Il est bien évident en effet que si la maspérisation devient une
chose banale, excusable même, d’aspect aussi inoffensif que l’innocente vaccine,
si Voyer ose protester après cela, c’est bien la preuve qu’il aime les
mauvaises querelles, c’est bien la preuve qu’il est — foutre — un calomniateur,
voire comme les ouvriers en Pologne un élément anti-socialiste. N’ose-t-il pas
insulter un honnête falsificateur ! comme d’autres osent insulter
d’honnêtes représentants du prolétariat.
Cela va de
soi dans le monde tel qu’il est. Dans un monde où les marmites sont rouges,
vont vite et sont révolutionnaires, où non seulement des épiciers mais des
États sont révolutionnaires, où l’on trouve de la bière pression en bouteille,
où l’on peut être islamique et progressiste, pourquoi n’y aurait-il pas aussi
des maspérisateurs qui ne seraient pas des maspérisateurs mais des
révolutionnaires ; des non-critiques qui ne seraient pas des non-critiques,
mais des critiques ; des réponses qui ne seraient pas des réponses mais
des non-réponses et des commentaires qui ne seraient pas des commentaires mais
absence de commentaires ? Dans un monde où les professeurs sont des anti-professeurs,
les psychiatres des anti-psychiatres, les bureaucrates des prolétaires au
pouvoir il est presque inévitable que des révolutionnaires deviennent des
maspérisateurs. Les premiers veulent défendre ce monde en se prétendant
révolutionnaires, les seconds veulent défendre la vérité par la falsification.
Pour nous les choses sont beaucoup plus simples : une ordure est une ordure.
S’il est
clair que l’éditeur Lebovici ne comprend pas du tout de quoi il retourne dans
les textes de Voyer (il n’est pas le seul) il est non moins clair qu’il en
saisit toute l’importance, mais comme menace pour les gens de son espèce
(et là non plus il n’est pas le seul.) Cela explique qu’il ne soit pas tout à
fait sûr de bien vouloir qu’on lise soigneusement les textes de Voyer. Il
préfère comme on l’a vu qu’on les lise sans les lire de même qu’il préfère y
répondre sans y répondre ! Il n’est pas rassuré autant qu’il voudrait le
paraître et il ne dédaigne donc pas de bien préparer le lecteur à cette lecture
par une petite mise en scène de son cru.
L’expérience
de l’I.S. a montré que le premier effet de la théorie critique est d’obliger
les idéologues, patentés ou non, à se comporter visiblement en ennemis de la
pensée critique et qu’ainsi le premier critère d’efficacité de la théorie
critique est de se créer des ennemis. En cela les falsifications de l’éditeur
Lebovici témoignent en faveur de l’opération entreprise par Voyer. Elles
montrent que la critique suffit à contraindre un éditeur, qui se prétendait
membre du parti de la vérité historique à se comporter visiblement en ennemi
déterminé de la vérité, de la critique et même de l’édition ! La simple
existence d’une théorie révolutionnaire est déjà une défaite de la pensée
spectaculaire et la condamnation des grenouilles qui se gonflent de cette “
pensée ”.
La
réaction de l’éditeur Lebovici s’explique aisément : c’est celle du pro-situ —
Lebovici n’aura été que le plus milliardaire des pro-situs — qui voit ses
idoles attaquées alors qu’il espérait pouvoir jouir encore paisiblement de la
misérable illusion d’existence historique que lui procurait l’approbation
passive et la défense hargneuse des mêmes vérités et encore plus des mêmes
erreurs. Faute d’autres talents, le pro-situ, milliardaire ou non, en est
réduit à s’intituler le chien de garde de la théorie situationniste et à
postuler partout son excellence alors que celle-ci est contredite par le monde
même, comme d’autres s’étaient intitulés les chiens de garde de la théorie de
Marx et de son excellence insurpassable. Seulement, alors que ceux-ci avaient
quelques moyens pour ce faire et l’ont démontré pendant 100 ans, ceux-là ne
sont que des chiens de garde de papier. Ce que le pro-situ redoute le plus est
donc l’instauration d’un débat d’idée car il n’a nulle qualité pour y prendre
part. Pour lui, une bonne idée est une idée morte. Et dans un débat, sans
l’esprit, les milliards sont inutiles sinon pour falsifier. Aussi on a vu que
l’éditeur Lebovici est plus prompt et plus à l’aise dans la falsification que
dans l’argumentation. Précisément, l’éditeur Lebovici aura tout juste été
capable, comme tout bon pro-situ, d’apprécier prudemment et post festum ce qui
avait déjà été lourdement confirmé par l’histoire mais il s’est montré
parfaitement incapable, à la première occurrence, de prendre le moindre
risque au moment où il faut les prendre si l’on veut être autre chose qu’un
rentier, au moment où il faut exercer son propre jugement puisque tout
autre fait encore défaut.
L’important
dans cette affaire est donc que se révèle enfin au grand jour ce qui jusqu’à
présent avait pu demeurer insaisissable et diffus quoique très répandu. Pour
non fondée qu’elle soit, l’objection du falsificateur et la méthode qu’il
emploie pour la défendre représentent un courant de “ pensée ”. Ce qui est important,
c’est que, contraint de prendre conscience de lui-même par l’avance de la
critique, ce courant doive enfin se montrer à visage découvert avec ses
méthodes de prédilection. Un des nombreux mérites de notre affiche Le tapin
de Paris aura donc été de contraindre ce qui demeurait caché à se déclarer
pour ce qu’il est : une orthodoxie marxo-situationniste bien pensante,
comme sont toutes les orthodoxies évidemment. Cette déclaration d’hostilité
ouverte va donc nous permettre de combattre en rase campagne ce que Debord et
Sanguinetti ont vainement attaqué dans leur Véritable scission.
L’imposture bien pensante de Lebovici n’aura duré qu’un seul été.
L’orthodoxie
marxo-situationniste des éditions Champ Libre et de ses commensaux
était, tant qu’elle pouvait demeurer secrète, tant qu’elle pouvait comme la
bureaucratie stalinienne prétendre ne pas exister, le point d’appui central,
comme fausse critique et fausse conscience du situationnisme, du système
d’organisation de l’impossibilité de critiquer la théorie situationniste.
Lebovici était le point d’appui réel des François George et des Manchette. Le
tapin de Paris aura été l’opération de commando qui a fait tomber
fortuitement ce point d’appui. Puisque désormais Lebovici et Manchette sont
visiblement dans le même camp il est bien clair que Lebovici ne peut plus être
d’aucun secours pour Manchette et ses collègues en putasserie et réciproquement
! Ce fut un des heureux hasards de la guerre. La falsification vraie est venue
se placer toute seule au centre de notre critique. Ce n’est pas nous qui
l’avons cherchée. Cette orthodoxie se chargea elle-même de révéler son
existence et donc son appartenance au parti de la falsification et du mensonge.
Le masque révolutionnaire de Lebovici cachait la grimace de Maspéro.
Une
orthodoxie se définit toujours elle-même par sa prétention à la défense d’un
point de vue donné. La seule défense véritable d’un point de vue est sa
critique. Or l’orthodoxie a pour première tâche — et c’est là sa véritable
définition — de nier l’existence de toute critique de sa chasse gardée. C’est
cette véritable définition qui implique aussi ses méthodes, les seules
adéquates à un tel but : le silence, l’intimidation, la falsification, la
calomnie. Ainsi, c’est par sa méthode dont nous venons de voir un échantillon,
que l’éditeur Lebovici se définit comme le premier représentant avoué de
l’orthodoxie marxo-situationniste.
L’orthodoxie
marxo-situationniste est le point de vue des situationnistes sans les
situationnistes, c’est-à-dire la lettre sans l’esprit, et donc nécessairement
la lettre contre l’esprit. Puisque le pro-situ s’institue le dépositaire de la lettre situationniste, tout ce qui
remet en question ce bien penser est une abomination qui ne saurait même
exister, qui ne doit pas exister. La simple évocation de la critique met le
pro-situ dans tous ses états. Or nous entendons défendre l’esprit de Hegel, de
Marx, et des situationnistes, donc nécessairement l’esprit contre la lettre.
Nous attaquons la lettre au nom de l’esprit. Pour les Maspévici et les Lebopéro
notre point de vue ne saurait donc exister. Or, par un heureux concours de
circonstances, l’éditeur Lebovici fut amené à commettre une première erreur en
rompant la loi du silence sur le point de vue abhorré. Ayant contribué à faire
admettre l’existence de ce point de vue, d’abord à lui-même évidemment, il fut
donc conduit par la suite à en mettre en scène l’inconsistance par les
procédés que l’on sait. On comprend dans ce cas que la seule chose qui compte
pour ce digne représentant de l’orthodoxie, c’est que Voyer semble avoir tort,
ou même que Voyer semble penser qu’il a tort, à n’importe quel prix (à
n’importe quel prix à la portée de Lebovici). Aujourd’hui, par sa faute, la
zizanie règne dans les chaumières pro-situationnistes car désormais la critique
existe puisque Lebovici l’a rencontrée.
* * *
L’auto-exclusion
de l’orthodoxie marxo-situationniste Champ Libre et consort débarrasse le parti
de la vérité de ses gardiens du silence. Par contre, ce nettoyage salutaire
correspond partout ailleurs que dans ce parti au devenir monde lourdement
manifeste du situationnisme généralisé. À part l’auto-exclusion de cette
orthodoxie, le premier effet de la critique fondamentale de la théorie
situationniste est d’obliger le situationnisme diffus à la concentration comme
spectacle pro-situ de la théorie. (Voyez le répugnant Manchette en défenseur de
Sanguinetti dans le répugnant Charlie-Hebdo.) Si les tenants de l’orthodoxie
marxo-situationniste encore embusqués à l’intérieur de notre parti se contraignent
au silence et taisent leur indignation pour ne pas commettre la même erreur que
Lebovici et entretenir ainsi le plus longtemps possible le black out sur
l’existence et la nature de la critique fondamentale de la théorie
situationniste, les putes intellectuelles patentées, du fait même de
l’existence désormais reconnue de cette critique, sont contraintes à faire
manifestement ce que la pression souterraine du monde les contraignait déjà à
faire souterrainement. Elles sont contraintes à la fuite en avant dans la
constitution accélérée d’une orthodoxie marxo-situationniste spectaculaire.
(Voyez les professeurs Byrrh et Heydrich dans leur ouvrage La
néo-social-démocratie où, comme il arrive souvent, des politiciens déçus
dans leurs espoirs de bureaucrates se laissent aller à dire quelques vérités
sur leurs concurrents plus heureux ; ou les mêmes en pourfendeurs
d’intellectuels de gauche et de professeurs dans la spongieuse revue
universitaro-marxeuse Non ! pleine d’intellectuels de gauche et de
professeurs. Que sont-ils donc eux-mêmes sinon des intellectuels de gauche et
des professeurs, sinon des crevures. Voyez encore l’indécrottable crétin
situ-sandino-mittérrando-chevènementiste Debray ou le louche Janover — I.S. n°
11 — en pourfendeur de putes intellectuelles.) Cette orthodoxie
marxo-situationniste spectaculaire est évidemment la vérité de l’autre, occulte
jusqu’à présent et tirant son efficacité et sa sauvegarde de son ésotérisme.
L’orthodoxie spectaculaire a l’avantage sur l’occulte d’être délibérément ce
que l’autre n’a été que malgré elle. Les putes intellectuelles tendent
donc à mettre en scène de plus en plus manifestement le spectacle d’une I.S.
sans situationnistes, l’I.S. des éducateurs du peuple, l’I.S. des professeurs.
Ainsi, de
même qu’hier c’était par la maladroite médiation des adversaires politiciens de
l’I.S. que les pauvres apprenaient qu’ils “ étaient ” situationnistes,
aujourd’hui c’est par la maladroite médiation des mêmes politiciens mais ravalés
en pro-situs qu’ils apprennent qu’ils doivent critiquer la théorie
situationniste elle-même s’ils veulent exprimer leur révolte sous une forme
adéquate.
Le
véritable critère de la course à la falsification à laquelle se livrent les
putes intellectuelles, ce qui leur donne leurs titres à l’occupation de places
honteuses dans la hiérarchie du mensonge, est leur capacité à falsifier vrai.
La question pour elles, pour leurs maîtres donc, est de falsifier toujours
plus vrai. Pour cela il leur suffit de se servir de ce qui a le mieux
exprimé la vérité négative hier, vérité négative qui est aujourd’hui travaillée
elle-même par le négatif ; de ce qui aujourd’hui n’est plus, manifestement,
qu’une demi-vérité qui va être niée à son tour ; de ce qui falsifie donc le
plus précisément le négatif à l’oeuvre. Plus la falsification est vraie, plus
l’inversion spectaculaire de la réalité est précisément effectuée, comme
l’histoire du marxisme en est la parfaite illustration et comme le
situationnisme voudrait pouvoir l’être paisiblement aujourd’hui.
Le
falsifier vrai est la méthode de retardement qui consiste à approuver
totalement la critique passée pour la retourner contre ce qui fut vivant en
elle et nier encore plus radicalement l’existence et la nature du négatif à l’oeuvre.
Le falsifier vrai est au coeur du situationnisme qui consiste dans la
répétition pure et simple aujourd’hui de ce que disaient les situationnistes dans
une autre époque. On comprend alors pourquoi les putes intellectuelles ne
prennent même plus la peine, aujourd’hui, de falsifier les thèses des
situationnistes (pour faire cela en 1978 par exemple, il faut être un arriviste
aussi maladroit que Baynac, un de ces arrivistes qui n’arrivent jamais et sont
condamnés à parodier dans les colonnes de Libération — le discount de la
prostitution intellectuelle : “ On monte pour pas cher. ” — le style
diplomatique des journaputes du Monde !) et se contentent de les
recopier purement et simplement (en témoignent les déjections de
l’écolo-luxembourgiste Guillerm, ce régionaliste de P.S.U. qui rampe de
l’approbation “ théorique ” du mouvement du 22 mars à celle de la “ mouvance
autonome ”.) La théorie situationniste devient ainsi, dans de telles mains, l’antithéorie
de la nouvelle époque. Ce n’est évidemment pas la théorie des
situationnistes qui est devenue plus fausse qu’elle n’était, c’est l’époque qui
est plus vraie. Cette théorie est aujourd’hui le point d’appui théorique du
spectacle de la théorie qui remplace préventivement et toujours plus
massivement la théorie possible des conditions de la nouvelle époque. La
théorie situationniste n’est pas la théorie de 1968, la théorie de l’époque qui
commence en 1968. Elle est seulement le testament de l’époque qui finit en
1968. 1968 commence seulement à produire sa théorie.
Répéter telle
quelle, dans une nouvelle époque, la théorie critique d’une époque passée,
est la plus subtile manière de calomnier la nouvelle époque et les
révoltes de cette nouvelle époque. Subtile, puisque cette calomnie s’avance
parée du prestige révolutionnaire d’une critique défunte ; calomnie, puisque
c’est prétendre sournoisement que la nouvelle époque n’est pas plus vraie, plus
intelligente que l’ancienne au point que de vieux oripeaux théoriques seraient
bien assez bons pour exprimer ses révoltes.
Par la
mise en scène du situ-éditeur, l’organisation du silence dans la théorie
confirme sa définition par les derniers situationnistes en 1972 et la complète.
Contraint à la publicité par le retour de la critique, le falsifier vrai dans
la théorie a dû exister conformément à lui-même, permettant ainsi son
diagnostic scientifique. Ses tenants prétendent faire travailler éternellement
une demi-vérité à leur service. Prétendre faire travailler le mensonge au
service de la vérité, c’est faire travailler la vérité au service du mensonge.
La seule manière de faire travailler le mensonge au service de la vérité est
évidemment de le combattre, de le réfuter. Ce que doit prouver de toute urgence
le parti de la révolution dans cette nouvelle époque, c’est qu’il sait
reconnaître et comprendre le parti de la contre-révolution, même et surtout
quand ce dernier s’avance à ce point dans ses propres rangs pour lui nuire.
Le
spectacle de la théorie, forme théorique du spectacle de la révolution, est
l’expression de la contre-révolution spectaculaire elle-même. Le falsifier vrai
qui est au coeur de cette forme théorique est l’expression du falsifier vrai
qui est au coeur des manipulations contre-révolutionnaires dans le monde. Plus
généralement, le falsifier vrai est le principe même du spectacle :
l’aliénation est le falsifier vrai de la communication. Si l’époque est plus
vraie, c’est qu’elle est plus vraiment fausse. Et l’action de ceux qui la
combattent peut donc être plus facilement vraie. C’est à ces manipulations que
sert aujourd’hui le situationnisme comme a servi hier le marxisme.
L’auto-définition de l’orthodoxie marxo-situationniste est un moment de
l’auto-définition du spectacle de la révolution dans son ensemble et c’est
parce que les pauvres doivent déjà le combattre partout dans le monde et chacun
dans sa propre vie que nous pouvons aussi le combattre, beaucoup plus
modestement dans la théorie.
En
s’autodénonçant dans le milieu expérimental défini par la théorie, l’orthodoxie
marxo-situationniste révèle à la critique ses conditions d’existence et son
rôle particulier dans le situationnisme généralisé que connaît le commencement
de la nouvelle époque. Cette orthodoxie est l’organisation de la fausse
conscience du situationnisme. Ainsi par sa mise en scène, bien plus
révélatrice qu’il ne le croyait, et surtout révélatrice de tout autre chose que
ce qu’il espérait, l’éditeur Lebovici a montré que désormais le parti du
silence dans la théorie est travaillé par la critique. Ceci définit la
situation qui est faite au situationnisme dans la nouvelle époque. Il doit
coexister avec la théorie situationniste et sa critique et les utiliser à ses
propres fins comme la classe dominante doit coexister avec les pauvres et leur
radicalisme marchand et les utiliser à ses propres fins, donc avec les mêmes
risques. Tandis que la critique vivante, comme on peut aisément le constater
dans les lettres de Voyer publiées par l’éditeur faussaire, contient en
elle-même la contradiction comme un moment
conscient de son mouvement, l’orthodoxie combat la contradiction comme une
malédiction qui la travaille secrètement et qu’il faut à tout prix dissimuler
et faire taire.
Alors que
commence enfin dans la théorie la véritable scission dont la nécessité avait
été proclamée en 1972 par les derniers situationnistes, le parti prositu du
silence dans la théorie est resté jusqu’au bout fidèle à lui-même. Aujourd’hui,
ce n’est plus seulement dans l’I.S. qu’il est comme chez lui mais partout dans
le monde et tout à fait manifestement parmi les tenants attardés de la théorie
situationniste, chez les nouveaux spécialistes du retard qui jouent aujourd’hui
le rôle que jouaient hier les gauchistes, c’est-à-dire le rôle de leurs
véritables maîtres et de leur vérité à tous : les staliniens. Mais alors que
les gauchistes étaient la fausse critique du stalinisme, l’orthodoxie
marxo-situationniste est seulement la fausse critique du gauchisme. En témoigne
la reprise des thèses situationnistes par les gauchistes décomposés que sont
les zootonomes (il faut opposer ici les néo-politiciens et néo-militants “
autonomes ” m’as-tu-vu-dans-ma-jolie-révolte à la riche réalité de la révolte
qu’ils caricaturent et ridiculisent, ce qui est encore la meilleure calomnie de
cette révolte et de ses véritables raisons). De même qu’il y eut une orthodoxie
marxiste prétendument antistalinienne, il y a aujourd’hui une orthodoxie
marxo-situationniste prétendument anti-gauchiste. Mais de même que les
gauchistes étaient de vrais staliniens, les prositus sont de vrais gauchistes.
L’opération
“ Correspondance ”, contre-offensive de l’émetteur central de l’orthodoxie
marxo-situationniste, est une répétition en farce de la prétendue “ Véritable scission ” de 1972. En 1972, des
situationnistes, bien que vaincus par le situationnisme, excluaient leurs
anciens camarades devenus les conservateurs passifs du situationnisme, les
gardiens, dans l’I.S. même, du silence de la théorie.
En 1978
l’exclusion de pro-situs, de néo-staliniens et autres imbéciles par l’édition
situationniste officielle n’a d’autre but — en passant, mine de rien — que de
mettre en scène l’inexistence de la critique réelle du situationnisme qui
menace son gardiennage du silence. Ainsi, les metteurs en scène pro-situ des
éditions Champ Libre s’excluent eux-mêmes du parti de la vérité et par
conséquent du parti adopté par les situationnistes il y a vingt ans.
Alors
qu’en 1972 la lucidité sur l’action négative à entreprendre contre une suite
spectaculaire de l’I.S. avait réussi à interdire cette continuation
spectaculaire de l’organisation I.S., en 1978 l’aveuglement total sur l’action
négative à entreprendre à l’égard de la théorie situationniste échoue à
interdire cette action négative et au contraire donne à celle-ci l’occasion de
prendre nettement conscience d’elle-même, de ses buts, de ses ennemis les plus
immédiats. L’identification des Éditions Champ Libre avec le silence de la
théorie malgré leur vocation prétendue d’y mettre fin à jamais devrait,
maintenant que la théorie a recommencé à exister avec tous ses effets
mauvais, réduire cet éditeur à n’être plus que le spécialiste de la creuse
littérature prositue, comme dans une autre époque Maspéro fut l’éditeur
spécialisé de la creuse littérature gauchiste. Ou même le réduire au silence,
toujours comme Maspéro, lui permettant ainsi de rejoindre sa véritable
vocation.
FIN D’UN SITUATIONNISTE
Paris, 28 novembre 1979.
Cher Guy,
Tu n’auras
sans doute pas reçu l’exemplaire dédicacé de mon dernier ouvrage que je t’avais
adressé par l’intermédiaire de Champ Libre.
J’avais
noté comme dédicace : “ Comme tu pourras en juger par ce qui suit, j’avais bien
lu la Véritable scission. ” Cela faisait allusion à la remarque que tu
me fis après la parution d’Une enquête, remarque portant sur les points
(de la Véritable scission, ndlr) que j’attaque dans cet ouvrage. Sur le
moment j’avais été assez étonné et je m’étais dit que c’était après tout bien
possible (Debord avait déclaré à Voyer qu’il avait sans doute mal lu la
Véritable scission, ndlr.) Et je n’avais pas entamé le débat sur le champ.
Je pense maintenant que c’est toi qui a mal lu l’Enquête.
J’ai donc
entamé ce débat après mûre réflexion.
Je
t’adresse cette lettre à ton adresse parisienne et à nouveau à Champ Libre.
Je suis
très intéressé par ton opinion, tu t’en doutes bien.
Cordiales
salutations.
Voyer.
“ Comparé à Hegel,
Feuerbach est bien pauvre. Pourtant, après Hegel, il fit époque... ”
Marx à
Schweitzer, le 24 janvier 1865.
Paris, le 21 janvier
1980.
Cher Guy,
Désormais
je m’étonne de ton silence après ma lettre du 28 novembre 79.
Je
constate dans le Débat d’orientation que tu avais toi-même posé la
nécessité de régler les comptes avec Marx. Il me semble avoir brillamment
inauguré ce règlement de compte, ce que toi et tes amis aviez été incapables de
faire et d’ailleurs personne d’autre dans le monde. Je constate encore dans ce
même Débat que Sanguinetti envisageait de reconsidérer l’économie. Il me
semble également avoir irrémédiablement tranché ce que Sanguinetti et tant
d’autres s’acharnent encore à vouloir dénouer.
D’autre
part, tu n’auras pas été sans remarquer que les réponses que je donne à des
questions que toi et tes amis aviez vous-mêmes soulevées ont été mêlées aux
agissements d’un con et falsificateur qui se trouve être ton éditeur et ton producteur.
Un silence prolongé de ta part m’autoriserait donc à te considérer comme
approuvant les agissements du con et falsificateur.
En vertu
des motifs évoqués plus haut et de tes propres exigences maintes fois
affirmées, je ne suis pas décidé à te laisser libre de ne pas te déclarer sur
ces différents points. Je saurai me faire entendre avant que ne s’écoulent
quatre décennies.
L’I.S. en
est arrivée peu à peu à ne plus considérer dans le mal que le mal, cédant en
cela à la mise en scène alarmiste de son ennemi, nouvelle guerre froide, et fut
donc incapable de pouvoir répondre à la question formulée, quoiqu’en d’autres
termes, par Salvadori dans le Débat : pourquoi la chute de ce monde ne
sera pas une nouvelle chute de l’empire romain ? La question qui importe en
effet est bien que ce monde ne risque pas réellement de s’effondrer de lui-même
comme Rome, mais que tout au contraire, pour la première fois dans l’histoire, ce
sont les pauvres qui menacent de le renverser. Le spectacle de cet
effondrement — de même que le terrorisme, partie intégrante de ce spectacle —
n’a d’autre but que de dissimuler un peu à elle-même la réalité
de cette menace. Les pauvres modernes ne sont pas des ramasse-miettes.
Bien
sincèrement.
Voyer.
Le
25 avril 1980, Guy Debord publiait aux éditions Champ Libre une traduction,
avec postface, d’un poète espagnol. S’il n’est nullement coupable de parler à
quelque homme que ce soit si on le sait éditeur, il est par contre parfaitement
coupable et parfaitement compromettant de parler à quelque éditeur que ce soit
si on le sait maspérisateur. D’autant plus donc à un tel éditeur avec de telles
prétentions. Quand bien même Debord se munirait d’une cuiller à long manche,
quand il dîne avec Lebovici, il s’assied à la table d’un falsificateur.
Contrairement
à ce que prétend Denevert, ce ne sont pas des pro-situs qui rejoindraient en
masse un hypothétique debordisme, c’est Debord qui a rejoint ce qu’il
prétendait combattre il n’y a pas si longtemps encore.
La
théorie est scission ou n’est pas. La théorie n’existe à proprement parler,
comme critique, que lorsque existe un débat théorique, quelque chose qui
ressemble, dans la théorie, au débat du monde sur le monde, c’est-à-dire quand
existe dans la théorie la véritable scission du monde. L’I.S. était en
elle-même ce débat théorique. La racine du développement du situationnisme
réside dans l’arrêt du développement fondamental de la théorie critique
elle-même. Si La Véritable scission dans l’internationale proclame la
nécessité de la véritable scission dans la théorie “ entre, d’une part, toute
la réalité révolutionnaire de l’époque et, d’autre part, toutes les illusions à
son propos ” c’est que ses auteurs ont dû constater la fin de la véritable
scission dans l’I.S., ce qui pourrait être le véritable titre du
compte-rendu de la dissolution forcée de l’I.S.
Quand
commence la nouvelle époque qu’ils ont appelée de leurs voeux, les casseurs de
l’I.S. l’incarnent en personne mais non en théorie. C’est encore au nom de
l’ancienne époque, au nom des conceptions mêmes qui allaient servir de base
théorique au spectacle de la révolution, que les casseurs de l’I.S. ont mené
leur lutte d’arrière-garde contre l’avant-garde du spectacle de la révolution.
La dissolution de l’I.S. est la dernière manifestation du ravage interne du
situationnisme par la critique des situationnistes. C’est véritablement le
dernier mot de la théorie de l’ancienne époque. Le langage théorique des
derniers situationnistes trahit et limite la lucidité historique dont
ils font preuve. Cette contradiction interne est en elle-même la confirmation
du bien-fondé de leur oeuvre négative finale. Mais l’échec de leur tentative de
véritable scission approfondit encore la contradiction interne de la théorie du
parti de la vérité entre l’esprit des situationnistes et la lettre de leur
théorie.
La limite
de la critique par Debord du situationnisme consiste dans sa propre incapacité
à critiquer la théorie situationniste et dans celle-ci le point de vue
marxiste. Cette incapacité déjà contradictoire de sa lucidité pratique en 1971
rend compréhensible le véritable étouffement de cette lucidité et que Debord
ait tenté, ou laissé tenter sans s’y opposer, l’étouffement de la critique.
Déjà dans La véritable scission dans l’internationale Debord est exilé
dans la prison théorique qu’il n’a plus quittée depuis, rejoignant finalement
le parti du silence qu’il avait su malmener jusque-là. Debord est resté enfermé
dans sa perspective crépusculaire alors que commençait justement l’époque du commencement
perpétuel. Depuis La véritable scission Debord n’a plus écrit que des
testaments (c’est-à-dire des testaments de testaments puisque la théorie n’est
au mieux que le testament d’une époque.) D’une certaine manière, ces faire-part
de décès d’une époque disparue contiennent la contribution personnelle de
Debord au spectacle de la décomposition et en révèlent le secret : le spectacle
de la décomposition de cette société veut impliquer la décomposition
de la révolution qui a commencé mondialement en 1968 et n’a jamais cessé
depuis. Ce spectacle de la décomposition qui a trouvé des troupes nombreuses de
zélateurs parmi toute la racaille pseudo-révoltée des journalistes, des cadres,
des professeurs, des écologistes, des politiciens et bien entendu dans les
rangs des vrais maîtres de ce monde a su trouver des partisans jusque dans les
rangs de l’I.S.
Il peut
sembler légitime que Debord, à partir de 1968, se borne à défendre ce qu’a
fait l’I.S. Mais pour ce faire, il se borne justement à approuver
ce qu’a fait l’I.S. dans un monde qui précisément peut s’offrir le luxe
d’approuver l’I.S., dans un monde où des ministres ou de futurs ministres
approuvent ce qu’a fait l’I.S. comme dans une autre époque de futurs chefs
d’État approuvaient ce qu’avait fait Marx. Or cette approbation n’est pas la
défense de l’I.S. mais bien sa condamnation. La seule
défense possible de l’I.S. est, dans un tel monde, sa critique de même que la
seule défense possible de Marx dans un monde qui approuve Marx est la critique
de Marx. Mais surtout, cette critique est la seule manière de nous défendre
nous-mêmes.
Le fait
que, pour sa plus grande honte, Debord nous contraigne à le traiter en ennemi
ne fait que renforcer notre détermination à venger Debord et l’I.S. Nous nous
paierons de leur défaite sur la peau des matons du situationnisme. Ceux-ci ne
pourront plus impunément enterrer Debord et l’I.S. sous leurs soi-disants
hommages et ils pourront encore moins leur donner le coup de pied de l’âne
comme d’autres tentèrent de le faire récemment avec Marx.
Notre
parti n’a pas eu raison en un jour. Il a développé sa vérité à travers deux
siècles de luttes changeantes. Aujourd’hui encore, il n’a pas tout à fait
raison, puisqu’on peut encore survivre et falsifier non seulement à côté de lui
mais en lui-même. Cependant, un parti se prouve comme le parti vainqueur
seulement parce qu’il se scinde à son tour en deux partis. En effet, il montre
par là qu’il possède en lui-même le principe qu’il combattait auparavant et a
supprimé l’unilatéralité avec laquelle il entrait encore en scène. L’intérêt
qui se morcelait en premier lieu entre lui et l’autre s’adresse maintenant
entièrement à lui, et oublie l’autre, puisque cet intérêt trouve en lui seul
l’opposition qui l’absorbait. Cependant en même temps l’opposition a été élevée
dans l’élément supérieur victorieux et s’y présente sous une forme clarifiée.
De cette façon, le schisme naissant dans un parti, qui semble une infortune, du
moins pour certains comme on l’a vu, manifeste plutôt sa fortune.
Aujourd’hui,
c’est parmi les pauvres qu’a lieu le débat sur le monde. On comprend
d’autant mieux les efforts désespérés que déploie l’ennemi avec son spectacle
de la décomposition d’un monde. Il voudrait bien qu’on ne l’oublie pas tout à
fait et que les pauvres continuent le débat dans ses propres termes éculés.
Évidemment,
dans ces conditions les pauvres stipendiés par l’ennemi : cadres, intellectuels
de gauche, journalistes, professeurs, universitaires, politiciens gauchistes,
écologistes et psuïstes, donc les putes intellectuelles mais aussi bien les
sandinistes, les capitaines portugais, les terroristes, spécialistes de la
guerre civile préventive comme d’autres sont spécialistes du spectacle
préventif de la décomposition, vont être appelés à jouer un rôle de plus en
plus considérable justement parce que ce sont des pauvres et qu’ils sont les
avant-postes dépêchés par l’ennemi parmi les pauvres afin d’empêcher ceux-ci de
mener leur propre débat.