3. Marx n’a jamais critiqué
l’économie
Marx a donc
critiqué l’économie puisqu’il est parvenu par son travail acharné à faire
ressortir des défauts de celle-ci. Mais les défauts mis à jour par Marx
n’étaient des défauts que du point de vue de l’économie même. Marx, en tant que
critique de l’économie a été avant tout un économiste. Tandis que Hegel
combattant le positivisme commence par rejeter les postulats du positivisme —
il les rejette d’abord parce que ce sont des postulats — Marx combattant l’économie
commence par adopter les postulats de l’économie. Marx n’a jamais critiqué
l’économie que du point de vue de l’économie.
Quand Marx
disait que la critique de la religion était le préalable à toute critique, il
n’entendait pas par « critique de la religion » une critique du point
de vue de la religion, une rationalisation de la religion. C’est pourtant ce
que constituent ses sévères travaux de « critique de
l’économie » : une rationalisation de cet imbroglio que constituait
l’économie avant lui. Donc, selon les exigences même de Marx en ce qui concerne
la critique de la pensée dominante, malgré
les apparences — et l’on sait la funeste puissance pratique des apparences
— Marx n’a jamais critiqué l’économie. Marx ne critiqua même pas l’économie
comme Feuerbach critiqua la religion mais seulement comme Hegel. Marx est le
Hegel de l’économie. Comme Hegel il a rendu un peu plus rationnel un mensonge
qui l’était fort peu avant lui. En ce sens, il a donné à ce mensonge dominant
une forme plus aisément critiquable. Mais pour le malheur du monde, Marx n’a
pas encore connu son Marx voire même simplement son Feuerbach. Cent ans après
sa mort le mensonge économique dominant a toujours cours et surtout il a cours
chez des ennemis déclarés de ce monde et des théories dominantes de ce monde,
tels les situationnistes. On est toujours marxiste aujourd’hui comme on ne
pouvait plus être hégélien moins de dix ans après la mort de Hegel ! Marx
fut pourtant un ennemi déclaré de ce monde et des théories dominantes de ce
monde et tout particulièrement un ennemi déclaré de l’économie. Mais c’est là
que l’on peut juger de la puissance du mensonge économique ; il se trouve
de ses pires ennemis pour y croire. Du point de vue ennemi de ce monde et de la
pensée dominante de ce monde, du point de vue ennemi de l’économie, le seul
défaut de l’économie est d’être un pur mensonge, une pure fantasmagorie, une
pure apparence, une pure idée de la pensée dominante dans la pensée dominante.
On ne critique pas un mensonge. On le réfute. Marx n’a jamais réfuté
l’économie. Voilà sans doute encore un de ces « points de détail »
dont parle notre honorable correspondant.
Les mêmes
remarques qui valent pour les situationnistes vis-à-vis de Marx valent pour
Marx et pour les situationnistes vis-à-vis de l’économie. Si Marx et les
situationnistes n’ont jamais critiqué l’économie, il n’empêche que Marx et les
situationnistes ont notablement contribué, avec le reste du monde, à rendre
l’économie visiblement fausse. Mais c’est seulement en tant qu’ils furent des ennemis
et des critiques résolus du monde qui nécessitait l’économie, en tant donc
qu’ennemis de l’économie. Mais de même qu’il ne suffit pas d’être un ennemi de
ce monde, de l’argent, de l’État pour être capable de renverser ce monde,
l’argent, l’État, il ne suffit pas d’être un ennemi de l’économie pour être
capable de critiquer l’économie. Enfin il ne faut pas oublier que sans être
ennemis de l’économie, sans être ennemis de la pensée dominante, Staline et Mao
ont aussi notablement contribué à la rendre visiblement ce qu’elle était
essentiellement, tout simplement en
voulant la réaliser, avec les résultats que l’on sait.
Puisque Marx
n’a pas réussi, malgré les apparences, à critiquer l’économie, critiquer la
théorie de Marx, c’est principalement critiquer l’économie, c’est
principalement critiquer ce que Marx n’a pas su critiquer. Si l’I.S. n’a pas su
critiquer Marx, c’est parce que l’I.S. n’a pas su critiquer l’économie. L’I.S.
a donc finalement échoué là où Marx avait échoué : sur la critique de l’économie.
La meilleure part de la pensée de l’I.S. est strictement contradictoire avec
l’économie mais cependant jamais elle n’a contredit
l’économie, tout au contraire. Le meilleur exemple en est encore le livre du
situationniste Debord La Société du spectacle où malgré un point de vue strictement
contradictoire et ennemi de l’économie l’auteur émaille son texte de 178 grossièretés économiques. Chaque jour le
monde dément un peu plus l’économie, mais il ne le sait pas. La théorie des
situationnistes dément l’économie, mais elle ne le sait pas.
Le marxisme, c’est parler de Marx, se
servir de Marx sans critiquer Marx. Combattre le marxisme, c’est critiquer
Marx. Contrairement à ce que je disais dans le § 10 d’Une enquête, l’I.S. n’a pas combattu le marxisme car l’I.S. n’a pas
critiqué Marx. Critiquer Marx, c’est d’abord critiquer ce qui est le plus
grossièrement faux dans Marx. Critiquer Marx est donc principalement critiquer
l’économie. Et combattre le marxisme, c’est principalement critiquer
l’économie. L’I.S. n’a pas combattu le marxisme car elle n’a pas critiqué
l’économie, car elle a admis — avec le marxisme — que Marx avait critiqué
l’économie. L’I.S. n’a pas combattu le marxisme car elle n’a pas combattu la
pensée dominante quand elle dominait dans la pensée de Marx, ce qui fait que la
pensée dominante qui dominait dans la pensée de Marx a dominé aussi dans la
pensée de l’I.S. Ce qui distingue bien évidemment l’I.S. des putes
intellectuelles, c’est que si l’I.S. n’a jamais attaqué la pensée dominante
quand elle dominait dans la pensée de Marx, elle l’a par contre attaquée
partout ailleurs, tandis que les putes intellectuelles ne l’ont attaquée nulle
part et l’on sait maintenant pourquoi.
De même que
le marxisme consiste à parler de Marx sans critiquer Marx, le situationnisme
consiste à parler de l’I.S. sans critiquer l’I.S. Et de même que combattre le
marxisme, c’est critiquer Marx, combattre le situationnisme c’est critiquer
l’I.S. Mais puisque l’I.S. n’a pas critiqué Marx, puisque l’I.S. n’a pas
critiqué l’économie, critiquer l’I.S. c’est d’abord critiquer Marx, c’est
d’abord critiquer l’économie. Combattre le situationnisme est donc
identiquement combattre le marxisme, non pas comme je le disais faussement dans
Une Enquête parce que l’I.S. a
combattu le marxisme mais parce qu’elle ne l’a pas combattu.
Dire que
l’I.S. a échoué sur le point précis de la critique de l’économie — ou de la
critique de Marx — c’est appliquer à l’I.S. ses propres critères. L’I.S. avait
pour but la communication totale. Or la théorie de l’I.S. n’est pas une théorie
générale de la communication et elle n’a pas su le devenir. Une théorie
générale de la communication est nécessairement une critique de l’économie — ou
une critique de Marx — et réciproquement une critique de l’économie — ou une
critique de Marx — est nécessairement une théorie générale de la communication
car l’économie est l’anti-théorie de la
communication, la forme élaborée et concentrée de la propagande
utilitariste dominante contre la théorie de la communication. « La partie
centrale de toute vie sociale » n’est pas l’économie, « la base
concrète » de toute société n’est pas l’économie, sinon en apparence dans la théorie dominante,
mais la communication. De tous temps, en tous lieux, la communication est le
principe du monde. Et l’histoire du monde consiste jusqu’à aujourd’hui dans
l’aliénation de ce principe, dans l’aliénation de la communication. L’économie
est bien une « partie centrale » du monde et de la société, mais
seulement comme mensonge central de
la société où existe ce mensonge.