« Si les arguments font couler la sueur, les
preuves feront couler le sang ».
Shakespeare. Jules
César.
À la suite de la
publication par nos soins de l’affiche Le
Tapin de Paris, nous avons reçu une lettre de l’un de nos honorables
correspondants, lettre dont nous publions ici un extrait auquel nous allons
répondre précisément :
Le 25 mai
1978
Cher Voyer,
(...) J’avais
compris d’après N*** que vous aviez collaboré à la réaction de cette méchante
affiche (Le Tapin de Paris) (....)
Préalablement et à côté de vérités habilement développées sur quelques points
de détail, les anonymes rédacteurs dudit texte annoncent que la pensée de Marx
et celle de Hegel n’ont pas été critiquées jusqu’à aujourd’hui et que c’est
probablement à eux, auteurs de cette découverte, que reviendrait cette
grandiose tâche. Ce genre d’affirmation à l’esbroufe et à l’épate gauchistes ne
peut qu’accroître la confusion que s’efforcent d’entretenir les spécialistes et
récupérateurs de tout poil. Il appert des documents cités que vous seriez le
seul rédacteur de ce texte : mon jugement critique ne peut que s’en
trouver sensiblement renforcé. Cordialement. M* * *
Nous devons
d’abord reconnaître que nous ne pouvions écrire que la pensée de Hegel n’a
jamais été critiquée car, si Marx a critiqué Hegel pour de mauvaises raisons —
ce que nous allons montrer — il l’a aussi critiqué pour de très bonnes.
Cependant, il règne dans ce domaine de la critique de Hegel une suffisance
condescendante tout à fait hors de propos particulièrement dans notre parti :
Hegel aurait été critiqué par Marx, cette critique serait achevée, Marx
n’aurait critiqué Hegel que pour de bonnes raisons. Ceci est parfaitement faux.
Si Marx a
justement critiqué *
la théorie de Hegel en tant que théorie de l’histoire, la théorie de Hegel est
aussi une théorie de la communication, c’est-à-dire une théorie de la pratique,
une théorie de la société. Elle demande donc à être critiquée en tant que
théorie de la communication, du point de vue de la communication. Or, non
seulement Marx n’a pas critiqué Hegel du point de vue de la communication, mais
il l’a critiqué, sur ce chapitre, du point de vue inférieur et borné de
l’économie. Sur cette question de la communication, Marx se trouve en retrait
de Hegel et se révèle un digne émule des utilitaristes anglais. Plutôt que ce
soit Marx qui juge Hegel sur ce chef, c’est toujours Hegel qui, depuis 150 ans,
juge Marx et les utilitaristes. Hegel mérite donc un examen réel et non pas
seulement le traditionnel examen rituel ou virtuel et parfaitement
condescendant. En fait, c’est toujours Hegel qui, depuis 150 ans, juge ceux qui agissent ainsi et qui juge
Marx sur tous les points faussement critiqués — critiqués du point de vue
bassement utilitariste de l’économie — par celui-ci.
En regard de
cette suffisance qui règne depuis 100 ans — voyez le « matérialiste »
Lénine et ses Cahiers sur la Logique de
Hegel — nous préférons encore une expression outrée et manifestement fausse
comme la nôtre, tout particulièrement en ce qui concerne le plus ou le moins de
confusion qui peut en résulter. Bien entendu, nous préférons encore plus une
expression tout à fait juste, c’est pourquoi nous nous donnons la peine de
rectifier. Il fallait écrire : 150 ans après la mort de Hegel, la critique
de sa pensée n’est toujours pas achevée et, ce qui est encore pire, elle est
pourtant réputée totalement accomplie, voyez le soporifique Moinet **. Quant à la critique de la pensée de
Marx, 100 ans après la mort de celui-ci, elle n’est tout simplement pas
commencée. Et ce qui est encore pire, elle est présumée bien engagée — voyez
notre correspondant — ou même tout à fait terminée — voyez les néo-putes
intellectuelles du gauchisme pseudo-repenti.
Personne ne conteste les limites de Hegel. Et c’est bien ce
contre quoi nous voulons combattre. Nous voulons contester les limites de
Hegel, les limites telles que le bon gros sens positiviste, qui est la chose la
mieux partagée de ce monde, croit pouvoir lui assigner en toute quiétude après
la chaude alerte que lui causa déjà Marx il y a cent ans. Nous voulons attaquer
ceux qui se bornent à ânonner les poncifs de bon ton qui ont cours depuis un
siècle. Le véritable but de ceux qui agissent ainsi est que l’on ne connaisse
jamais d’autres limites à la pensée de Hegel que celles qu’ils veulent bien lui
assigner du haut de leur gros bon sens pseudo-réaliste de gauche. Nous voulons
au contraire connaître de nouvelles limites à la pensée de Hegel, connaître en
quoi notre époque est devenue plus profondément ce qu’elle était déjà du temps
de Hegel et du temps de Marx. Malgré la satisfaction feinte de ceux qui y vont
de leur couplet sur les limites bien
connues de la pensée de Hegel, celui-ci n’a pas fini de nuire — et nous en
apportons dans ce qui suit quelques preuves supplémentaires — car ce qui l’a si bien inspiré n’a pas non plus fini de
nuire et nuit même de plus en plus efficacement. C’est un monde irréel qui a
inspiré Hegel. Et ce monde n’est pas devenu plus réel depuis, que nous sachions.
Notre époque est trop peu réelle elle-même pour pouvoir prétendre trancher du
peu de réalisme de la pensée de Hegel. Cela, seule une époque réelle le pourra.
En ce qui nous concerne, plus modestement et en parfait accord avec Hegel, nous
prétendons trancher de ce qui n’est pas
réel et qui pourtant prétend l’être. Plutôt que ce soit ce monde qui soit
capable de dénoncer l’irréalisme de la pensée de Hegel, c’est cette pensée, le
mépris qu’elle témoigne pour ce qui n’est réel qu’en apparence, qui vont nous
être d’un grand secours pour dénoncer le peu de réalité de ce monde. Là où
Hegel plaidait seulement contre le pseudo-réalisme mensonger de la pensée
positiviste dominante, nous plaidons, nous, contre le peu de réalité du monde
lui-même. Nous faisons nôtre l’adage intangible de Hegel : seul ce qui est
rationnel est réel. C’est dire le peu de réalité que nous accordons à ce monde
quand on voit son peu de rationalité.
Ceci dit, il
est clair que notre honorable correspondant n’est pas capable de faire la différence
entre une découverte scientifique et une affirmation à l’esbroufe et à l’épate
gauchistes. Il a pour cela une excuse. Notre époque étant abondante en
affirmations à l’esbroufe et à l’épate et pauvre en découvertes scientifiques,
il aura certes eu de nombreuses occasions de juger des premières mais de très
rares pour juger des secondes.
* Ce qui est tout
relatif, car Marx ne peut pas critiquer justement le côté « théorie de
l’histoire » de la théorie de Hegel en ignorant ou en critiquant
faussement son côté « théorie de la société ».
** Genèse
et unification du spectacle, Champ Libre, 1977.