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Correspondance Voyer-Lebovici
« En février 1978 paraissait l’affiche Le tapin de Paris dans laquelle J.-P. Voyer affirmait, contre le
spectacle de la critique du marxisme et de la pensée de Marx par les putes
intellectuelles alors à la mode, que la pensée de Marx n’avait jamais été
critiquée et que justement le rôle des metteurs en scène de ce spectacle était
de tenter d’interdire une dernière fois la critique de la théorie de Marx.
Le 25 mai 1978, Gérard Lebovici,
éditeur de Voyer, lui faisait part de sa réprobation. L’existence d’un débat
critique chez les tenants de la critique étant chose plus qu’exceptionnelle,
Voyer s’empressait de répondre à son contradicteur et poursuivait l’analyse de
ses objections malgré le silence de celui-ci.
Le 9 septembre 1978, l’éditeur Lebovici
avait en main la totalité d’un courrier comprenant :
1) 5 lettres où Voyer admettait avoir eu tort de
publier que “ la pensée de Marx n’a jamais été critiquée ” et, une fois cette
prémisse admise, en tirait toutes les conséquences.
2) 4 lettres où Voyer réfutait cette prémisse et donc
toutes les conséquences qui en découlent.
Le 27 octobre 1978, sort des presses de l’imprimerie Darantière à Dijon un recueil de correspondance des
éditions Champ Libre * où l’éditeur Lebovici
ne publie que les 5 premières lettres, celles où Voyer reconnaît avoir tort et
tente même de donner raison à son contradicteur.
Donc, selon la méthode la plus ordinairement
stalinienne et solidement éprouvée, en publiant certains documents
judicieusement choisis, en en dissimulant d’autres non moins soigneusement choisis,
cet éditeur présente au public comme étant l’opinion de Voyer ce qui est en
fait son strict
contraire. Tandis qu’un stalinien moyen dissimulerait purement et simplement
l’existence d’autres documents, il proclame cette existence et qu’ils sont du même
genre. Et comme en effet un aussi honnête éditeur ne saurait être un vulgaire maspérisateur, c’est bien la preuve que ce qu’il publie,
c’est l’opinion de Voyer. En terme crus, ce partisan de la vérité, cet ennemi
déclaré “ du parti du mensonge et de la falsification ” ne se contente pas de
dissimuler la pensée de Voyer — il pouvait la dissimuler tant qu’il voulait
puisque personne (du moins nous le supposons) ne lui demandait de la publier —
il la falsifie.
Un petit roublard (il s’agit de J.-L. Paul, l’auteur d’Essor et décadence de l’idéologie du sous-développement) lui aussi
ennemi déclaré du parti du mensonge et de la falsification, a déjà tenté de
nous expliquer que la longueur présumée des lettres dissimulées était une
excuse certaine pour cet éditeur et que par contre la brièveté de la lettre du
11 septembre — et aussi sans doute sa haute importance — publiée dans ce
recueil de correspondance expliquait qu’elle ait pu y être insérée bien que le
manuscrit se trouvât déjà chez l’imprimeur lors de sa réception.
Précisément, nous considérons que l’éditeur Lebovici est encore pire que le maladroit Maspéro car il fait mine de s’abriter derrière les lois
d’airain de l’édition et de l’impression. Ici, c’est donc le manque de temps
qui est invoqué, en Espagne, ce sera le manque de place (cf. Appels de la prison de
Ségovie, Champ Libre, novembre 1980). On connaît la chanson. Il n’y a plus de
Pyrénées ou bien, peut-être, vérité de ce côté, falsification au-delà ! C’est
bien connu, quand un manuscrit est chez l’imprimeur, plus personne ne peut rien
y faire, même la puissante C.N.T., même un milliardaire. Un manuscrit serait
donc comme un missile de croisière, qui, lorsqu’il est lancé, ne peut plus être
rappelé ou détruit. Or, comme nous avons pu en faire nous-mêmes l’expérience,
il suffit d’un délai d’un mois aux diligentes imprimeries Darantière
pour assurer la fabrication complète d’un livre de 200 pages. Il résulte donc
des lois d’airain de l’impression que le faussaire pouvait parfaitement publier
toutes les lettres sans délai supplémentaire.
Évidemment, la question n’est pas là pour qui n’est
pas un roublard. Quand bien même l’imprimeur aurait dû demander pour la
publication de ces lettres des délais et un prix exorbitants, quand bien même
le faussaire aurait reçu les secondes lettres la veille de la mise sous presse
ou même le lendemain, ou un mois après, alors que le livre était déjà dans le
circuit de distribution, quand bien même ces lettres feraient mille pages,
qu’est-ce que cela changerait au fait que M. Lebovici
est un falsificateur ? Puisqu’il avait pris le parti de publier ce que personne
ne lui demandait de publier il devait ou bien publier la totalité (ou du moins
un honnête aperçu) dans les plus brefs délais ou bien être un falsificateur. Or
les choses n’en ont jamais été à ces extrémités. Elles sont beaucoup plus
simples et beaucoup plus évidentes. M. Lebovici est
un enculé. »
Fin du situationnisme paisible,
Institut de Préhistoire Contemporaine, 24 janvier 1981.
* Correspondance, vol. 1, 1978, Éditions Champ Libre. (Note des É.A.)
* * *
En 1991 M. Voyer publie Hécatombe avec
la totalité de la correspondance (chapitre I, « Une leçon de pensée »). Cette
correspondance figure depuis sur son site.
En 2004 M. Jean-Luc Douin (journaliste au Monde) publie un
livre intitulé Les jours obscurs de Gérard Lebovici
(Stock), où il se contente principalement de citer Gérard Guégan
(Un cavalier à la mer, 1992, François
Bourin). Il revient sur l’affaire des lettres (pp.
204-205) en citant Guégan qui rappelle « qu’en
1978, un échange opposa Lebovici à Voyer à propos
d’un tract que celui-ci avait commis, “ le Tapin de Paris ” […] » À la
suite de cela, nous explique M. Douin, Voyer « nommé par Lebovici responsable de la publicité de la maison d’édition
s’y “ couvre de cendres ” huit lettres durant, avant de publier plus
tard, en 1991, Hécatombe, dans lequel il se déclare, après
l’assassinat de son patron, “ vengé quoiqu’il arrive ”. » Citant
toujours Guéguan, M. Douin nous explique qu’« il
aurait adressé à Floriana [veuve de Lebovici, note des É.A.] le 6 décembre 1984, après
l’assassinat de son mari, cette délicate missive : “ Chaque jour je
crache sur la tombe de l’ordure. ” » À un autre correspondant, en
août de l’année suivante, il aurait écrit que « Lebovici
était un enculé ». Et M. Douin de préciser : « Pas Lebovici seul. “ Debord est
un enculé ” lui
aussi. » M. Douin nous explique encore (toujours en se référant à Guégan je suppose) que « le même homme aurait
également envoyé à Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, en juillet 1988,
cette correspondance de dément
[c’est nous qui soulignons] : « Vous dites
qu’aujourd’hui on ne peut plus distinguer entre un poème de Saint-John Perse et
un pot de yaourt Mamie-Nova. C’est un grand malheur. Mais je vous demande
alors, malheureux juifs, comment allez-vous faire, désormais, pour distinguer
entre l’innocent gaz de ville et le terrible Zyklon B ? »
Il semblerait donc que M.
Douin n’ait jamais lu Hécatombe (et les neuf lettres
qu’il contient), ouvrage qu’il cite pourtant (p. 204), mais se serait contenté
d’ânonner les racontars de Guégan dans Un
cavalier à la mer, entre autres. Il sait
que M. Voyer « se couvre de cendres huit lettres durant », sans
connaître la teneur exacte ce ces lettres et sans savoir que le falsificateur
juif Lebovici n’en a publié qu’une partie,
judicieusement choisie, dans la Correspondance de Champ Libre, en 1978. Et sans se demander une seule fois pourquoi
Voyer se sent « vengé quoiqu’il arrive », et considère que Lebovici est une « ordure » et un
« enculé ». Et Debord aussi.
Plus loin (p. 281) M. Douin
se penche sur les différentes pistes explorées par la police après l’assassinat
de Lebovici. « Parmi les pistes explorées par
les flics aux abois, celle de Jean-Pierre Voyer, au motif qu’il écrivit après
la mort de Lebovici une lettre insensée [c’est nous qui soulignons] dans le courrier des lecteurs de Libération, à l’adresse de Floriana, ainsi
libellée : “ Chère Madame, Comme vous avez pu le constater,
le destin n’a pas permis qu’un falsificateur demeure l’éditeur de Jacques Mesrine. Quel que soit l’instrument de ce destin, il est
bon qu’une telle infamie n’ait pu se maintenir. Il est bon que parfois certains
morts ne puissent être bafoués impunément. Je ne suis pas, Madame, votre
serviteur. ” » Et là aussi, M. Douin ne se pose pas une seule fois la
question de savoir pourquoi l’« insensé » Voyer traite Lebovici de falsificateur. Ses lecteurs n’en sauront donc
rien.
C’est au sérieux de
l’enquête qu’on reconnaît le grand journaliste. Et donc, ne comprenant même pas
de quoi il parle, M. Douin, ce grand apôtre du Bien (estampillé degauche) ne peut qu’en conclure que l’« insensé »
Voyer est « dément ». Avec de telles
explications et un tel « travail journalistique », il n’est guère
étonnant que les jours de M. Lebovici soient obscurs.
Encore plus obscurs que tout ce que l’on pouvait imaginer.
À moins bien sûr, que M.
Douin n’ait lu Hécatombe (et ses neuf lettres)
ainsi que le volume 1 de la Correspondance de Champ Libre (avec ses cinq lettres judicieusement choisies), et n’ait
donc été parfaitement au courant de toute l’affaire. Auquel cas M. Douin est également
un enculé. Un de plus, un de moins, quarante-cinq ans après, cela ne prête plus
beaucoup à conséquence.
Il n’y a donc pas meilleur sourd que celui qui ne veut
pas entendre. Et pour que les choses soient claires pour tout le monde et que
personne ne puisse dire : « Je ne savais pas », les Éditions
Anonymes republient en ligne l’intégrale de la Correspondance Voyer-Lebovici.
Karl von Nichts, Strasbourg, 18 mai 2023.
*
* *
Lebovici à Voyer
Gérard Lebovici à
Jean-Pierre Voyer
Le
25 mai 1978
Cher Voyer,
Vous m’avez demandé mon avis sur un certain nombre de
documents que j’ai reçus sous le titre Mises au point, relatifs à une
petite arnaque-exposition de non-art antipictural
avant-gardiste.
Il y a heureusement aujourd’hui beaucoup d’individus
qui savent comment « ramasser un peu d’argent sans fatigue », mais
les auteurs de cette mauvaise plaisanterie l’ignorent totalement. Afin d’éviter
de s’engager plus loin dans un projet condamné à l’échec, il leur aurait été
certainement profitable de s’adjoindre un bon conseiller en marketing.
Cette banale affaire ne mériterait pas que je la
relève si mon nom ne se trouvait mentionné d’une façon qui pourrait laisser
croire à une sorte d’approbation muette sur un texte que je désapprouve.
J’avais compris d’après Grégoire que vous aviez
collaboré à la rédaction de cette méchante affiche [Le Tapin de Paris]
*
qui constituerait la raison principale de la dispute entre ces nourrissons de
la théorie critique. Préalablement et à côté de vérités habilement développées
sur quelques points de détail, les anonymes rédacteurs dudit texte nous
annoncent que la pensée de Marx et celle de Hegel n’ont pas été critiquées
jusqu’à aujourd’hui et que c’est probablement à eux, auteurs de cette
découverte, que reviendrait cette grandiose tâche.
Ce genre d’affirmation à l’esbroufe et à l’épate
gauchistes ne peut qu’accroître la confusion que s’efforcent d’entretenir les
spécialistes et récupérateurs de tout poil.
Il appert des documents cités que vous seriez le seul
rédacteur de ce texte : mon jugement critique ne peut que s’en trouver
sensiblement renforcé.
Cordialement.
Gérard
Lebovici
*
Les notes entre [ ] sont rajoutées
par J.-P. Voyer en 1991.
Voyer à Lebovici
Lettre n° 1
Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici
Paris, le 7 juin 1978
Cher Lebovici,
Je vous remercie pour votre pertinente critique de mon
texte Le Tapin de Paris.
J’ai effectivement écrit en toutes lettres et entre
autres choses que « la pensée de Marx n’a pas été critiquée ». Voilà
une bien méchante découverte et une bien méchante insulte à l’égard de tous
ceux qui ont poursuivi cette critique envers et contre tout, tant dans la
théorie en particulier que dans le monde en général et si souvent au prix de
leur vie.
Maintenant, à côté de ce point de votre critique dont
la sévérité est, hélas, pleinement justifiée, vous semblez considérer comme
vérité sur un point de détail le fait que Marx n’ait jamais critiqué l’économie.
Je ne pense pas que l’on puisse considérer comme un
point de détail le fait que tant Marx que les situationnistes n’aient jamais
critiqué l’économie.
Tant Marx que les situationnistes furent des critiques
de la marchandise et ils critiquèrent la marchandise d’un
point de vue radicalement ennemi de l’économie, du point de vue de la
communication totale, de la richesse absolue et ceci en prenant au mot la
marchandise même et son spectacle. L’économie est au contraire le point de vue
utilitariste et positiviste du monde destiné à tenter de dégoûter les pauvres
des idées de richesse que pourraient leur donner la marchandise et son
spectacle. Mais ni Marx ni les situationnistes ne furent, malgré leurs
allégations à ce sujet, des critiques de la théorie dominante de la marchandise :
l’économie. Ils furent des critiques de la chose dominante et non des critiques
de la théorie dominante de la chose.
Il se passe donc ici le contraire de ce qui se passa
pour la religion : le monde qui rend nécessaire — pour la classe dominante
— une pensée comme l’économie a été directement
critiqué avant même que ne soit critiquée l’émanation de ce monde, son arôme
pestilentiel, la théorie dominante de ce monde : l’économie.
On doit à Marx précisément la découverte de la
véritable substance pratique de ce monde — la marchandise — et aux
situationnistes le développement — la critique — de cette
découverte. Mais la substance pratique de ce monde est justement — et là il
faut en appeler à Marx et aux situationnistes contre Marx et les
situationnistes — la marchandise et non l’économie qui n’est que la théorie
dominante de ce monde, la théorie dominante qui a pour but de méconnaître la
substance pratique de ce monde et cela parce que la connaissance de la
substance pratique de ce monde est trop dangereuse pour la classe dominante
elle-même. La marchandise est trop dangereuse pour les marchands eux-mêmes.
Cette connaissance, de même que son objet, n’est rien d’autre que pure
propagande en faveur de la richesse tandis que l’économie, de même que la
religion, a pour but de combattre le goût immodéré de la richesse chez les
pauvres.
Mais tant Marx que les situationnistes reprennent
cependant comme une croyance totalement irrationnelle dans leur pensée
critique de la marchandise la théorie dominante de la marchandise, en concurrence
avec la pensée rationnelle qui doit finalement l’abattre. Et je ne pense pas
que l’on puisse tenir pour un point de détail le maintien de l’économie comme croyance irrationnelle dans la pensée rationnelle des
contradicteurs de la marchandise. Si la marchandise est la chose à critiquer et
l’économie seulement la théorie dominante de la chose, il n’empêche que cette
théorie est un moment de la chose elle-même et que c’est donc la chose
elle-même qui demeure non critiquée sur ce point et donc non critiquée sur sa
totalité. Malgré les résultats remarquables obtenus dans la critique de la
marchandise par Marx et par les situationnistes, il ne peut pas être sans
conséquence pour le résultat total et central de cette critique que la théorie dominante
de la marchandise se maintienne dans la pensée qui critique la marchandise et
que la théorie dominante de la marchandise ne soit pas critiquée pour ce
qu’elle est : une pensée et seulement une pensée.
Rien d’autre.
Autrement dit, il n’y a pas une réalité économique dont l’économie serait la
connaissance plus ou moins vraie et plus ou moins intéressée et qu’il s’agirait
de critiquer pour renverser la chose
économique dont elle serait connaissance imparfaite et partiale. La réalité de ce triste monde est la marchandise et la
marchandise n’est pas économique, mais antiéconomique, c’est elle qui rend toute économie
impossible, toute administration de la maison impossible, qui rend donc
nécessaires de gros et risibles traités d’économie le jour même où tout pouvoir
économique, tout pouvoir d’administration souveraine de la maison, tout pouvoir
d’État absolu a disparu à cause de la marchandise ! (Là encore
l’étymologie est selon sa propre étymologie, le vrai sens des mots comme cela
est si souvent, car l’histoire existe et son mouvement est plutôt une
régression vers ce qui a servi de commencement. Hegel.) Et l’économie a pour
seul but de tourner le dos à cette
réalité purement marchande, purement pratique et nullement économique.
Et elle a ce but afin que la totalité des hommes tourne le dos à la réalité
véritablement marchande de ce monde. Et l’on peut considérer qu’elle a
partiellement réussi quand on voit que des critiques de la marchandise aussi
résolus que Marx et les situationnistes reprennent à leur compte dans leurs
théories critiques les fables de la théorie dominante, à commencer par la fable
qui porte sur la propre nature de cette théorie dominante et qui prétend faire
de son contenu, de son faux objet, la réalité de ce monde
— « cette partie centrale de la société » (Debord)
— et la révélation — certes imparfaite — de la réalité de ce monde.
Maintenant, quand bien même cela serait un point
central, et sa preuve une tâche grandiose propre à satisfaire mes pires accès
de vanité scientifique, cela n’excuse pas, évidemment, d’écrire des énormités
par ailleurs.
Cela explique quand même comment j’ai pu écrire une
telle énormité, car ce à quoi je faisais allusion — et qui, s’il n’est pas le
seul point critiquable et critiqué dans la pensée de Marx, n’est cependant
toujours pas critiqué — est évidemment cette présence de la théorie dominante
de la marchandise dans la pensée de Marx, présence non remise en cause par les
situationnistes.
Je dois dire qu’avant d’avoir à répondre à votre
lettre je ne faisais même pas clairement la distinction entre critique de la
marchandise et critique de la théorie dominante de la marchandise et que si
j’avais fait cette distinction je n’aurais peut-être pas écrit une énormité.
Croyez bien que je serai toujours attentif à vos
critiques et en particulier à celles que vous pourriez avoir à faire encore à
l’affiche incriminée ou bien à la présente lettre.
Je suis votre obligé.
Voyer
Lettre n° 2
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris, le 13 juin 1978
Cher Lebovici,
Je vois aujourd’hui que le point de vue « Marx
n’a jamais critiqué l’économie » que je défendais dans ma dernière lettre
est insoutenable de même qu’est insoutenable la distinction entre critique de
la marchandise (critique théorique de la marchandise) et critique de la théorie
dominante de la marchandise.
Ce qui est certain, c’est que cette théorie dominante
est toujours debout dans la pensée de Marx et dans la pensée des
situationnistes, ce qui m’a amené à proférer que parce qu’elle est toujours
debout là c’est donc qu’elle n’avait
jamais été critiquée.
Mais il est non moins certain que la pensée de Marx et
la pensée des situationnistes sont d’incessantes critiques de la théorie
dominante de la marchandise.
Chaque proposition vraie sur la marchandise est la
critique de la position fausse correspondante dans la théorie dominante de la marchandise. Ainsi, postuler comme
le fait Marx, puis encore plus précisément les situationnistes, que la
substance pratique de ce monde est la marchandise, c’est critiquer la thèse
correspondante de la théorie dominante de la marchandise. Cette thèse
correspondante est évidemment que la marchandise est la substance du monde,
mais la marchandise sous une forme propre à plaire aux commanditaires de
l’économie et à dégoûter de la richesse les pauvres pour le reste des temps.
La critique théorique de la marchandise de même que la
critique pratique de la marchandise est nécessairement la critique de la
théorie dominante de la marchandise.
L’économie a pour mérite et pour intérêt d’être
justement une théorie de la marchandise. Par contre son but, son intérêt,
l’intérêt de ses commanditaires, font qu’elle ne va cesser de proclamer le
contraire.
Ainsi, si la critique de l’économie est bien le point
de départ de toute critique théorique (et seulement théorique) de ce monde,
comme le dit justement Marx, ce n’est pas, comme le dit Marx, parce que
l’économie est la « partie centrale de la société » (Debord) mais parce que l’économie est la théorie dominante
de la marchandise, parce que l’économie est une théorie de la
marchandise, c’est-à-dire une théorie de l’essence même de cette
société. Et la critique théorique de cette essence a nécessairement comme
commencement la critique de la théorie dominante de cette essence, car les
hommes produisent leurs conditions d’existence sur la base des conditions préexistantes.
Le mérite de Marx, et son
avantage sur Hegel qui parle du monde de la marchandise, de la logique du monde
de la marchandise, de la logique révélée par le monde de la marchandise
sans jamais pouvoir identifier son objet, est d’identifier le premier le
véritable objet de la théorie dominante de son époque (notre époque).
Simplement donc, et non plus
publicitairement, la pensée dominante est toujours debout dans ce monde et en
particulier dans la pensée de Marx et des situationnistes puisque la chose que
veut dissimuler en la révélant trompeusement cette théorie dominante est
toujours debout dans le monde. La théorie dominante de la marchandise ne peut
être totalement critiquée que pour autant que la marchandise est totalement
détruite et non l’inverse. Mais il n’empêche que la pensée de Marx et
celle des situationnistes sont d’incessantes critiques de l’économie.
Je m’étonnais en quelque
sorte : 1) de ce que la marchandise étant toujours debout, la théorie
dominante de la marchandise le soit aussi ; 2) de ce que la critique de la
théorie dominante de la marchandise ne soit pas faite d’un seul coup, comme si
cette critique n’était pas partie inhérente de l’histoire où tout se fait par
charges et assauts successifs (même et surtout dans Hegel où ces assauts et
charges ne laissent pas de cicatrices).
C’était donc naïvement
postuler 1) que la théorie dominante de la marchandise pouvait être totalement
critiquée sans que la marchandise soit elle-même totalement détruite ; 2)
que la théorie dominante pouvait être critiquée totalement d’un seul coup et
donc que si elle n’était pas totalement critiquée, c’était parce qu’elle
n’était pas critiquée du tout.
Je ne peux qu’espérer mener
un nouvel assaut contre la théorie dominante de la marchandise, c’est-à-dire un
nouvel assaut dans la théorie contre la marchandise, après et grâce aux
assauts menés par Marx, les situationnistes et bien d’autres dans la théorie et
après et grâce aux assauts menés par les pauvres dans le monde. Et je dois
savoir qu’il n’appartient pas à la théorie d’avoir le dernier mot, et que
nécessairement, d’une manière ou d’une autre, la théorie dominante de la
marchandise sera debout aussi dans ma critique. (Cette affiche en est un triste
exemple où la publicité la plus publicitaire étouffe la publicité
scientifique.)
Il ne reste donc rien dans
cette affiche qui comporte une énormité par face, sinon des vérités habilement
développées sur des points de détail.
Enfin, je vois aussi qu’il
n’est pas vrai non plus que dans le cas de la religion, le monde qui la
nécessitait fut critiqué après que fut critiquée la théorie dominante de ce
monde. Au contraire cette théorie dominante fut d’abord attaquée à travers la
critique du monde qui la nécessitait par les physiciens bourgeois tandis que
ceux qui commanditaient cette physique s’attaquaient directement à ce monde par
leur action dans ce monde. Ce fut seulement quand le monde qui nécessitait la
religion eut totalement disparu que cette théorie dominante fut mise en cause
comme pure pensée, par les savants travaux philologiques de Strauss portant sur
l’origine réelle grecque de cette pensée réputée judaïque, puis par les travaux
de Feuerbach et Marx portant sur les raisons terrestres de cette pensée, sur
les conditions terrestres de sa production historique et cela pendant que
luisait pleinement au firmament théorique la nouvelle étoile de la nouvelle
pensée dominante : l’économie.
De même, la théorie
dominante de la marchandise a été immédiatement attaquée à travers l’attaque de
son monde par les pauvres modernes, les prolétaires, et dans la théorie par les
théoriciens pauvres des pauvres avant que l’on en vienne (votre serviteur) à l’attaquer
comme pure pensée, sur sa nature de pure pensée et sur les conditions pratiques
de sa production historique.
De même que les
contradictions de la famille céleste — à commencer par son existence dans la
pensée — devaient être expliquées par les contradictions de la famille
terrestre, de même les fables de l’économie doivent être expliquées par les
dangers réels que doivent affronter les commanditaires de l’économie, un danger
essentiel consistant dans la révélation crue
de ces dangers, de l’existence de ces dangers, aux rangs desquels la
marchandise elle-même figure en bonne place. L’économie a donc pour but de
dissimuler l’existence de ces dangers ou du moins de camoufler leur existence
en l’existence de dangers moins dangereux.
Tout ce que je peux dire,
donc, sans proférer d’énormités, c’est que ni Marx ni les situationnistes n’ont
jamais critiqué l’économie en tant que pure pensée, en tant que pure apparence,
pure invention, pure illusion, aussi purement imaginaire que le
prétendu socialisme à Moscou, Pékin, Alger ou Cuba, mais l’ont toujours traitée
comme une pensée réaliste, une pensée traduisant une réalité économique
du monde, donc non pas pure illusion mais mélange d’illusion et de la chose
même.
Or le monde n’a pas plus de
réalité économique qu’il n’avait de réalité religieuse du temps
de la religion ou qu’il n’a de réalité socialiste à Moscou. La seule réalité
religieuse du monde consistait dans la religion et dans son garant, le roi de
Prusse. De même pour la réalité économique, qui consiste dans la seule pensée
dominante qui s’intitule économie et dans le seul pouvoir pratique d’illusion
de cette pensée.
Démontrer cela, démontrer
que l’économie est pure apparence, c’est démontrer quelle est cette réalité dont
l’économie est pure apparence comme il fallait démontrer quelle est cette
famille terrestre dont la famille céleste est pure apparence.
Je n’aurai guère de peine
dans cette démonstration — en tout cas bien moins qu’ici même — car tous les éléments critiques concernant
cette réalité réellement réelle du monde se trouvent dans Hegel, Marx, les
situationnistes, ce qui est la meilleure preuve que Hegel, Marx et les
situationnistes — la pensée révolutionnaire de l’histoire — sont des critiques
de l’économie. Ce sont les éléments réunis par eux qui permettent —
concomitamment avec les plus récents développements du monde — d’identifier
l’économie et de la critiquer pour ce qu’elle est.
À la rigueur, je pouvais
donc écrire que, malgré les apparences, Marx n’a jamais critiqué l’économie
pour ce qu’elle est.
Marx a le premier identifié
l’objet réel de l’économie, malgré toutes les précautions que prend celle-ci
pour que cet objet ne soit pas identifié. Il a donc porté un premier coup à
cette théorie dominante. Mais il n’a pas pu identifier l’économie elle-même.
Dernière remarque : les
apparences de « malgré les apparences » sont bien entendu les
apparences staliniennes et social-démocrates. Pour
les stalinauds et les socdems,
il faut coûte que coûte que Marx ait terminé la critique de l’économie, puisque
c’est ce pur fantôme — nostalgie d’un pouvoir central perdu, qui pouvait
prétendre, lui, au qualificatif d’économique — qu’ils essayent de réaliser avec
l’insuccès que l’on sait.
Ce que Marx a laissé debout
de la pensée dominante, ce qu’il n’a pas pu critiquer, c’est précisément cela
que les stalinauds et les socdems
veulent réaliser.
Cordialement.
Voyer
P.-S. : Au moment de
fermer l’enveloppe, je trouve une formule qui résume bien ma position :
Marx et l’I.S. ont toujours critiqué l’économie en tant que théorie dominante
de l’économie et jamais en tant que théorie dominante de la marchandise. Or
l’économie n’est rien d’autre que la théorie dominante de la marchandise. Une
pure fable, aussi irrationnelle et fantastique que le fut la religion.
Maintenant, ce n’est pas
parce que la marchandise est toujours debout que ses ennemis, les pauvres,
Marx, l’I.S. ne l’ont pas combattue. De même, ce n’est pas parce que la théorie
dominante de la marchandise est toujours debout, y compris dans la pensée de ses
pires ennemis que ceux-ci ne l’ont pas combattue et ne continuent pas à la
combattre.
Simplement, cela surprend
quand on découvre qu’elle a encore l’audace et la force suffisante pour être
debout là, même si la théorie et l’expérience enseignent qu’il ne saurait
en être autrement, que cette pensée ne saurait être totalement critiquée
quelque part dans le monde (la tête de quelques penseurs) sans autre
conséquence que cette critique totale dans quelques têtes.
Lettre n° 3
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris, le 15 juin 1978
Cher Lebovici,
Voici un développement de
mon post-scriptum du 13 juin.
Marx et les situationnistes
ont toujours critiqué l’économie en tant que théorie dominante de
l’économie, jamais en tant que
théorie dominante de la marchandise. Ils n’ont jamais critiqué
l’économie pour ce qu’elle est.
L’économie n’étant rien
sinon la théorie dominante de la marchandise, la théorie dominante de
l’économie serait donc la théorie dominante de la théorie dominante.
Or, cela l’économie l’est
aussi nécessairement. De même que la religion, l’économie ne peut mentir
sur le monde sans mentir sur elle-même, sur sa propre existence dans le monde.
Théorie dominante de la
théorie dominante, l’économie l’est implicitement avec les économistes et avec
leur ennemi Marx.
Elle le devient
explicitement avec les sociaux-démocrates, leurs variantes bolchevik et avec
leurs ennemis implacables les situationnistes. Avec les sociaux-démocrates,
l’économie devient une discussion à perte de vue sur la réalité de
l’économie. Il ne s’agit plus de comprendre la « réalité économique »
du monde pour la mieux diriger ou la mieux renverser mais de prouver coûte que
coûte la réalité de l’économie, que la réalité est économique et que l’économie
est réelle.
Marx a repris sans examen
cette théorie dominante de la théorie dominante des économistes, de même que
les situationnistes ont repris sa version améliorée par les sociaux-démocrates.
À ce qu’il me semble — il
faut encore que je vérifie — ce n’est pas Marx qui inventa que l’économie est
la partie centrale de la société. Ce fut la social-démocratie. Pour Marx, ce
sont seulement certaines choses — qui ne sont hélas qu’en apparence des choses,
mais sont en fait de vulgaires objets de l’imagination bourgeoise — étudiées par
l’économie qui sont centrales dans la société et son histoire. Pour la
social-démocratie, c’est l’économie qui est centrale, et l’on comprend cela
parce qu’elle se propose justement pour exercer l’économie dans un monde où
toute économie au sens étymologique est devenue impossible. Il s’agit là de son
gagne-pain. En fait, c’est un aveu d’impuissance. Puisque finalement on ne
comprend rien aux choses étudiées par l’économie (et pour cause, allez
comprendre quelque chose au Saint-Esprit, aux saints mystères de la religion
sans sortir de la religion, sans prendre un point de vue ennemi de la religion)
on va dénommer ces mystérieuses choses crépusculaires dignes d’un drame
wagnérien : l’économie (le Wallalah). Et
quand on ne comprend rien à ce monde, on va dénommer cela économie. Et
le tour est joué.
L’économie est la théorie
dominante de ce monde, donc aussi la théorie dominante de la théorie dominante,
puisque la théorie dominante fait partie de ce monde. C’est la première et
l’initiatrice des fameuses sciences dites sociales, humaines, de l’homme. La
grotesque prolifération de ces risibles sciences n’est rien d’autre que l’aveu
d’impuissance de la non moins grotesque économie (grotesque peut-être mais elle
a quand même réussi à abuser Marx et les situationnistes et rien ne me garantit
qu’elle ne m’abuse pas encore. Seule la destruction de la marchandise peut me
garantir contre cela). Devant son impossibilité à dissimuler plus longtemps le
réel et la pensée du réel, l’économie s’éparpille en une multitude de sciences
dites humaines ou sociales. C’est le miracle de la multiplication des sciences.
Enfin, il y a un Marx
critique et un Marx non critique bien que ce Marx non critique porte l’objet de
sa critique à des sommets intenables par celui-là. (De même que fatalement
il y a un Voyer critique et un Voyer non critique qui écrivent en même temps
ces lignes.) C’est le Marx critique qui fut seulement critiqué par l’I.S. entre
autres.
Le Marx non critique, le
Marx économiste n’a jamais été critiqué jusqu’à aujourd’hui. Il a seulement été
perfectionné par les sociaux-démocrates et leurs variantes bolchevik.
Entre autres applications :
l’autogestion est la digne continuation des fantasmagories économiques.
L’autogestion est l’autogestion de l’économie bien entendu. Si l’économie
existait autrement que comme chimère, l’autogestion aurait des chances
d’exister autrement que comme chimère. Et voilà maintenant qu’en France des
ouvriers proclament hautement qu’ils ne veulent plus être ouvriers.
Visiblement, les ouvriers aussi pensent que l’économie n’existe pas, sinon
comme pure chimère.
Cordialement.
Voyer
Lettre n° 4
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris,
le 16 juin 1978
Nulla dies sine linea (pages roses du Petit Larousse illustré). Je
dois encore ajouter, puisque le même genre d’erreur que dans l’affiche s’est
glissé dans ma dernière lettre, que si le Marx critique, immédiatement nuisible
pour ce monde, a été critiqué, développé, vérifié, cela entraîne, ipso facto,
que le Marx non critique, seulement indirectement nuisible pour ce monde par le
fait qu’il en porte la théorie dominante à un point d’éclatement, est aussi
critiqué puisque le développement de ce qui est directement critique chez Marx assiège
littéralement le Marx non critique.
Ce que je peux dire donc, c’est que jamais jusqu’à
aujourd’hui, et bien que le siège dure depuis presque un siècle, l’assaut lui-même
ne fut donné, comme il fut donné à Hegel non critique par Marx dans ses Manuscrits
et dans sa Critique de la théorie de l’État de Hegel, ce qui ne signifie
pas d’ailleurs que tout Hegel non critique est critiqué, puisque seule la
destruction totale de la marchandise est la critique totale non seulement de
Hegel non critique mais de Hegel critique.
Il est possible que cette tâche soit grandiose, mais
il est absolument certain qu’elle est urgente.
Je pense encore que le Hegel critique, immédiatement
nuisible à ce monde, dans l’état actuel des choses, peut être beaucoup plus
critiqué, développé — exploité pour tout dire — qu’il ne le fut jusqu’alors.
Cordialement.
Voyer
P.-S. : je refais plus clairement le raisonnement
de ma lettre du 13 juin portant sur l’erreur qui consiste à dire que « Marx
n’a jamais critiqué l’économie ».
C’est justement parce que le monde a une seule
substance pratique et que la théorie dominante est la théorie dominante de
cette substance, se réfère à cette substance, que la critique théorique de
cette substance est nécessairement une critique indirecte de la théorie
dominante de cette substance.
C’est seulement si le monde avait deux substances :
l’économie et la marchandise, ou bien n’ayant qu’une substance, si la théorie
dominante se référait à une substance imaginaire — la licorne par exemple — que
la substance réelle du monde ou l’une de ses substances pourrait être critiquée
indépendamment de toute critique de l’autre substance ou de la théorie d’une
substance purement imaginaire.
Or, bien que la théorie dominante donne une forme
purement imaginaire et fantasmagorique à la substance pratique, réelle du monde
— elle lui donne une forme de licorne — c’est bien à la substance réelle,
pratique qu’elle réfère : c’est cette substance pratique qui est son
seul souci. Pure apparence, elle est néanmoins pure apparence de la seule
substance pratique du monde.
Donc, critiquer directement cette substance, même en
supposant que le point de départ théorique puisse être autre que la théorie
dominante, puisse être totalement indépendant de cette théorie dominante, c’est
critiquer indirectement la théorie dominante puisque c’est révéler ce qu’elle
veut cacher.
Par contre, le point de départ pratique est nolens,
volens, la chose même qui contient la théorie dominante de la chose même.
En ce qui concerne ma remarque sur l’autogestion dans
ma lettre du 15, je vois une équivoque possible.
Je ne veux pas dire que quelque chose qui ait
nom dominant « autogestion » ne peut pas exister et être autre chose
qu’une chimère (une saloperie).
Je veux dire que la théorie dominante de cette
saloperie bien réelle, théorie qui a nom d’« autogestion », repose
sur une pure chimère, sur la chimère économie dont le plus digne
représentant est par exemple Attali. Donc, détruire totalement l’existence,
bien réelle, de cette apparence, de cette chimère — tâche que je me propose de
mener à bien * — c’est détruire
la chimère qui sert de base au verbiage
autogestionnaire. Cela tombera à pic. Et c’est en même temps montrer le vrai
visage de la très réelle saloperie projetée sous le nom d’autogestion.
Maintenant, la très réelle chose et saloperie projetée
sous le nom d’autogestion est de toute façon assez chimérique quand des
ouvriers déclarent tout de go qu’ils ne veulent plus être ouvriers.
* Le malheureux Attali a lui-même bien involontairement entamé cette tâche !
Lettre n° 5
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris,
le 20 juin 1978
Cher Lebovici,
Je ne puis encore maintenir ce que je vous ai écrit
dernièrement. Quel est donc ce découpage de Marx en Marx critique et Marx non
critique sinon celui auquel se livre l’ennemi.
Qu’un général ne puisse percer un front en certains
points, ou qu’il perce en certains points moins qu’en d’autres, ou même qu’il
ne perce pas du tout, est-il pour cela un traître ? C’est une possibilité.
Mais dans le cas de Marx : Marx est-il un apologiste ?
Or, dire qu’il y a un Marx non critique revient à dire
qu’il y a un Marx apologiste, donc un Marx salaud : c’est exactement ce
qu’aimeraient tant prouver les putes intellectuelles afin de minimiser leur
propre saloperie.
Qu’un Lukacs à une époque déterminée soit
devenu un vieux con, voire un vieux salaud et un apologiste, voilà un fait
historique daté. Mais Marx a toujours vécu en critiquant, il est mort à la
tâche, à son poste, en critiquant.
Toute la vie de Marx fut une vie de critique. Toute la
pensée de Marx est critique : sa pression critique s’étend sur tout le
front de la pensée dominante, c’est pour cela qu’elle est la pensée de
l’époque, c’est pour cela qu’elle est d’avant-garde. Toute la pensée de Marx
est animée par la critique y compris les concepts que je m’apprête à critiquer,
ceux-là plus que d’autres peut-être parce que c’est là que Marx avait le plus
de difficulté, c’est donc là qu’il s’est battu avec le plus d’acharnement.
Tout ce que je peux dire sans dire de saloperies,
c’est que sa pensée a, sur certains points, moins pénétré l’ennemi que sur
d’autres. Quand on connaît la valeur combative de Marx, cela signifie seulement
que ces points étaient mieux défendus, mieux fortifiés que d’autres, et
peut-être bien justement parce qu’ils étaient plus vitaux pour l’ennemi.
Je ne peux pas dire non plus qu’une partie de la
pensée de Marx n’a pas été critiquée. Critiquer un point de cette pensée, c’est
nécessairement, pour les raisons que j’ai déjà évoquées dans mes précédentes
lettres, critiquer toute cette pensée.
De même que percer en un point du front de l’ennemi ce
peut être pénétrer partout, ce peut être la déroute de l’ennemi — ce sera ainsi
nécessairement un jour, on ne peut au contraire espérer pénétrer partout à la
fois — avancer sur un point de la pensée de Marx c’est avancer sur tous, c’est
préparer la critique de tous. Ainsi malgré la bonne centaine d’exemples dans La
Société du spectacle où un point déterminé de la pensée de Marx sur
l’économie est repris comme si cela allait de soi, ce livre est une
critique de toute la pensée de Marx, ne serait-ce que parce que les concepts
litigieux y sont encore plus visibles qu’ailleurs et plus facilement
critiquables, bien entourés comme ils le sont.
Donc, toute la pensée de Marx est critique et toute la
pensée de Marx a été critiquée.
Maintenant, si la pensée de Marx est cependant
toujours critiquable, c’est parce qu’elle est une pensée d’avant-garde. Je dois
renverser ma proposition, non pas : Marx est d’avant-garde parce que la
pensée de Marx est toujours critiquable — tant de choses sont critiquables et
ne sont pas d’avant-garde mais seulement l’arrière-garde de l’ennemi — mais
bien plutôt : la pensée de Marx est toujours critiquable parce qu’elle est
d’avant-garde.
Je ne vois même plus quelles sont les vérités
habilement développées sur des points de détail (je pense que vous faites
allusion au développement contre les putes intellectuelles) puisque même sur
ces détails j’ai tourné le dos au fond : les putes intellectuelles ne
dénient pas que Hegel et Marx soient critiquables, au contraire.
Quel est l’argument des putes intellectuelles :
Hegel et Marx sont des salopes parce qu’ils sont critiquables.
Et c’est bien dans la droite ligne de ces valets pour
qui Hegel et Marx ne furent des dieux que parce qu’ils étaient censés —
c’était Staline qui le disait et le garantissait, Staline et sa police — être
incritiquables. Et le but des putes intellectuelles, ce pour quoi elles étaient
payées, était justement que Hegel et Marx paraissent incritiquables pour le
monde entier et que ceux qui avaient l’audace de critiquer quand même ne soient
pas entendus.
En quelque sorte, là aussi j’ai fait le jeu de
l’ennemi.
Il fallait donc développer : Hegel et Marx sont
critiquables non pas parce qu’ils sont des salopes comme le sont les putes
intellectuelles, mais parce qu’ils sont toujours d’avant-garde. Et c’était le
moment de développer le rôle que les putes intellectuelles ont joué pour que,
en quelque sorte, Hegel et Marx demeurent d’avant-garde le plus longtemps
possible.
Ce que je n’ai pas fait. Il ressort clairement de tout
cela que je n’étais nullement qualifié — comme je l’ai cru en tant que critique
de Hegel et de Marx — pour répondre aux putes intellectuelles, pour répondre
aux insulteurs de Marx et Hegel. J’ai au moins découvert que, contrairement à
ce que je pensais penser, je suis de la plus totale confusion sur ces points.
Enfin, j’aimerais connaître votre avis sur un autre
point : pensez-vous qu’il faille que je publie un démenti du Tapin de
Paris en supposant que personne d’autre ne le fasse ?
Cordialement.
Voyer
Lettre n° 6 (non publiée
par les Éditions Champ Libre)
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris,
le 30 août 1978
Cher Lebovici,
Je reviens sur ce que j’ai pu déclarer en ce qui
concerne Le Tapin de Paris.
Cent ans après la mort de Marx, ce qu’il y a de plus grossièrement
faux dans la théorie de Marx n’est toujours pas critiqué.
Maintenant, si ce qu’il y a de plus grossièrement faux
dans la théorie de Marx — et qui n’est autre que la présence dans la
théorie de Marx de la théorie dominante du monde, cette théorie dominante a
dominé jusque dans la pensée de Marx — n’a jamais été critiqué, cela ne
veut pas dire que la théorie dominante n’a pas été attaqué par ailleurs.
La théorie dominante du monde n’a jamais cessé d’être
attaquée et battue en brèche, soit pratiquement par l’attaque du monde qui la
rend nécessaire, soit théoriquement par Dada, les surréalistes, les
situationnistes par exemple.
Mais il est un endroit du monde où cette
théorie dominante n’a pas été attaquée et où elle a pu continuer à dominer
paisiblement : cet endroit est la théorie de Marx elle-même.
Malgré la critique incessante du monde et de la
théorie dominante du monde depuis cent ans, jamais
la théorie dominante qui domine aussi dans la pensée de Marx n’a été attaquée là.
Il faut donc traiter la théorie de Marx comme Marx traita jadis la théorie de
Hegel et en mieux encore. Cela n’a jamais été fait jusqu’à aujourd’hui.
Dans ces conditions, quand bien même ce qu’il y a de
plus juste dans la théorie de Marx aurait été critiqué — au sens amélioré,
vérifié, rendu plus vrai —, quand bien même des critiques de détail auraient
été portées sur les erreurs mineures de cette théorie, je suis pleinement fondé
à écrire que, à la grande honte de notre époque, cent ans après sa mort, la
théorie de Marx n’est toujours pas critiquée. Qu’est-ce qu’une critique qui
laisserait subsister ce qu’il y a de plus grossièrement faux et de plus
fondamentalement faux dans une théorie, sinon seulement une apparence de
critique. Telle est la critique de Hegel par les vieux et les jeunes hégéliens
par exemple.
De même, il peut sembler que ce soit une sottise de
dire que la pensée de Hegel n’est toujours pas critiquée alors que, contrairement
à ce qui s’est passé pour Marx, ce qu’il y avait de plus grossièrement faux
dans Hegel a été immédiatement critiqué par Marx. Mais Marx n’a critiqué Hegel
que pour s’empresser de faire pire, de faire une encore plus grossière
erreur et de donner dans le plus grossier utilitarisme, utilitarisme unique
ennemi de Hegel. Je soutiens que Hegel attend toujours son juge, qu’en jugeant
Hegel Marx ne juge pas Hegel mais Marx et les insuffisances de l’époque de
Marx.
Vous avez donc parfaitement raison de déduire que
l’anonyme auteur du Tapin, auteur des découvertes susmentionnées
— et de quelques autres — entend, sinon mener à bien, du moins
entreprendre cette sinon grandiose du moins bien tardive et bien nécessaire
tâche.
De même, en me jugeant vous vous jugez et vous
apportez la preuve que vous n’êtes pas capable de faire la distinction entre « une
affirmation à l’esbroufe et à l’épate gauchistes » et une découverte
scientifique.
Vous avez des circonstances atténuantes. Une
découverte scientifique vaut ce que valent ses preuves. Je détiens pour
l’instant la plupart de ces preuves par-devers moi, quoique j’aie déjà fourni
publiquement des indices. J’ai publié, grâce à vos soins, entre autres les
quatre lignes que Marx tenta vainement d’écrire toute sa vie. Excusez du peu.
Je dois constater que ces quatre lignes qui auraient dû déclencher une
abondante littérature sont restées sans effet. Je dois donc à regret me
résigner à écrire moi-même cette abondante littérature. Mais même en l’absence
de la totalité des preuves, n’êtes-vous pas, par ailleurs, un très réputé « talent
scout » ?
Je dois ajouter à ces circonstances celle-ci :
vous étiez finalement fondé à douter du bien-fondé de ces découvertes puisque
moi-même, leur inventeur, possesseur des preuves suffisantes à leur fondement,
j’ai douté de ce bien-fondé à la première sommation, comme vous en avez les
preuves entre les mains. La modestie des grands savants est extraordinaire :
ce salaud de bigot de lord Kelvin a presque fait mourir de désespoir le pauvre
Darwin avec ses faux calculs sur la vitesse de refroidissement de la Terre.
Bien après la mort de Darwin, Rutherford découvreur de la radioactivité
isotopique ruinait les calculs de Kelvin et réhabilitait la théorie de Darwin.
Etc. Mais quand bien même vous doutiez, vous pouviez vous borner à douter et ne
pas imiter le péremptoire Kelvin. Heureusement, je suis sauf. Tout va bien.
Maintenant, ne m’objectez pas que l’esbroufe
génératrice de confusion consiste à affirmer quelque chose sans ses preuves.
Expliquez-moi, sinon, comment ce qui est vrai peut, avec ou sans
preuves, jeter la confusion ? [Copernic avait-il des preuves de ce qu’il
avançait ?]
Enfin, j’espère que vous serez le dernier à vous
plaindre de l’extrême lenteur que je mets à rassembler les preuves de ce que
j’avance car je profite de l’occasion pour vous rappeler que vous n’avez pas
pris une part tellement remarquable dans le financement de l’Institut
scientifique dont je suis le secrétaire général et que les difficultés financières
de cet institut ont une incidence non nulle sur les lenteurs de son
fonctionnement.
Cordialement.
Voyer
P.-S. : je ne peux pas dire pour autant que Marx
n’a jamais critiqué l’économie. Hélas, il n’a fait que cela. D’abord il
a attaqué en tant que révolutionnaire la pensée dominante en attaquant par ses
positions révolutionnaires le monde qui rend nécessaire la pensée dominante.
Ensuite, il a contribué à la réfutation de la théorie dominante — il a
contribué au travail de votre serviteur donc — en développant cette théorie
jusque dans ses dernières conséquences et en en démontrant ainsi le caractère
absurde et non fondé — démonstration par l’absurde qui est hélas restée sans
effet jusqu’à aujourd’hui, hormis la sinistre démonstration pratique par l’absurde
stalinisme : voyez le stalinisme, c’était la réalisation de l’économie.
Le principal tort de Marx est justement d’avoir
critiqué l’économie comme si celle-ci était quelque chose de critiquable. Car
l’économie est un pur mensonge. On ne critique pas un mensonge. On le
réfute. Marx n’a jamais réfuté l’économie. Au contraire il lui a apporté
sa caution par sa critique incessante.
De même aujourd’hui, Debord
peut dire que La Société du spectacle est une critique de l’économie.
Hélas oui, encore une. Et non une réfutation de l’économie. Il faut réfuter
l’économie, c’est la tâche la plus urgente de la théorie critique. C’est cette
tâche que je me propose, sinon de mener à bien, du moins d’entreprendre.
Lettre n° 7 (non publiée
par les Éditions Champ Libre)
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris,
le 3 septembre 1978
Cher Lebovici,
Je dois vous accorder que je ne pouvais pas écrire que
depuis la mort de Hegel ce qui était critiquable dans sa pensée n’était
toujours pas critiqué puisque Marx a entrepris explicitement cette critique et
que s’il a critiqué Hegel pour de mauvaises raisons il l’a aussi critiqué pour
de très bonnes. Je devais donc écrire que ce qui est critiquable dans la pensée
de Hegel se trouve toujours dans l’état où Marx l’a laissé à sa propre mort et
que la poursuite de la critique de la pensée de Hegel se confond avec la
poursuite de la critique de la pensée de Marx.
Vous pouvez donc vous estimer satisfait, vous tenez
votre « affirmation à l’esbroufe et à l’épate gauchistes ».
Mais il demeure que la critique de la pensée de Marx
n’a jamais eu lieu. Cette critique est le point précis sur lequel l’I.S. a
échoué.
Cordialement.
Voyer
[Depuis que ces lignes ne sont pas parues, j’ai eu l’occasion de lire un très intéressant livre de K. Papaïoannou, De Marx et du marxisme, où figure le passage suivant :
« Comme s’il avait eu le pressentiment des critiques dont il serait l’objet, Hegel avait pris grand soin d’indiquer ce que devait être une véritable réfutation d’un système philosophique. Pour réfuter vraiment une philosophie, disait-il, il faut préalablement “reconnaître l’essentialité et la nécessité de son point de vue”, car “la réfutation ne doit pas venir du dehors, c’est-à-dire à partir de prémisses extérieures au système à réfuter, ne correspondant pas à ce système. On peut se contenter de ne pas reconnaître ces prémisses ; un défaut n’est un défaut que pour celui-là seul qui formule des exigences et des besoins fondés sur elles”. On ne saurait mieux définir la démarche de Marx critiquant Hegel : comme il n’a jamais reconnu les prémisses de la pensée hégélienne, comme il n’a jamais éprouvé les besoins qu’elles traduisent ni les exigences qu’elles posent, sa réfutation est restée foncièrement étrangère, résolument extérieure à son objet. »
C’est exactement ce que je voulais dire !
Ainsi, j’ai donc raison aussi sur ce point : personne n’a jamais critiqué Hegel jusqu’à ce jour pour ce simple motif que ceux qui ont prétendu le faire n’ont jamais compris ce dont parlait Hegel, Marx en tout premier lieu.
L’essentialité et la nécessité du point de vue de Hegel est la communication. Hegel ne peut être critiqué que du point de vue de la communication. Toute critique de Hegel qui ne se place pas de ce point de vue est nulle. Prétendre critiquer Hegel d’un autre point de vue que la communication est parler pour ne rien dire, ce qui est chose extrêmement répandue. Cette notable quantité d’importance nulle a pu faire que je sois momentanément d’un avis contraire.
Le falsificateur Lebovici prétendait savoir qui avait critiqué Marx et Hegel. Mais il a emporté son secret dans la tombe !]
Lettre n° 8 (non publiée
par les Éditions Champ Libre)
Jean-Pierre
Voyer à Gérard Lebovici
Paris,
le 6 septembre 1978
Cher Lebovici,
Je vais vous donner des précisions sur les conclusions
de mes deux dernières lettres et résumer mon point de vue sur cette polémique.
Si j’ai été persuadé un moment que j’avais tort c’est
d’une part par l’extension injustifiée que j’ai donnée au terme de « critique »
et d’autre part du fait que votre lettre tenait nettement pour impossible que
je puisse avoir raison. Et cela non pas par le contenu des arguments avancés
mais par son ton péremptoire. Je pourrais vous retourner à ce propos le terme
d’esbroufe, ce que je fais.
On peut entendre critique au sens de perfectionnement,
amélioration. Ce sens satisfait d’ailleurs à la définition de « critiquer »
que je trouve dans le Petit Larousse illustré : porter un jugement
qui fasse ressortir les défauts des personnes et des choses, puisque le fait de
développer une idée montre qu’elle avait entre autres le défaut d’être privée
de ce développement possible.
Ainsi développer le concept de marchandise, tel qu’il
est conçu par Marx, en concept de spectacle serait critiquer
Marx puisque la pensée de Marx avait pour défaut de ne pas comprendre ce
développement possible. Ce développement montre entre autres que la marchandise
contient le négatif comme apparence, découverte qui aurait fort réjoui Hegel et
qui va jouer un rôle important dans mes propres travaux.
Mais je récuse cette manière de comprendre le sens de
critique.
Comme le montre parfaitement Hegel, ce qui est fini
ne saurait être vrai. La finitude est le défaut rédhibitoire de tout ce qui
est fini. Et le simple fait que « tout continue » est, en ce sens,
une critique de ce qui a cessé de continuer. À ce train, la pensée de Freud, le
courageux athée, qui ne se soucie nullement de Marx et de sa pensée, est aussi
une critique de Marx, puisque la pensée de Freud est un apport important pour
le développement de la théorie sociale. D’une manière plus générale, la défaite
du mouvement ouvrier est aussi une critique de la pensée de Marx puisque cette
pensée a été incapable d’empêcher cette abomination. L’invention des Soviet est
aussi une critique de la pensée de Marx, puisque cette pensée n’avait pas prévu
explicitement cette forme de communication. Mais les putes intellectuelles sont
aussi une critique de fait de la pensée de Marx et de la pensée de l’I.S.
puisque si l’I.S. avait été capable de critiquer la pensée de Marx comme je
l’entends, les putes intellectuelles n’auraient pas pu s’aventurer avec
autant de désinvolture sur ce terrain et je n’aurais pas éprouvé le besoin de
faire cette sortie téméraire.
Je refuse cette manière de comprendre le sens de
critiquer. Il faut réserver aux développements et aux applications d’une
méthode et des résultats d’une méthode le mot de vérification. La vérification
rend plus vrai, elle supprime ce défaut rédhibitoire de la finitude en
continuant l’œuvre. Et cette finitude est le seul défaut qu’elle met en relief,
donc le seul défaut qu’elle critique. La pensée de Newton dont on se sert
encore aujourd’hui n’a pas été critiquée mais vérifiée par la relativité
restreinte ou généralisée. Il n’y avait rien de faux, rien de mauvais (2),
dans la pensée de Newton et l’expérience de deux siècles de mécanique appliquée
l’a parfaitement démontré : les accidents dus aux mécaniques ne sont pas
dus aux défauts de la pensée de Newton mais à l’incurie des mécaniciens.
La pensée de Marx n’a pas cette innocence. La pensée
de Hegel ne l’avait pas non plus et Marx ne s’est pas gêné pour le dire. Je lui
reproche justement de n’en avoir pas dit assez sur ce sujet.
Je suis le premier à employer les mots dans un sens
inhabituel. Mais alors il faut soutenir ce sens non pas par la purge
autoritaire mais par son emploi cohérent dans la théorie et la pratique. Quand
un mot n’est pas employé ainsi, il faut s’en tenir au sens courant qui est le
sens du Petit Larousse illustré.
Maintenant dites-moi : qui a fait ressortir les
défauts de la théorie de Marx — à part celui rédhibitoire de ne pas pouvoir
être plus que son époque mais seulement autant ? — je veux dire qui a fait
ressortir dans la théorie. Car le
monde lui-même, en continuant — et contrairement à la théorie il continue, lui,
tout seul — porte de lourds jugements sur la finitude de ce qui est fini.
Est-ce Luxembourg, Lukacs, Korsch, l’I.S. pour citer
quelques-uns des meilleurs ? Bakounine peut-être ? J’attends avec
curiosité vos références.
Le fait que la théorie de Marx puisse permettre le
développement de la théorie du spectacle est plutôt une qualité, il me semble,
qu’un défaut.
Parmi les lourds jugements du monde, l’écrasement du
mouvement ouvrier est le plus lourd et le plus général. Vu ce tort que les
masses ont éprouvé dans leurs vies, qui a dit le tort radical de la théorie
de ces masses ? Dire que le seul tort de cette théorie était sa
finitude, le fait qu’elle ne soit que la théorie de son époque est un mensonge.
Ou plutôt cette théorie était tellement la théorie de son époque qu’elle fut
aussi la théorie dominante de son époque, qu’elle ne sut pas ne pas être aussi
la théorie de la classe dominante de cette époque.
Comme celle de Hegel en son temps, la théorie de Marx
est activement fausse, dans cette théorie l’erreur est une activité,
l’activité de la pensée dominante dans cette théorie. À en croire certains, ce
serait seulement dans la tête des ouvriers que sévirait la pensée dominante !
Qui a dénoncé ce point faible, ce défaut de la pensée de Marx ?
La question de Hegel maintenant. Marx a critiqué la
pensée de Hegel en tant que pensée de l’histoire. Grand bien lui fasse. Mais la
pensée de Hegel est aussi une pensée de la communication. Elle devait donc
aussi être critiquée comme une théorie de la communication. Hegel méritait et
mérite bien toujours cela. Ni Marx, ni les situationnistes, ni personne n’a
jamais critiqué Hegel en tant que théoricien de la communication. La critique
actuelle de Hegel est donc fausse et non pas seulement par finitude, par
ignorance du futur mais activement par non critique de ce qu’est déjà la
pensée de Hegel. Il n’y a rien d’étonnant à ce que la pensée de Hegel soit
aussi une théorie générale de la communication car elle est aussi une théorie
générale de l’histoire. Or il n’y a d’histoire que de la communication (3).
La communication est la substance et sera un jour le sujet de l’histoire, ou
plutôt elle deviendra un jour sujet, selon le souhait de Hegel.
Marx ne traite de la communication que dans ses écrits
politiques. C’est pourquoi ils sont révolutionnaires. Dans le reste sa pensée
est dirigée contre la communication comme l’est la pensée dominante de
l’époque (1).
Qui donc a dénoncé cela ?
J’ai eu bien tort d’écrire que depuis la mort de Hegel
ce qui était critiquable n’était toujours pas critiqué J’aurais dû
écrire que depuis la mort de Marx ce qui est encore critiquable dans la
pensée de Hegel n’est toujours pas critiqué.
Maintenant le point précis sur lequel a échoué l’I.S.
(je juge l’I.S. avec ses propres critères) : l’I.S. avait pour but la
communication totale. Mais sa théorie n’est pas une théorie générale de la
communication et elle n’a pas su le devenir. Une théorie générale de la
communication est nécessairement une critique de la pensée de Marx et de ce qui
demeure non critiqué dans Hegel. Inversement la critique de la pensée de Marx
et de Hegel aujourd’hui est nécessairement une théorie générale de la
communication. Seul celui qui peut élaborer une théorie générale de la
communication peut critiquer la pensée de Marx. Et seule l’époque qui produit
cette théorie générale de la communication.
La question des putes intellectuelles maintenant. Ce
que bredouillent ces salopes est que la pensée de Marx et la pensée de Hegel
sont critiquables. La belle affaire ! Chez ces valets staliniens ce n’est
qu’un aveu de ce qu’ils ont tenu ces théories pour absolument vraies du temps
que leur maître Staline le leur garantissait. Mais surtout ce qu’ils veulent
dire, c’est que rien n’est vrai dans
ces théories, cela sans doute du fait que des salopes telles qu’eux ont pu un
temps s’en réclamer.
C’est pourquoi il faut leur opposer que rien jamais ne
les a empêchés de critiquer des théories fausses sinon des raisons inavouables.
Il faut leur opposer que nombreux sont ceux qui, bien qu’incapables de
critiquer Marx, telle l’I.S., n’en ont pas moins pas attendu le dégel pour
critiquer à tour de bras ce monde et ses théories dominantes.
Et pour s’opposer réellement à elles — ces putes — il
faut donc montrer ce qu’il y a de vrai dans les théories de Hegel et de Marx.
Cela a été fait partiellement par ceux qui ont vérifié une partie de ces
théories. Mais il reste à montrer ce qui est absolument vrai puisque vrai d’un
point de vue supérieur, d’un point de vue qui permette de juger ces théories
anciennes. C’est donc dire ce qu’il y a de faux dans ces théories de ce point
de vue supérieur, du point de vue d’une théorie générale de la communication (4).
Et c’est bien cela que les putes intellectuelles ne
savent pas faire. C’est bien cela qu’elles veulent empêcher. C’est ce qui les
caractérise. Car d’autres n’ont pas su le faire, mais, du moins je l’espère,
ils ne veulent pas pour autant l’empêcher.
La question de lord Kelvin maintenant. Ce que je
reproche à Kelvin dans sa polémique avec Darwin, ce n’est pas que ses calculs
soient faux : ils étaient justes. Ce n’est pas que leurs résultats soient
faux : ils ne l’étaient que parce que la base de calcul était fausse et
cela c’était l’époque qui le voulait. Je reproche à Kelvin que ce ne soit pas
l’amour de la vérité qui l’animait, comme doit être animé un savant, mais sa
bigoterie, son ignoble position dans le clan des calotins ligués contre Darwin.
Êtes-vous bien sûr que ce soit seulement l’amour de la vérité qui ait animé
votre vindicte à mon égard ? ou bien quelle sorte
de bigoterie, quelle allégeance à quelle idée reçue ? Celle que la pensée
de Marx aurait été critiquée par exemple. Sur la foi de quelles preuves ?
Je suis content en quelque sorte que ce soit là une
idée dominante de cette époque (que la pensée de Marx ait été critiquée, que la
pensée de Marx soit même seulement un peu
critiquée). Je suis assuré ainsi de ne pas enfoncer une porte ouverte. Non, la
pensée de Marx n’a jamais été critiquée. Donc tous les espoirs sont permis. Vous
voyez que mes conclusions sont radicalement opposées à celles des putes
intellectuelles. Elles trahissent, elles (5), dans leur désespoir, que ce sont seulement
leurs espoirs de places qui se sont évanouis.
Finalement, je demeure quand même votre obligé :
vous êtes le premier à avoir adressé une objection écrite depuis que l’Institut
de préhistoire publie (6). Cette objection n’était pas entièrement
fondée et sa forme était en contradiction avec ce peu de fondement. Par contre
cela a donné lieu pour moi à un intéressant — et surtout agréable —
approfondissement. La science se nourrit d’objections. L’objection est le pain
— hélas très peu quotidien — du savant. Je ne puis donc que vous encourager à
persister dans vos objections.
Cordialement.
Voyer
NOTES :
(1) Il est remarquable que le grand révolutionnaire Marx ait été toute sa vie — autre réponse aux putes intellectuelles — pour la communication totale. C’est en cela qu’il était situationniste. Et cependant, la majeure partie de sa théorie est contre la communication. On imagine son supplice qui n’était pas seulement une maladie de foie. Il le savait bien. C’est pourquoi je peux dire, quant à la valeur, que j’ai écrit les quatre lignes qu’il a cherché à écrire toute sa vie.
(2) Sinon sa finitude, sa date.
(3) Pour détourner (7) Marx de plaisante façon contre Marx j’ajouterai : l’économie n’a pas d’histoire indépendante, sinon comme histoire des idées économiques. La seule chose qui ait une histoire — c’est-à-dire pour parler comme Hegel la seule chose qui soit vraiment chose ou qui puisse prétendre devenir vraiment chose et non pas seulement objet — est la communication. Tout ce que l’économie — et Debord — tient pour économique n’est que pure apparence, pure idée de la théorie dominante dans la théorie dominante là où elle sévit et se résout dans la théorie générale de la communication en purs termes de communication en purs termes de pratique. Et cela parce que c’est réellement la communication qui agit sous ses apparences. Et au risque de me répéter j’ajoute que ces apparences ne sont même pas directement des apparences dans le monde mais seulement des apparences dans la pensée dominante, c’est-à-dire partout dans le monde où se trouve cette pensée. Mais n’anticipons pas.
(4) Je veux dire de cette manière embrouillée que seule une théorie générale de la communication peut dire ce qu’il y a de vrai dans Hegel et Marx car seule elle peut dire ce qu’il y a de faux, chose que toute autre théorie jusqu’à aujourd’hui n’a pu dire. Hormis en ce qui concerne la théorie de Marx qui critique Hegel du point de vue d’une théorie de l’histoire.
(5) Les putes intellectuelles.
(6) Cela restera dans l’histoire.
(7) Cela montre en passant que détourner n’est pas nécessairement critiquer mais peut au contraire vérifier. Un détournement ne fait pas apparaître nécessairement un défaut, sinon celui de finitude que j’exclus ici.
Lettre n° 9 (non publiée
par les Éditions Champ Libre)
Jean-Pierre Voyer à Gérard Lebovici
Paris,
le 7 septembre 1978
Cher Lebovici,
Je dois vous donner des éclaircissements sur le
paragraphe portant sur les putes intellectuelles de ma dernière lettre, car
celui-ci est complètement embrouillé. La note 4 qui s’y rapporte est claire,
mais elle n’a aucun rapport avec ce que je voulais dire dans ce passage.
Bien plus encore que vouloir montrer que quelque chose
est faux dans Marx et dans Hegel, les putes intellectuelles ont surtout à cœur
de montrer que rien n’y est vrai.
Je voulais dire que la seule manière radicale de leur
clouer le bec est de montrer que quelque chose est vrai dans Marx et Hegel.
En ce sens, mon affiche qui ne porte que sur le fait
que quelque chose est faux dans Marx et dans Hegel, et que ce faux — et tout ce
faux dans le cas de Hegel — n’est toujours pas critiqué ne peut leur répondre
absolument.
Maintenant quelle est la seule manière radicale
de prouver, dans la théorie, ce qu’il y a de vrai dans Hegel et de Marx. Une
seule manière : montrer une bonne fois et nettement — et non pas par
brouillamini et clameurs comme les putes intellectuelles — ce qu’il y a de faux
dans Marx et dans Hegel.
Le meilleur service à rendre à Marx contre les gens
qui prétendent que tout est faux dans sa théorie est justement de montrer ce
qui est faux réellement et qui n’a jamais été démontré. Ainsi le vrai
resplendira de lui-même.
C’est justement parce cela n’a jamais été fait que les
putes intellectuelles — et pas seulement elles — peuvent la ramener.
Les vérifications par le monde, par le mouvement ouvrier, par la théorie de ce
qui est vrai dans Marx sont impuissantes devant les putes
intellectuelles et le monde des putes intellectuelles qui ont la partie belle.
Et rien ne sert de se lamenter sur cette triste époque. Il faut combattre.
C’est justement parce que l’I.S. n’a pas su critiquer
Marx une bonne fois — alors qu’elle a réuni la plupart des éléments qui
vont servir à cette critique — que les putes intellectuelles et leur monde
peuvent s’en donner à cœur joie.
Contrairement à ce que je dis dans le dixième
paragraphe de Une enquête, l’I.S. n’a pas combattu le marxisme et c’est
parce qu’elle ne l’a pas combattu qu’il faut le combattre maintenant sous sa
forme néo inventée par les putes intellectuelles. Le marxisme, c’était parler
de Marx sans le critiquer. Le néo-marxisme c’est en parler en faisant semblant
de le critiquer.
Combattre le marxisme, c’est critiquer Marx.
C’est rendre le plus grand service à la gloire de
Marx. De même combattre le situationnisme c’est tout simplement critiquer
l’I.S. Et c’est justement, contrairement à ce que je disais dans Une enquête,
parce que l’I.S. n’a pas combattu le marxisme, parce que l’I.S. n’a pas su
critiquer Marx, qu’aujourd’hui combattre le situationnisme c’est critiquer
Marx, c’est combattre le marxisme. Comme vous le voyez, je n’avais pas su
encore discerner le fond de la chose dans Une enquête.
Maintenant, je ne pouvais et je ne voulais pas traiter
de cette question dans une affiche. Celle-ci était simplement destinée à
entamer la campagne publicitaire. Maintenant, si d’un strict point de vue
publicitaire cette affiche ou cette conception de la campagne comporte des
faiblesses — ce dont je suis persuadé — vous ne m’en avez pas parlé.
J’espère que vous saisissez toute l’importance des
hypothèses exposées dans la présente si elles devaient se montrer vérifiées et
même simplement comme sujet de discussion.
Je suis à votre disposition pour vous fournir toute
indication que vous jugerez utile. Je n’ai pas la prétention d’être toujours de
la plus grande clarté — j’ai d’ailleurs dans ce domaine du manque de
clarté un illustre prédécesseur — même dans mes textes destinés à
publication donc travaillés.
Cordialement.
Voyer
P.-S. : je vois maintenant que de dire que la
pensée de Hegel et celle de Marx sont toujours d’avant-garde parce qu’elles ne
sont pas critiquées est fondé puisque seul un point de vue supérieur peut dire
ce qui est faux dans ces théories. Et ce point de vue supérieur n’existe
lui-même que dans et par la critique de ce qu’il est seul capable de critiquer.
Donc tant que ce point de vue ne s’est pas formé par et dans cette critique, le
point de vue ancien règne toujours et règne avec ses erreurs.
Le fait que le point de vue de l’I.S. qui est
manifestement supérieur parce qu’il est manifestement le point de vue de la
communication ne se soit pas attaqué à l’ancienne avant-garde pour la critiquer
fait que cette avant-garde demeure telle et principalement dans l’erreur, quel
que soit le caractère d’avant-garde de l’I.S. Je puis dire qu’en quelque sorte
le point de vue ancien demeure l’avant-garde dans l’erreur, demeure le meilleur
moyen de se tromper, le moyen de se tromper le plus avancé du monde.
Par contre, ce qui est révolutionnaire dans les
théories de Marx et de Hegel a été sinon totalement vérifié — ce qui
comporte justement la critique totale de ce qui est faux dans leurs
théories — du moins partiellement vérifié. Dans l’affiche je pensais
évidemment à la vérification pratique. Mais hélas, je pense au contraire
maintenant — et je vais travailler la question — que tout ce qui
était vérifiable a été vérifié. Sinon la théorie aurait raison quand les masses
avaient tort. Et c’est une erreur — que je commets là dans l’affiche, mais
je ne suis pas le seul dans mon parti — de croire qu’il y a encore quelque
chose de vérifiable dans Marx et dans Hegel. Et d’attendre quoi que ce soit de
cette hypothétique vérification. Comme le montre l’histoire présente, la
vérification est exsangue. Place à la critique !
J’écris à la quatrième ligne avant la fin de ce P.-S. :
c’est une erreur de croire qu’il y a encore quelque chose de vérifiable dans
Marx et dans Hegel. Je devais ajouter : en dehors de la critique de Marx
et de Hegel.
Cette critique est la seule forme que peut prendre
aujourd’hui la vérification de Marx et de Hegel. C’est la tâche présente de la
théorie.
Je veux donc dire que c’est une erreur de penser que
la pensée de Marx et de Hegel dans la forme où elle se trouve peut trouver une
application. D’ailleurs je ne pense pas que ce soit le rôle de la théorie
d’être appliquée. La théorie vient toujours en dernier, après le monde, et son
but est de donner une forme critiquable à ce qui a eu lieu
*. C’est ainsi
que se prépare ce qui aura lieu et non pas par divination extralucide.
Si la théorie peut être d’avant-garde, c’est seulement
dans la théorie, jamais dans le monde. Le monde seul est l’avant-garde du
monde.
* Clausewitz vient après la bataille, après Napoléon, pas avant.