TEXTICULES
Les Texticules sont un ensemble de textes écrits par le Capitaine Nemo, alias Xavier
Lucarno, alias Christian Bartolucci. Ces textes se voulaient une critique de la
critique de la théorie de Debord par Jean-Pierre Voyer. Devant l’accumulation
de « propos absurdes » que lui prêtait M. Bartolucci, M. Voyer
s’est finalement résolu à lui répondre dans son fameux texte La peste soit
des malcomprenants. La réponse de M.
Voyer n’ayant pas eu l’heur de plaire à notre fougueux polémiste à deux balles,
celui-ci continue de plus belle.
Les Texticules postés à l’origine sur le feu Debordoff entre 1997 et 2001 avaient été assemblés et republiés par l’intermédiaire
de M. Franck Einstein, webmaster du feu Debordel. Or nous constatons que cet assemblage a lui-même disparu du Web,
privant les lecteurs des tenants et des aboutissants de La peste soit des
malcomprenants. N’écoutant que leur
courage, et, munies d’une corde et d’un piolet comme Gaston Lagaffe, les Éditions
Anonymes se sont enfoncées dans les profondeurs de leurs archives d’où elles ont
réussi à extraire, des
décombres
encore fumants sur lesquels flottaient
deux
misérables étendards, ces textes que nous remettons désormais à la disposition du public.
Potlatch à Jean-Pierre
Voyer
[Ce texte a été adressé à Jean-Pierre Voyer en
1993, par l’intermédiaire de son éditeur. C’était une tentative de prise de
contact qui est restée sans réponse. C’était donc un Potlatch sans
contrepartie. Lorsque j’ai publié, en juillet 2001, Mérite et Limite du
système de Voyer, je terminai par : « pour solde de tout
compte » : ce texte fait partie du solde.]
« Le
travail théorique, j’en suis chaque jour plus convaincu, réussit mieux dans le
monde que le travail pratique : dès qu’une révolution se produit dans le
royaume de la représentation, la réalité effective ne tient plus en place. »
Hegel
à Niethammer, le 28 octobre 1808.
Le
siècle qui s’achève aurait, dit-on, l’insigne privilège de voir la fin des
idéologies qui ne sont que les formes organisées du mensonge. La vérité, qui
parle d’or, aurait vaincu, finalement. À ceux qui feraient remarquer que la
victoire est amère, il sera répondu : c’est là sa marque. L’Apocalypse
vient avant le Royaume Millénaire, les Temps sont proches ; nous serons
bientôt rendus.
L’économie
marchande a vaincu mondialement ; la Science économique a terrassé la
Bête. Et il y aurait encore des tarés pour mettre en doute l’existence si
manifestement avérée de l’Économie ? Quoi ! Certains « mauvais
esprits » pousseraient l’excès jusqu’à nier la Science même. Quelle
impudence ! Quel scandale ! Malheur à celui par qui le scandale
arrive.
Ainsi,
l’Économie qui n’a jamais été, quoi qu’on dise, une science [au sens de science
« dure » ; il y a bien une mathématique de l’économie :
mais qui s’y intéresse ?], est-elle devenue cette croyance universelle.
Quand toutes les églises s’effondraient, elle était seule à rester debout au
milieu des décombres et des ordures : alors les peuples incrédules se sont
convertis en masse ; c’est qu’ils étaient forcés — et il n’y avait plus le
choix.
On
ne combat pas une croyance avec les arguments de la raison : on croit
parce que c’est absurde. Les milliers de pages du Capital où Marx
attaque sans désemparer l’Économie avec les armes de la raison marchande bien
comprise, n’ont servi au bout du compte, qu’à renforcer le Dogme : le
discours était excellent, mais la méthode s’est révélée mauvaise. Trêve, donc,
d’arguties scolastiques ; place au Casse-Dogme : « l’Économie
n’existe pas » !
Foutre !
Voilà ce qui s’appelle une critique radicale. Le retour de la philosophie à la
faucille et au marteau, en quelque sorte. Ce que d’autres avaient vainement
tenté de dénouer a été tranché
1 ;
alors, martelons : « l’Économie n’existe pas » ; il
n’y a pas de « réalité » économique ; l’Économie est une
idéologie. Ça finira bien par rentrer dans quelques têtes, nom de Dieu !
Pourtant,
nous sommes bien forcés, quand même, d’admettre que tout continue. L’Économie
existe comme idéologie, comme mensonge sur le monde : c’est une calomnie
qui doit cesser.
La
bourgeoisie marchande, comme toute classe qui arrive au pouvoir, avait besoin —
la victoire sur le terrain lui étant acquise — d’une légitimation théorique,
d’une Science qui l’établisse dans son droit, qui montre qu’elle n’était
pas née d’hier, mais qu’elle plongeait des racines profondes dans le terreau de
l’Histoire — parce que le pouvoir avait cessé d’être de droit divin ; et
que le ciel n’envoyait plus de mandat. C’est ainsi que l’historiographie
bourgeoise ira rechercher une économie primitive qui, s’instruisant avec
le temps, aurait trouvé une manière d’aboutissement avec l’accession au pouvoir
de la bourgeoisie, la classe de l’Économie. Et c’est ainsi que parallèlement,
Marx et Engels trouveront plutôt, quant à eux, un communisme primitif
dont l’apothéose serait à venir pour peu que le Prolétariat renverse la
bourgeoisie usurpatrice et exploiteuse et s’empare de l’Économie qui lui
reviendrait de droit, en tant que classe laborieuse créatrice de la valeur.
C’est une belle Histoire qu’on a beaucoup racontée aux enfants du siècle, pour
les endormir. Il s’agit maintenant de les réveiller.
La
réalité est quelque peu différente. L’Économie n’est pas au monde ; il n’y
a pas de « réalité » économique. Ce qui agit dans le monde,
c’est la marchandise ; ou plus exactement, la marchandise est le vecteur
de ce qui agit dans le monde. L’Économie est une théorie de la
marchandise — doublée d’une conjuration destinée à se concilier les
bonnes grâces de la redoutable puissance qui l’habite. Comme théorie, elle a
pour objet de comprendre comment ce qui agit dans la marchandise agit,
de manière à s’en servir au mieux de ses intérêts ; elle a également pour
fonction de s’imposer dans le monde, et d’en imposer au pauvre
monde en lui en mettant plein la vue.
Comme
conjuration, elle se sert de l’arsenal impressionnant de formules abstruses
mises au point dans la théorie pour essayer de modérer les excès de la force
démoniaque qui anime la marchandise ; sans grand succès d’ailleurs, de
ce côté-là, tant il est vrai que la marchandise est la chose anti-économique
par excellence. Il est impossible de la raisonner : elle n’en fait qu’à sa
tête, comme un simple coup d’œil jeté sur le tableau du monde de l’Économie
devrait suffire à en convaincre quiconque.
Ce
qui agit dans la marchandise, c’est l’argent : c’est lui cet
« esprit d’un monde sans esprit ». (Marx a, par ailleurs,
parfaitement reconnu le caractère fétiche de la marchandise.) La
marchandise est possédée par la valeur. Elle ne pense qu’à
l’argent ; l’argent est le démon qui agite la marchandise, qui jamais ne
la laisse en repos, qui l’oblige à une circulation incessante que rien ni
personne ne doit venir entraver. « Laissez-faire ; laissez-passer » :
c’est une question de vie ou de mort ; les marchands le savent bien qui se
sont voués à la marchandise en échange du pouvoir sur ce monde. C’est ainsi que
l’histoire a progressé par son mauvais côté.
Contrairement
à une idée trop bien reçue, ce n’est pas le travail qui crée la valeur — comme
ne l’ignorent pas les commerçants depuis le temps qu’ils se consacrent à la
circulation des marchandises et qu’ils s’enrichissent. Le boutiquier sait
d’expérience qu’une marchandise qui ne se vend pas n’a aucune valeur ; et
de mémoire de prolétaire, on n’a jamais vu personne s’enrichir par son travail.
Ce sont les économistes bourgeois qui découvrirent opportunément que le travail
était le créateur de la valeur ; et Marx voulut bien les croire. C’est
ainsi qu’il en vint — nolens volens — à apporter la précieuse caution de
la critique révolutionnaire à la pseudo-Science économique. Pour Marx, comme
pour les économistes bourgeois, le travail est essentiel : essence
et confirmation de l’essence de l’homme. Mais, si le travail est essentiel,
c’est seulement à celui qui fait travailler les autres ; et il n’est
devenu essentiel à la bourgeoisie marchande que lorsqu’elle a dû — c’était la
rançon du succès — s’occuper du procès de circulation des marchandises dans son
ensemble : lorsqu’elle est devenue un entrepreneur capitaliste. Mais
c’était déjà, là, la fin de l’histoire. Revenons.
Le
secret de la réussite, c’est au début qu’il faut le chercher, dans la pratique
même de l’activité marchande : le trafic. Ce que les
marchands ont appris en trafiquant, c’est que la communication est
essentielle ; c’est elle qui fait la valeur ; celui qui est
maître de la communication, est le maître du monde. C’est parce que la
marchandise contient le principe qu’elle a pu faire tomber toutes les murailles
de Chine comme sont tombés les murs de Jéricho ; et que rien n’a réussi à
entraver durablement la mise en place de son réseau de communication
planétaire. Voilà le secret de la réussite de la bourgeoisie
marchande : elle a conquis le monde parce que, par sa pratique, elle avait
à faire avec le principe, avec ce qui agit véritablement ;
parce qu’en se mettant au service de la communication marchande, elle en a
acquis une certaine « maîtrise ». Tout le reste n’est que
littérature.
Ainsi,
l’histoire est bien l’histoire de la communication, mais de la
communication marchande ; une histoire où ce sont les marchandises qui
s’échangent au moyen des hommes : une histoire inhumaine ; l’histoire
de l’aliénation de la communication. C’est l’histoire « pleine de
bruit et de fureur » de la société marchande, qui domine aujourd’hui
sans partage. C’est un drame : il fallait que l’Esprit fût expulsé du
monde pour que la pensée séparée — l’intellect — régnât en maître et
refît le monde à son image. C’est à partir de là que la société de la
marchandise a pu faire les progrès spectaculaires que l’on a vus et
développer une instrumentation de plus en plus sophistiquée de la domination
dont l’aboutissement est le bouclage planétaire de son réseau de communication
et l’informatisation concomitante de la pensée séparée.
On
a cru longtemps s’être débarrassé de cet Esprit encombrant ; mais qui
croyait l’avoir chassé par la fenêtre, s’exposait à le voir revenir par la
petite porte. L’Esprit nous avait envoyé son fils ; il a été mis à
mort : nous n’étions pas raisonnables. En partant, il nous a laissé sa
croix ; « la rose de la Raison sur la croix du présent »
(in memoriam) : attention aux épines ! En fait, l’Esprit
n’était jamais vraiment sorti du monde auquel il est immanent. Pendant
le Grand Siècle, qui voyait s’installer l’explication mécaniste de
l’homme et du monde, promise à un si bel avenir et pour laquelle l’Esprit était
une hypothèse superflue, les alchimistes, avec plus de conséquence, l’ont
recherché dans la matière dont ils voulaient le libérer, redimant
celle-ci du même coup ; et c’est là, précisément, que nos modernes
physiciens semblent l’y avoir retrouvé. Notre monde était habité et nous
ne voulions pas le croire : nous allons y être contraints à présent.
Avec
la fin de la fausse opposition (spectaculaire) entre le capitalisme marchand et
le communisme, nous pénétrons dans un monde unifié où l’Adversaire ne pourra
plus être commodément rejeté dans une extériorité menaçante, face à laquelle
tout serait par avance justifié ; il va falloir se résoudre à le réintégrer
à sa place. L’Esprit qu’on avait voulu bannir du monde y est revenu sous les
traits du Prince de la Division. Celui à qui l’on a fait du tort, réclame justice ;
et il est décidé à mettre le monde à feu et à sang tant qu’il n’aura pas obtenu
réparation. Le jugement de Dieu est commencé, n’en déplaise au
matérialisme vulgaire qui voudrait encore faire illusion ici et là après tout
ce qu’on a pu voir. Le Grand Jeu continue. Il nous appartient de ne pas
démériter de l’Esprit dont nous sommes responsables.
Janvier
1993.
1.
Vous en avez rêvé ; Jean-Pierre Voyer l’a fait.
SALUT L’ARTISTE !
TANT PIS SI JE ME TROMPE !
1. À propos de
la réponse à Rideau ! de M.-É. Nabe.
Monsieur,
Longtemps
vous avez utilisé le concept de spectacle avec une telle pertinence qu’il est
difficile de croire que vous ne saviez pas de quoi vous parliez. Aujourd’hui
vous affirmez qu’il n’y a pas une idée dans le livre de Debord. Vous laissez
entendre qu’après de longues recherches vous êtes arrivé à la conclusion que le
mot de : spectacle, qui était obscur pour vous dès le début s’est
révélé être, in fine, totalement vide de sens. Il serait plus juste de
dire : il y avait de l’idée dans La Société du spectacle, mais il
n’y en a plus. Et il faudrait alors expliquer cette étrange disparition. On
sait la grande volatilité des idées : l’ivresse passée, il ne reste que le
flacon vide et la gueule de bois. Le fait est que vous ne voulez tout
simplement plus en trouver (enfin, quand je dis simplement : ça
n’est peut-être pas si simple). Vous avez vos raisons qui se doivent
d’être bonnes. Mais si vous tenez vraiment à prouver la nullité du concept de
spectacle, il faudrait que vous soyez pour le moins aussi convaincant que vous
saviez l’être lorsque vous l’employiez avec toute la force de conviction de
celui qui est lui-même convaincu. Évidemment, vous pouviez alors vous
tromper. Ou est-ce à présent que vous faites erreur ? « Pourquoi
croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti ? »
À moins que tout compte fait cela ne soit qu’un jeu — comme
Ripley vous vous amusez. Quoi qu’il en soit, vous y revenez, après tout ce long
temps. On revient toujours à ses premières amours ; comme l’assassin
revient fatalement sur le lieu de son crime.
Donc,
vous ne voulez plus de la société du spectacle que vous retournez
facilement (c’est une vielle connaissance) en spectacle de la société ; et
vous donnez de l’opération l’explication suivante : « le
spectacle de la société est un effet secondaire de l’isolement des esclaves »
— exclus de la véritable communauté (l’argent, Marx dixit), privés de la
communication par le commerce, ils ne peuvent être que des spectateurs — et non
sa cause ; et par conséquent, il est impropre de nommer une telle
société : du spectacle, il faut dire : de l’isolement, puisque le
spectacle ne cause pas l’isolement mais que celui-ci est la condition sine
qua non de celui-là. Admettons. Quoique Debord ne dise pas que le spectacle
est la cause de l’isolement ; il dit même le contraire : « Le
spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. »
— c’est donc qu’il l’était avant. Il précise aussi que le spectacle apparaît
avec la marchandise abondante et qu’il est la forme que prend le rapport social
dans une société totalement dominée par la marchandise : c’est le
fameux « spectaculaire-marchand » ; ou faut-il
dire : le marchand-spectaculaire, puisque le spectacle est second, effet
et non cause de la marchandise. Ce qui veut dire, si je comprends bien, que la
société où domine la marchandise (unifiée par le commerce, si vous
préférez) est un spectacle pour les esclaves isolés : le spectacle ne fait
que rassembler la foule des esclaves solitaires. Aussi Debord ajoute-t-il qu’il
« se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la
société, et comme instrument d’unification. » La chose est, on
le voit, compliquée. Examinons donc de plus près (pas trop, de crainte
que l’objet ne nous échappe) ce curieux concept dont la nature semble si
paradoxale.
À
la racine du spectacle Debord place la « non-intervention » ;
et il le définit alors comme une communication unilatérale, un monologue. Par
exemple : quelqu’un qui parle devant d’autres qui se taisent. Dans la
société où domine la marchandise, c’est évidemment la marchandise qui a la
parole et qui représente la communication face aux spectateurs qui en
sont privés : la communication s’est donc bien « éloignée
[pour eux] dans une représentation ». Par conséquent la société de
la marchandise est bien la société du spectacle de la communication ;
c’est-à-dire : la société du spectacle de la société. Ce qui n’implique
nullement que le spectacle soit la cause de l’éloignement de la
communication ; il lui suffit d’occuper le terrain — comme vous le
notez avec raison des médias qui ne sont que l’instrumentation du spectacle
dont vous ne voulez plus.
« L’épaisse
stupidité marxiste » de Debord l’a certainement empêché de dépasser la
vision bornée de l’économie et de reconnaître la communication
comme principe
1 de
la société ; il n’en réussit pas moins, en bon marxien, à
identifier l’aliénation de la communication comme spectacle (dans le spectacle,
c’est sa propre essence séparée qui fait face au spectateur — d’où le
grand effet du spectacle : la fascination — : c’est bien « lui
qui a fait tout ça et il est content ») ; et à élaborer « la
première théorie qui depuis Marx se soucie d’être une théorie de
l’aliénation. » C’est vous qui le dites — c’était en 1971, il est
vrai : cela ne nous rajeunit pas. Aujourd’hui vous voulez régler son
compte au spectacle. Dans l’alternative que vous posez : ou bien la notion
de spectacle est vide de sens ;ou bien elle signifie les médias : ce
qui est sans intérêt, vous ne lui laissez aucune chance. Ce n’est plus une
alternative, c’est une exécution sommaire ; en tout cas,
c’est une fausse alternative — mais un véritable guet-apens : vous
en défendez chacun des deux termes, alors que le choix de l’un devrait
logiquement laisser l’autre libre — dans laquelle vous l’enfermez pour mieux la
nettoyer ; vous faites un sale boulot : on comprend que vous
le fassiez salement.
Le
théoricien Debord
2
n’est certes pas exempt de tout reproche comme il le prétend. Ainsi donne-t-il,
entre autres, la définition suivante du spectacle : « un rapport
social entre des personnes médiatisé par des images » ;
c’est-à-dire par les représentations dominantes (qui sont celles de la
marchandise). Mais il ne s’agit qu’apparemment d’un rapport aliéné entre
des personnes ; en réalité l’aliénation consiste précisément en ce
ceci : que ce rapport a lieu exclusivement entre des marchandises au
moyen de personnes. Ou, si l’on veut, en ce que les rapports humains
prennent la forme du rapport marchand qui les nie. C’est donc plutôt d’une absence
de rapport dont il faudrait parler. A contrario, les Trobriandais
qui entrent en rapport au moyen de colliers ne sont pas esclaves de leur
médiation : ils communiquent.
Plus
généralement, on peut trouver qu’il donne une trop grande extension à son
concept de spectacle et lui fait perdre ainsi, d’autant, de sa valeur
explicative : à tout vouloir dire, il ne signifierait plus rien. Vide de
sens donc, comme vous dites. Mais, comme d’un autre côté, il le définit abondamment
et diversement tout au long de son livre, on pourrait aussi bien dire qu’il est
trop plein de sens — ce qui ne l’empêcherait aucunement d’être une imposture,
je vous l’accorde.
Bref,
Debord n’est pas toujours d’une grande clarté — vous me direz que ce n’était
pas une lumière. Il a du mal à définir son objet avec toute la rigueur
scientifique souhaitable — il tourne autour : ce que vous appelez ses
« circonlocutions » — qui sont aussi une manière de le
circonscrire. C’est que cet objet n’est pas un objet ordinaire : c’est un
objet métaphysique, ce qui n’est pas étonnant puisque la marchandise
elle-même est « pleine de subtilité métaphysique » et que le
spectacle est le spectacle de la marchandise, de la richesse, de la
communication, de la société.
Tout
cela ne vous a pas empêché de faire grand et bon usage du concept de spectacle.
C’est donc que vous l’aviez suffisamment compris — au moins au sens
premier de ce terme. Dieu sait — ou plutôt ne sait pas : il paraît
qu’il est mort — que vous l’avez assez trimbalé ce foutu
« spectacle », avant de songer à vous en débarrasser. À vous
entendre, vous aviez pourtant des doutes : longtemps vous avez
douté ; jusqu’à ce que vous vous décidiez enfin à lui faire la peau pour
voir ce qu’il avait dans le ventre ; et là stupeur : que couic !
Et pourtant ce qu’il pouvait peser ! Vous auriez du l’examiner au
départ ; vous vous seriez épargné bien de la peine. Mais non, vous aviez
confiance : c’était le bagage de Debord tout de même, dont vous fûtes le
compagnon de route — et de beuverie. Le salaud ! Comment s’y était-il pris
pour escamoter le contenu ? — le bateleur de la couverture
de son dernier ouvrage serait donc un aveu posthume : il aura bien trompé
son monde — ou pour donner tant de poids à un concept aussi creux ?
Mystère et boule de gomme. Quant au reproche que vous lui faites d’identifier
le spectacle aux médias, il n’est pas là pour être pris au sérieux — Debord
prend bien soin de distinguer le spectacle « pris sous l’aspect
restreint des “moyens de communication de masse”, qui sont sa manifestation
superficielle la plus écrasante » du spectacle « compris dans
sa totalité » — ; ce n’est que le comparse destiné à couvrir
le premier terme de l’alternative, celui qui est chargé de l’exécution :
l’assassin.
Il
reste que Debord qui se flattait d’être toujours « resté dans les
limites de l’excès » — il parlait de l’alcool — aura fini par
outrepasser les bornes ; et quand les bornes sont franchies, il n’y a plus
de limite, c’est bien connu — je ne fais pas référence à l’alcoolisme qui peut
être borné, entre autres, par la polynévrite. Celui qui se voulait exemplaire
se devait de soutenir sa (mauvaise) réputation jusqu’au bout ; et
il faut bien reconnaître qu’à sa manière il a réussi : le léopard
(salopard, salonnard etc., vous aurez complété) est mort avec ses taches. En
1972, il pouvait encore écrire à Denevert que l’I.S. n’a découvert que « très
peu d’idées essentielles : deux ou trois », il est vrai qu’il
ajoutait aussitôt que c’est « un résultat extrêmement riche »
si on le compare avec ceux qui n’en ont trouvé « qu’une ou même pas
vraiment une ». Il ne se vantait pas encore d’avoir inventé « la
théorie exacte de la société »
3,
mais il n’était pas loin d’affirmer péremptoirement la perfection
quasi-intangible de son livre : « Il n’y a pas un mot à changer à
ce livre etc. » (1979). On se souviendra qu’en 1957, déjà, alors qu’il
se préparait à devenir situationniste, il écrivait, utilisant sans vergogne le
pluriel de majesté : « Nos ambitions sont nettement mégalomanes
[...] » — ce qui était un signe. Le penseur de pointe aurait dû se méfier
de l’ivresse des sommets (qui est aussi bien celle des profondeurs). Vous êtes
donc parfaitement justifié à fustiger comme il le mérite celui qui se
pensait au-dessus de toute critique, retranché dans l’orgueilleuse forteresse
de sa théorie qui n’est plus à présent qu’un cénotaphe livré à la canaille. Il
en est même qui poussent l’audace jusqu’à en rapporter des morceaux choisis
chez eux ! Pauvre Debord ! la canaille intellectuelle pille son
mausolée. Avec modération pour le moment — comme vous le notez la canaille se
rue, mais avec prudence (on ne sait jamais avec un suppôt du Diable qui
contrairement à Dieu qui est mort, a la réputation d’être immortel) ; sauf
Sollers qui est un esprit fort. Mais le malheur de la canaille intellectuelle,
c’est qu’elle ne peut s’emparer que d’une pensée morte : elle n’aura dans
la bouche qu’un cadavre. Alors, bien évidemment, c’est le sens trivial de
spectacle qui va lui plaire ; puisque aussi bien c’est le seul qu’elle
soit en mesure de saisir (dans les deux sens courants du terme) et
qu’elle est entièrement au service de ce spectacle. Quant à la fine fleur de
cette canaille, selon qu’elle donne dans le pseudo-cynisme moderne (celui qui
aboie pour faire croire qu’il peut mordre) ; ou dans la critique-critique,
elle verra son importance confirmée par le grand rôle qu’elle joue dans ce
méchant spectacle ou elle y justifiera sa présence par le fait qu’elle y
apparaît bien, mais en ennemi.
Que
Nabe reprenne le terme de spectacle comme s’il allait de soi ne saurait
étonner : c’est un garçon qui ne doute de rien ; mais qu’il puisse
ainsi attester d’une « société du spectacle » me paraît
douteux : il est bien trop occupé à essayer d’attester sa propre existence
d’écrivain pour pouvoir témoigner en faveur de quoi que ce soit d’autre, fut-ce
une imposture — qui d’ailleurs n’a jamais eu besoin de lui pour se soutenir —
et dont la démolition, à laquelle vous travaillez d’arrache-pied, ne pourra en
rien lui être imputé non plus si, comme vous lui en faites grief, il participe
malgré tout à cette entreprise de tromperie à son corps défendant.
Vous
reprochez également au petit Nabe de croire — je vous le disais : il ne
doute de rien — que le mutisme des esclaves est dû à la télévision et non le
contraire ; et cela vous est prétexte à dénier toute espèce d’importance à
l’instrumentation de l’esclavage (qu’importe la chaîne pourvu qu’on ait
l’esclave) qui se trouve être, cela tombe bien, celle du « spectacle »
dont vous ne voulez plus. Vous reconnaissez tout de même à la télévision, dont
le développement est « un phénomène sans importance notable »,
une vertu pédagogique : elle renseigne sur l’abjection des esclaves et de
leurs maîtres. C’est toujours ça. Si, comme il vous plaît de l’affirmer, le
monde que vous avez bien connu en 1958 — celui d’avant la télévision (et
d’avant l’I.S.) — et celui d’aujourd’hui sont bien essentiellement les
mêmes, on ne peut nier — d’ailleurs vous ne le niez pas — qu’il y ait un
progrès (on n’arrête pas le progrès de l’aliénation) : « On est
désormais abruti dans les Charentes comme on l’est au Texas. »
Ainsi ce monde est devenu visiblement, partout et pour tous
(c’est le triomphe de la démocratie !) ce qu’au fond il a
toujours été. De lui on peut dire : il a changé ; mais il est aussi
resté le même — ou bien l’inverse. Ce qui ne doit pas être pour vous étonner.
Mais dans ce monde « strictement immobile depuis deux siècles »,
il s’est au moins passé un événement majeur : « Dieu [Balzac,
Edern-Hallier dixit] est mort »; et le monde qu’il avait informé
a progressé par son mauvais côté. Aujourd’hui ; les marchands sont les
maîtres absolus du Temple : ils assurent eux-mêmes le service
divin. Hegel a raison à ce qu’il paraît. Et si Balzac était Dieu,
Hegel quant à lui est bien le Diable.
Juillet
1997
Notes
1.
Petit exercice de métaphysique amusante : si l’on postule que la
communication ( le principe) existe de toute éternité, dès lors que
l’on tombe (chute) dans la catégorie du temps (historique), on s’éloigne ipso
facto du principe (la communication). Par conséquent, toute société
(historique) ne fait que manifester sous une certaine forme cet éloignement
(aliénation) progressif et inexorable. Dans la société la plus moderne (la
nôtre, celle de la marchandise), il se manifeste sous sa forme achevée de
spectacle de la communication où la séparation est à son comble : d’un
côté le réseau mondial de l’activité marchande (la communication) ; de
l’autre les spectateurs branchés (les esclaves émancipés) qui assistent
en silence (passivement) à la représentation permanente de la marchandise. Non
plus ultra : à reprendre depuis le début.
2.
Ou convient-il de décliner avec vous : ce vieux pédé (voire
pédophile : il paraît qu’il aimait « les très jeunes filles pas
touchées par la saleté du monde ») jésuite alcoolique qui ne savait
même pas planter un clou, affligé qui plus est d’une vilaine petite quéquette
en bec de théière et d’un gros bide, dont les théories fumeuses étaient
publiées par un falsificateur juif qui a été bien puni lorsqu’il a pris quatre
balles dans la tête, ce qui a obligé le rebelle chic a baisser sa culotte
devant une raclure de bidet, et à boire avec lui jusqu’à la lie le verre qu’il
avait d’abord refusé à son con de père, pour assurer la diffusion de ses
œuvres, avant de se suicider au dernier stade d’une polynévrite qu’il n’a dû
qu’à l’obstination de toute sa vie d’ivrogne ostentatoire. (À moins qu’il n’ait
été repasser lui aussi par un bon ouvrier qui savait se servir de ses
outils, mandaté par l’instance spectaculaire qu’il menaçait impunément depuis
trop longtemps.) — L’ai-je bien descendu ?
3.
Le fait qu’une pensée n’ait pas d’effet ne veut pas dire qu’elle soit
intrinsèquement fausse ; ce qui ne veut pas dire qu’elle soit pour autant
exacte. Une pensée qui ne vient pas en son temps n’a pratiquement aucun effet —
de la même manière qu’une pensée qui a fait son temps. C’est aussi le sort
d’une pensée qui n’est pas reconnue — vous en savez quelque chose — et qui pourtant
peut être exacte. Il est possible qu’on la reconnaisse dans un siècle ou
plus. Il faut avoir la patience du concept.
SALUT L’ARTISTE !
TANT PIS SI JE ME TROMPE !
2. À propos de
la réponse à Tomás Bueno.
Vous
affirmez ne pas fonder votre argumentation sur « le concept réduit du
spectacle » — qui est le seul que vous reconnaissez désormais chez
Debord. Vous prétendez qu’il « n’a jamais pu, malgré ses prétentions et
ses protestations, dépasser ce concept réduit » — ce qui n’est pas
étonnant puisqu’il n’y en a aucun qui serait plus général. Pourtant vous
argumentez contre ce concept réduit promu général tout en laissant à d’autres
le soin de prouver qu’il a un sens qui ne soit pas celui, réduit, sur lequel
vous ne fondez pas votre argumentation, mais auquel vous les renvoyez
inexorablement parce que vous n’en voyez pas d’autre. In girum.
Si
l’on peut raisonnablement douter que le monde soit « intrinsèquement un
spectacle » ; cela n’empêche pas le nôtre de se montrer effectivement
spectacliste — ce qui explique que Debord y ait vu un « spectacle »
Et s’il y a bien « un spectacle du monde comme il y a un spectacle de
la nature » ce n’est pas celui dont parle Debord. Il fait
explicitement référence à cette seconde nature que constitue le monde de
la marchandise. Ainsi donne-t-il — entre autres, il est vrai : que
n’a-t-il songé à ramener son concept à géométrie variable à la dimension plus
modeste d’un article de dictionnaire [du Petit Larousse par exemple,
qu’affectionne particulièrement Voyer] auquel on puisse facilement se reporter
— la définition suivante du spectacle : une « Weltanschauung qui
est devenue effective, matériellement traduite » . Il ne l’entend donc
pas non plus comme un « événement illusoire » Il le définit
comme une vision du monde qui s’est objectivée. Ce qui ne veut
pas dire pour autant que ce soit une vue objective du monde. Il y une
« réalité » spectaculaire dans l’exacte mesure de cette
objectivation. Il y a donc malheureusement une « réalité »
économique ; mais l’économie n’est pas la réalité, la substance du
monde, comme les utilitaristes ont intérêt à le faire croire. On
ne voit pas le monde tel qu’il est ; il est (devenu) tel qu’on le voit :
vision de la misère et misère de la vision. Le monde est tout ce qui arrive —
pour le meilleur ; et aussi, pour le pire. Comme chacun peut le constater de
visu.
S’il
y a malgré tout une « illusion spectaculaire » , elle réside
en ceci : que le spectateur croit communiquer (voire communier
avec) au moyen des marchandises, alors que ce sont les marchandises qui
pratiquent la communication — comme vous le dites fort justement. L’» illusion
spectaculaire » est cette illusion qui existe chez le
spectateur de participer (ce en quoi le spectacle est moderne) à la
communication à travers celle de la marchandise (« c’est lui qui
fait tout ça et il est content ») qui, elle, est bien réelle — est la
seule réelle.
Ce
« prétendu usage spectaculaire » de la marchandise est donc
plutôt un usage véritablement spectaculaire. Dans l’usage spectaculaire
il y a une inversion de l’usage tel qu’on le pratiquait chez « les
vrais hommes » . Le chef trobriandais qui fait étalage de ses ignames
fait l’étalage de sa puissance [en fait ce n’est pas
« sa » puissance ; mais la puissance qu’il manifeste par son
« étalage »]. Le spectateur qui déballe sa marchandise fait étalage
de la puissance marchande : ce n’est pas lui qui possède la
puissance, c’est lui qui est possédé [dans tout les sens du terme]. Le monde de
la marchandise est le monde à l’envers. Plutôt que la « trace
fossile de l’usage tel qu’on le pratiquait chez les vrais hommes » ,
l’usage spectaculaire est la forme dégradée jusqu’à l’inversion
(enculés !) par la civilisation marchande de cet usage véritable.
Si
l’économie politique (economics) que vous reconnaissez finalement comme
une science (tout en la privant de son objet : « economy n’est
rien » ) — alors que vous semblez ne plus accorder l’idéologie que
comme une concession (« si vous y tenez » ) à d’anciens
lecteurs qui pouvaient croire qu’elle était au centre de votre critique —
procède du postulat utilitariste de base (« Il faut bien vivre »
) auquel elle renvoie et qui n’est rien d’autre qu’une pétition de principe
(l’existence de la science prouve celle de l’objet et l’affirmation de l’objet
justifie la science), le vocable economy n’est pas aussi « vide
de sens » que vous voulez bien le dire puisqu’il désigne, mine de rien
(la « contrebande » ), sous une apparence insignifiante, la Loi
de ce monde que tous les perroquets répètent à l’envie (quand on dit :
économie moderne, économie primitive, « économie de pêche et de
cueillette » etc. on signifie l’adhésion à l’universalité de la Loi),
cette Loi d’après la colère de Dieu — ou plus exactement la version moderne de
cette ancienne Loi — ; qui dit : « Tu gagneras ton pain à la
sueur de ton front. » ; une Loi qui est pour l’homme déchu —
l’homme de désir qui n’est au fond que la créature du besoin — un destin :
une fatalité ; qui lui a été imposé par Dieu après qu’il l’eût chassé du
Paradis, ce monde sans histoire où la communication règne de toute éternité,
pour être jeté dans le Temps, où elle n’est plus que le moyen de satisfaire la
soif inextinguible du besoin qui ne s’éteindra qu’avec le Temps lui-même, dans
le Paradis retrouvé. Et si Dieu n’est qu’une « superstition »
, c’est une superstition fondatrice, dont la religion procède. Le mythe
fondateur peut bien être battu en brèche par quelques esprits forts et la Loi
méprisée des prévaricateurs ; une fois la religion fondée et installée dans
ses meubles et immeubles, c’est à la dure réalité de l’Église militante et de
la religion matérialisée — qui n’a rien d’une « illusion spectaculaire »
maçonnée de grossiers sophismes, en effet — que l’on se heurte. Avec les
résultats qu’on sait. Hegel disait que penser fait mal à la tête. Et pourquoi
les murs sont-ils si solides ?
Il
reste que si les marchands dominent effectivement le monde (et si leur
vision du monde domine comme Loi du monde) c’est bien parce qu’ils ont
affaire (le monde des affaires ! ) de par leur activité avec le principe,
la substance, la réalité : la communication (le divin commerce) ;
parce qu’ils se sont fait les promoteurs du grandiose « spectacle »
de la communication aliénée dans cette seconde nature qui est désormais la seule
réalité de ce monde : la marchandise. Voilà pourquoi le commerce domine le
monde — comme vous l’expliquez excellemment à M. Bueno. En passant, et puisque
vous envoyez volontiers vos adversaires se faire voir chez les Grecs,
laissez-moi vous rappeler qu’Hermès, le messagers des dieux, est à la fois le
dieu du commerce et celui des voleurs (divin commerce !) ; et que le
Christ lui-même est représenté en patibulaire entre deux larrons (la sainte
trinité !). Et puisque nous y sommes (chez les Grecs), laissez-moi vous
dire que vous vous illusionnez en assimilant peu ou prou la démocratie
électronique du Web à une nouvelle Athènes. La fréquentation du forum
Debord [il s’agissait du Debord of directors] devrait suffire à vous
désabuser : n’entendez-vous pas votre voix qui résonne dans le
désert ? Comme essaye de vous le dire M. Bueno, ce n’est que le dernier
salon où l’on cause (il parle d’un « rassemblement électronique de
crétins » : il faut inverser les termes de sa proposition puisque
la bêtise est première, l’électronique ne venant qu’après) ; le dernier
chic moderne : m’as tu vu surfer sur la crête de l’information. Mais après
tout s’il ne s’agit que de profiter des plaisirs sans limite. de la
conversation, pourquoi se priverait-on ? Vous avez raison : on ne
sais jamais à qui l’on parle.
En
ce qui concerne Debord — et pour en finir — puisque vous vous faites un devoir
de fustiger la bonne pensée partout où elle se donne effrontément en spectacle,
vous êtes tout à fait en droit de revendiquer la « mauvaise foi »
dont vous crédite — on ne prête qu’aux riches — M. Bon. Qui pourrait vous en
vouloir ? Que ceux qui n’ont jamais souffert d’une crise de foi — ils sont
légions aussi ceux qui ne se plongent jamais dans l’eau du doute — vous jettent
les premières pierres. Elles vous serviront à bâtir votre église — ou une
petite chapelle — ; à moins que vous ne préfériez en faire une tour.
[Finalement ce fut un château — dit : le Bas Château — où le
« maître » officie pour une poignée de « fidèles » — c’est
donc aussi un oratoire.]
Bien
à vous.
LE SPECTACLE DANS
TOUS SES ÉTATS :
EN MARGE DE « LA SOCIÉTÉ
DU SPECTACLE EST TRÈS PEU SPECTACULAIRE.
Réponse à M.
Bueno. »
Le
15 mars 1998
Monsieur,
La
vengeance est un plat qui se mange froid. Évidemment. Mais manifestement vous
pensez qu’il gagne à être réchauffé. Comme une bonne choucroute. C’est affaire
de goût — dont on ne discute pas. Les connaisseurs apprécieront. Le « spectacle »
façon Debord n’est plus du vôtre : de la mauvaise cuisine. D’un autre
grand chef « situationniste » qui ne manquait pas de recettes pour
les marmites du futur vous écriviez : « On peut se demander
comment un si constant imbécile [...] a pu écrire un tel livre. »
(Il s’agissait du très substantiel Critique de la raison dialectique.)
Vous ne pouviez faire preuve de la même indulgence avec celui de Debord. L’ordure
capable de chier sans vergogne dans vos bottes ne pouvait être qu’un gâte-sauce
qui essaie de se faire passer pour un maître-queux. Le grossier personnage
méritait de rejoindre « son complice » au huitième cercle de L’Enfer.
Le véritable génie culinaire d’un Céline — « génial parce qu’antisémite
et antisémite parce que génial » — transfigure quant à lui tout ce qu’il
touche. Il suffit pour s’en convaincre de goûter ses Bagatelles pour un
massacre : Delikatessen. Sollers qui est un fin gourmet ne s’y est pas
trompé ; et le gastronome en culotte courte du Régal des vermines s’en
lèche encore les babines. Qui a vomi a dîné. Et vous voudriez faire de la
référence à Céline la pierre de touche de la mauvaise pensée ? De la
mauvaise cuisine littéraire certainement. Ce qui nous ramène au « spectacle »
debordien, victime expiatoire de votre vindicte, auquel vous faites subir les
derniers outrages. Si dans le cas de BHL vous travaillez comme il se doit à la
hache, avec Debord c’est plutôt : Massacre à la tronçonneuse.
Liquidation totale : tout doit disparaître.
Il
n’y a pas plus de société du spectacle que de spectacle de la société ;
vous êtes formel. La société n’est pas spectacle pour la bonne raison que si
elle était spectacle on la verrait : or elle n’apparaît pas. Certes la
société n’apparaît pas parce que la société est un résultat :
une tâche à accomplir. Quand la société apparaîtra enfin tous les
problèmes seront effectivement résolus : mais c’est pas demain la
veille !. Si la « chose même » est invisible — elle l’a d’ailleurs
toujours été sauf pour Hegel qui a cru la reconnaître (mais ce n’était qu’un
artefact induit par le système) en Grèce — pourtant il y a bien quelque
chose qui se manifeste si exclusivement qu’on ne voit littéralement
plus rien d’autre (en ce sens on pourrait dire qu’elle n’apparaît plus tant
elle est manifeste ; elle est devenue naturelle : la « chose
même » ? — mais on est dedans !) : la marchandise et
son réseau de communication planétaire qui est aussi un système d’organisation
totalitaire de l’apparence auquel rien n’échappe. Ce que précisément Debord
fustige sous le nom de (société du) « spectacle ». Mais vous
ne voulez plus de sa société ; et vous avez soupé de son « spectacle ».
Rideau ! donc, comme dirait le Nabot.
Par
contre vous n’hésitez pas à voir dans l’œuvre de Céline la grandiose métaphore
de Popu livré au commerce. Vous trouvez même que son antisémitisme qui est une « partie
intégrante de son génie » le « protège » en outre
efficacement des « attouchements impurs ». Si tel est aussi
le but de votre anti-debordisme spectaculaire (au sens vulgaire du terme), la
méthode est impeccable. Et vous avez du même coup votre propre pierre de touche :
a-t-il craché sur l’ordure situationniste ? Il est des nôtres. Quoi qu’il
en soit, votre argumentation ne s’en mord pas moins la queue — excusez-moi de
vous le dire. Elle fait l’effet d’une série (qui n’a rien d’aléatoire) de
variations en boucle sur le thème : le « spectacle » n’a aucun
sens en dehors de celui de médiatique ; la preuve : c’est
ainsi que tout le monde le comprend habituellement (sauf BHL et quelques
nostalgiques du Reich, mode d’emploi ; ainsi qu’une poignée de « grognards »
rescapés de la campagne de 68, restés fidèles au général Debord) ; donc
tout le reste c’est peau-de-balle (ou balle-peau). Vous nous promenez ; on
se demande : est-ce qu’il veut nous perdre ? On cherche les cailloux ;
on essaie de s’y retrouver. Vous nous dites que vous vous trompiez — tout le
monde peut se tromper — ; qu’il y avait erreur sur la marchandise. Dont
acte. Le « spectacle » n’était finalement qu’une auberge espagnole.
On y trouve à boire et à manger ; mais c’est le client qui a tout apporté dans
son Rucksack. Que croyez-vous qu’il laisse quand il s’en va ? Nada de nada señor Bueno.
Puisqu’on vous le dit — et on vous le répète — ça doit être vrai.
Il
n’en demeure pas moins que vous aviez entrepris en d’autres temps (autres
mœurs) une première critique moins « négationniste » (vous étiez plus
constructif ; à présent vous êtes en pleine déconstruction) du « spectacle »
à laquelle on ne peut s’empêcher de trouver, lorsqu’on y revient, d’autant plus
de consistance qu’elle se voit désormais systématiquement privée de tout objet.
Votre fureur iconoclaste ne laisse plus guère d’autre choix à l’amateur de
spectacle que l’abonnement à Canal +. À moins qu’il ne préfère, tout
compte fait, retourner à sa collection du Journal de Mickey ou à ses
albums de Tintin.
« L’enfance ?
Mais c’est ici ; nous n’en sommes jamais sortis. »
Bien
à vous.
Christian
Bartolucci
(Suite et) FIN du spectacle
Les
récentes communications de Voyer sur le « spectacle » témoignent de
ses efforts constants pour priver celui-ci de tout sens. Et comme on peut le
constater le résultat est plutôt brillant — à défaut d’être tout à fait
convainquant.
Ainsi
de ses dernières considérations grammaticales illustrées de nombreux exemples
sur la transitivité ou l’intransitivité du « spectacle », qui veulent
établir que lorsque celui-ci prétend se passer superbement de complément (forme
intransitive) il est sans objet et quand il les admet généreusement les uns
après les autres (forme transitive) il se montre trop versatile pour fonder un concept
sur lequel on puisse vraiment compter.
Curieusement
Voyer oublie dans ses définitions successives du spectacle celui de
spectacle comme inversion de la réalité qui est précisément à la racine du
concept debordien. Ainsi lorsqu’on dit : le triste spectacle de
l’ivrognerie ostentatoire, tout le monde voit de quoi il s’agit ; mais
quand Debord parle de « spectacle » c’est précisément à propos du
monde moderne qu’il présente explicitement comme un monde à l’envers ;
où il n’y a pas seulement une séparation reconnue entre acteur et
spectateur comme au théâtre par exemple où chacun occupe normalement sa
place ; mais où cette séparation se double d’une inversion
(enculés !) de la « réalité » : le spectateur se prend pour
un acteur alors que l’activité lui échappe totalement. Dans un cas il s’agit
d’une illusion qui se présente comme telle ; dans l’autre d’une tromperie
qui a intérêt à se faire oublier : cela fait toute la différence.
Ainsi,
Voyer nous promène. Il nous fait voir du pays et du (beau) monde. C’est
toujours enrichissant ; et de plus ça ne coûte rien. Après son passage par
l’Académie le concept de spectacle a opportunément trouvé un sens qui n’est pas
celui de médias ; mais c’est celui d’un Platon quelque peu « dévoyé » :
« ce qui existe réellement ne paraît pas, donc ce qu’on voit est une
illusion, un spectacle. » Si chez Platon l’essence ne paraît pas — on
a que l’ombre des idées
— , le monde n’en
existe pas moins comme manifestation de l’essence. (De la même manière que chez
Hegel l’essence ne se dissimule pas derrière l’apparence : elle paraît
dans le phénomène.) Le monde de Platon n’est une « illusion »
que parce la réalité est posée par principe dans l’idée ; mais en
même temps cette « illusion » participe de l’idée qui lui
imprime sa marque de fabrique : il n’y a donc pas tromperie sur la
marchandise.
Ce
qui nous ramène au « spectacle » moderne. Debord en ce qui le
concerne ne s’occupe nullement de « l’essence » ; ce qui
l’intéresse c’est l’apparence telle qu’elle se présente dans la société
marchande. C’est ainsi qu’il définit généralement le spectacle comme une
organisation totalitaire de l’apparence à l’époque de la marchandise
triomphante.
On
peut évidemment lui reprocher, comme le fait Voyer, de ne pas apporter de
réponse au passionnant problème de « l’essence » ; et
même relancer à l’occasion la vieille querelle des universaux : réalisme
contre nominalisme — ou se ralliera-t-on avec Abélard à un réalisme relatif
parce que si seul l’objet isolé est donné à la perception, force est d’admettre
que les relations entre les objets sont données simultanément ? Le fait
est que telle n’était pas l’ambition de Debord comme a pu le penser [ou faire
semblant de le penser] Voyer qui ne lui n’accorde plus à présent que d’avoir
été un ultra-degauche marxiste « un peu moins bête que les
autres ». Mais il lui reproche quand même d’être
« marxiste » : c’est-à-dire utilitariste ; car c’est
précisément là que le bât blesse pour Voyer et là donc que sa critique porte
véritablement. Or, c’est à travers son concept de spectacle que Debord, qui
accepte par ailleurs sans critique l’utilitarisme de Marx, échappe justement à
cet utilitarisme ; parce qu’il conçoit l’aliénation comme spectacle. Ce
qui en son temps (1971) n’avait pas échappé à Voyer : « La théorie
du spectacle est la première théorie qui depuis Marx se soucie d’être une
théorie de l’aliénation. » D’où son intérêt pour la
« chose » (et les situationnistes qui la portait) ; et
conséquemment la critique de son insuffisance qu’il entreprendra courageusement
(et seul). C’est ainsi qu’il va être amené (par la force de la
« chose ») à pousser (dans le sens d’un anti-utilitarisme radical) le
concept de spectacle (et Debord par la même occasion) dans ses derniers
retranchements. Mais contre toute attente Debord choisira de rester cantonner
dans sa retraite de situationniste paisible (où il pouvait à loisir se livrer
en sous-main à divers petits bricolages indignes de celui qui se flattait de ne
travailler jamais pour ne pas se salir les mains) ; plutôt que de
risquer (l’aventure était morte) une sortie et d’engager un débat ouvert. La
suite est désormais connue de part le vaste monde (Wide Wild World)
— et comme chacun peu le constater, les hostilités continuent.
Mais
éloignons nous momentanément du champ de bataille (plein de bruit et de fureur)
pour revenir à ce qui constitue l’enjeu théorique de la « querelle du
spectacle » : Debord n’a pas rempli son contrat
anti-utilitariste ; il a fait semblant : c’est un imposteur. D’où les
raisons de la colère. Mais d’un autre côté, comme le principal intérêt du
« spectacle » réside précisément dans sa charge
anti-utilitariste, on comprend mieux l’acharnement et les difficultés que Voyer
éprouve à s’en débarrasser aussi complètement qu’il le voudrait, parce que lorsqu’il
pointe la tare utilitariste du spectacle debordien, il montre aussi
l’anti-utilitarisme irréductible du concept honni.
Ainsi
de la proposition : « le monde de la consommation est en réalité
celui de la mise en spectacle de tous pour tous. », présenté comme un
paradigme de la fausseté. La démonstration est la suivante : dans la
société marchande les signes de distinction étant obligatoires (et identiques)
pour tous ne distinguent plus ; et par conséquent l’usage de la
marchandise comme parure sociale échoue ; donc : il ne peut y avoir
une « mise en spectacle de tous pour tous. »
Mais
justement, si l’usage comme parure sociale qui échoue nécessairement de
façon répétée dans la société marchande alimente par le fait même qu’il
échoue la soif inextinguible de consommation (qui est en réalité
soif de communication) ; cela prouve à la fois la puissance
universelle de cet usage véritable ; et contre toutes les
pseudo-justifications utilitaristes, la grande force de cohésion du « spectacle
de la marchandise » qui fait que cette « mise en spectacle de
tous pour tous » a bien lieu malgré tout (et avec succès malgré l’apparence
d’échec) — et pourrait-on dire, envers et contre toute logique
(marchande) ; mais pour le plus grand profit du système de la marchandise.
Points de vue et images du
(pauvre) monde
« Tout
système n’est qu’expression, n’est qu’image de la raison [ou
de la déraison], n’est par suite qu’un objet pour la raison [déraison],
qui en tant que puissance vivante se reproduisant sans cesse dans de nouveaux
êtres pensants [?], le distingue de soi et le pose en face de soi comme
un objet de la critique. Tout système qui n’est pas reconnu et assimilé comme
simple moyen, limite et corrompt l’esprit ; [...]. »
Feuerbach
« Debord
est bien un cinéaste, il voit des images partout. » (dixit
Voyer). Justement. Il n’est pas inutile de rappeler que Debord a débuté comme
critique du cinéma (1952). Pour comprendre le concept de spectacle (dont
Voyer ne veut manifestement plus rien savoir — comme il s’applique à en faire
la démonstration) il faut donc revenir au cinéma (de Debord).
Dans
Critique de la séparation (1961), on trouve la considération
suivante : « Généralement, les événements qui arrivent dans l’existence
individuelle telle qu’elle est organisée, ceux qui nous concernent réellement,
et exigent notre adhésion, sont précisément ceux qui ne méritent rien de plus
que de nous trouver spectateurs distants et ennuyés, indifférents. Au
contraire, la situation qui est vue à travers une transposition artistique
quelconque est assez souvent ce qui attire, ce qui mériterait que l’on devint
acteur, participant. Voilà un paradoxe à renverser, à remettre sur ses
pieds. » On a ici la racine de la notion de spectacle que Debord
étendra par la suite à l’ensemble de la société : la séparation entre
acteur et spectateur dans un monde à l’envers ; ainsi que l’indication du
sens révolutionnaire de la critique.
Au
début de son film Debord disait précisément : « La fonction du
cinéma est de présenter une fausse cohérence isolée [...] comme
remplacement d’une communication et d’une vie absente. » Ce qui
est exactement résumé — si l’on omet « isolée » — la
définition du spectacle
1
qui sera développée dans son opus magnum (1967) ; qu’il mettra
comme il se doit lui-même en images par la suite (1973).
Que
Debord ait fini par se persuader d’avoir effectivement établi « avec
exactitude »
2
la théorie de la société (30 juin 1992), qui dès lors n’avait plus qu’a être
réitérée ne varietur jusqu’à la fin des temps (spectaculaires), témoigne
certes plus d’une « perte de la saisie dialectique du réel »
3
d’une hyper-lucidité de la
critique. Il n’en reste pas moins, pour peu que l’on considère plus modestement
la chose sous l’angle (cinématographique) indiqué au départ, que le spectacle
puisse être regardé comme une métaphore de la société moderne qui ne
manque pas de pertinence.
Ainsi,
que voyons nous dans la société ? Des marchandises qui s’échangent
(communiquent) au moyen des hommes ; c’est-à-dire un monde à l’envers où
les spectateurs, qui se croient des acteurs (parce qu’ils participent au
spectacle), sont contraints de jouer leurs pauvres rôles (leur rôle de pauvres)
dans le grand spectacle de la marchandise qui est le véritable sujet de l’histoire.
Cela dit, une métaphore si pertinente soit-elle (ou une théorie qui prétend à
l’exactitude) ne fait que rendre compte de la « réalité » d’une
manière particulièrement saisissante pour l’esprit — ce qui n’est
pas sans effet sur la masse, évidemment.
À
partir de là on sera en mesure d’apprécier le spectacle debordien en toute
connaissance de cause — et avec autant de (bonne) raison que Voyer
reconnaissant dans l’antisémitisme de Céline « une grande métaphore de
la livraison de Popu au commerce ». Le monde de Céline est bien le
même que celui de Debord (à un « détail » près : là où Céline
dénonce nommément le complot ; chez Debord il devient innommable.)
Au fond c’est toujours la même histoire. Tout est (dans la) métaphorisation
4.
Question de style — et le
style c’est l’homme comme chacun sait. C’est juste une image et c’est une image
juste. C’est la triste « réalité ».
On
n’a véritablement que les images qu’on mérite.
« À
reprendre depuis le début. » — de toute façon.
Notes
1.
C’est aussi une définition « qui n’est pas celle du spectacle comme
médiatique » que je transmet à M. Bueno et à qui de droit.
2.
Ce que Voyer trouve décidément tout à fait exorbitant chez quelqu’un qui avait
un si petit zob.
3.
Le texte de la théorie n’a plus à faire la preuve de son
adéquation à la réalité (simple prétexte) qui n’est plus là qu’à titre
d’illustration (inessentielle) : miroir, sombre miroir comme tu réfléchis
bien.
4.
« […] il n’y a pas de d’expression “intrinsèque” et pas de
connaissance “intrinsèque” sans métaphore. [...] Le fait de connaître est
seulement le fait de travailler sur les métaphores les plus agrées [...]. »
« […] les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont,
des métaphores qui on été usées et qui ont perdu leur force sensible [...]. »
Nietzsche.
CONTRIBUTION À LA
RÉSOLUTION DE L’ANTINOMIE DEBORD/VOYER
(quasi una fantasia)
Soit
l’antinomie : Debord/Voyer ; qui s’écrit également : Debord/anti-Debord ;
que l’on se gardera de convertir en : anti-Voyer/Voyer, dans la mesure où
Debord n’a pas voulu se poser ouvertement comme anti-Voyer : il a préféré
feindre d’ignorer superbement l’opposition — ce qui devait fatalement se
retourner contre lui comme on le verra dans la suite de la démonstration.
Soit,
la loi de la polarité que Hegel exprime comme suit :
« L’Homonyme,
la force, se décompose, donnant naissance à une opposition, qui se
manifeste d’abord comme une différence indépendante et stable, mais une
différence qui se démontre en fait n’être aucunement différence ;
en effet ce qui se repousse soi-même de soi-même est l’Homonyme ;
et ce qui est repoussé s’attire donc essentiellement, car il est le même ;
ainsi la différence instituée n’étant pas différence se supprime encore une
fois. La différence se présente alors comme la différence de la chose même, ou
comme différence absolue, et cette différence de la chose, n’est rien d’autre
que l’Homonyme qui s’est repoussé soi-même de soi, et expose par là
seulement une opposition qui n’est pas une opposition. »
Rapportons
cette loi — non sans lui avoir appliqué la légère correction pataphysique qu’elle
mérite en l’occurrence — au couple antinomique Debord/Voyer alias
Debord/anti-Debord. Ce qui permet d’établir avec certitude que la période la
plus féconde chez Voyer, qui trouve son expression achevée dans le Rapport,
coïncide bien avec la polarisation de son opposition à Debord. On vérifie aussi
la proposition qui veut que la réfutation d’un système ne puisse pas venir du
dehors : « La réfutation véritable doit donner dans la force de l’adversaire
et se placer dans l’orbite de sa vigueur ; l’attaquer en dehors de lui-même,
et l’emporter là où il n’est pas ne fait pas progresser la chose. » De
la même manière on comprend que Debord, dès lors qu’il se pense au-dessus de
toute critique et qu’il prétend pouvoir refuser unilatéralement le jeu
des forces polarisées où il est impliqué, qu’il le veuille ou non, non
seulement se condamne ipso facto à figer la théorie dans le dogme ;
mais loin de neutraliser comme il le croit l’autre pôle, il contribue
bien plutôt à ce que l’énergie s’en décharge négativement contre lui
avec d’autant plus de violence qu’il s’obstine à ne pas lui répondre. — Aussi
bien, pour rester dans cette logique de la polarisation, peut-on dire que
Debord contribue à décharger contre lui-même sa propre énergie devenue négative
et qu’ainsi il s’autodétruit. Ce que le corollaire à la loi énonce de cette
manière:
« Dans
une autre sphère, selon la loi immédiate, la vengeance sur un
ennemi est la plus haute satisfaction de l’individualité violée. Mais
cette loi selon laquelle je dois me montrer comme une essence indépendante
vis-à-vis de celui qui ne me traite pas comme tel, et dois donc le supprimer
comme essence, se convertit par le principe de l’autre monde en la loi
opposée : la réintégration, de moi-même comme essence par la
suppression de l’essence étrangère se convertit en auto-destruction. »
Or, si en parfait accord avec la loi Debord accomplit bien la vengeance de
Voyer en disparaissant, il ne peut plus y avoir d’autre vengeance pour celui-ci
que de réaliser celle de Debord. Dura lex. Confronté à pareille
extrémité, on comprend que Voyer ait plutôt décidé de n’en faire qu’à sa
(forte) tête et de poursuivre envers et contre toute logique sa vindicte sans
objet — ce qui prouve qu’il est loin d’être la moitié d’un imbécile (de Paris)
et que si la théorie a du plomb dans l’aile, l’arbre de vie est toujours vert.
D’où
l’on déduira, pour conclure, que les candidats à la remise en marche de la
machine théorique à double culbuteur renversé destinée à assurer notre salut
dans ce monde (ou dans l’autre) auront prioritairement à rétablir le contact
entre les deux pôles antagonistes Debord/Voyer aujourd’hui fâcheusement séparés ;
et pour peu qu’ils soient en mesure d’assurer la circulation énergétique en
évitant que tout ne leur pète à la gueule, comme il est à craindre dans ce
genre d’opération, ils peuvent espérer résoudre l’antinomie et arriver ainsi à
la réconciliation à un niveau supérieur.
Hegel
qui était un spécialiste de la chose appelait ça la dialectique.
Le 6
septembre 1998.
Christian
Bartolouch’bème
LA PESTE SOIT DES MALCOMPRENANTS
JEAN-PIERRE VOYER
[« La
peste soit des malcomprenants » est la seule réponse que Voyer ait
jamais faite à l’ensemble des textes ici reproduits. En l’occurrence, il s’agit
de la réponse à : À propos de la réponse à Tomás Bueno. C’est aussi
un excellent exemple de la méthode Voyer face à un contradicteur auquel il ne s’agit,
évidemment pas, de répondre sur le fond ; mais qu’il suffit de
récuser pour (et par) la forme.
1.
Dans le cas présent, Voyer commence par feindre de prendre à la lettre
un jeu de mots approximatif (que je n’aurais pas dû faire, c’est vrai) : « ce
concept restreint promu général » — d’autant qu’il fallait plutôt
dire, tant qu’à vouloir faire un « mot » : « ce concept
général que vous avez dégradé sans autre forme de procès ». Cela lui
permet de monter sur son grand cheval et de brandir sa fameuse épée à couper
les cheveux en quatre : « Je n’ai jamais dit, etc. »
2.
Comme un sophiste ne répond jamais sur le fond ; mais va chercher
le vice de forme qui déconsidère l’adversaire, Voyer sélectionne dans
mon texte un certain nombre de propositions, qu’il isole de leur contexte ;
ce qui lui permet de donner libre cours à sa verve sophistique — qu’il voudrait
faire passer pour de la logique.
3.
L’opération terminée, l’adversaire est « anéanti » — dans tous les
sens du terme.
Je
ferai remarquer, encore une fois, à quel point sa méthode et ses façons
ressemblent à celles de son alter ego ; si bien qu’on peut légitimement
lui retourner toutes les épithètes infamantes qu’il réserve à « l’ordure
situationniste ». D’un côté comme de l’autre, c’est la même morgue
pseudo-aristocratique ; le même souverain mépris pour l’autre — que
ce soit le petit rital présomptueux qui ose remettre en question le « derniers
des Mohican » post-situ ; ou que l’on ravale « au rang de l’insecte »
un ancien « ami » comme le fait Debord avec Baudet — il s’agit de la
même attitude, de la même certitude de se situer tellement au-dessus de cette
tourbe qui prétend vouloir se hisser à la hauteur vertigineuse de leur cheville
congestionnée comme la grenouille de la fable — on sait ce qu’il arriva.]
LA
PESTE SOIT DES
MALCOMPRENANTS
M.
BARTOLUCCI ME PRÊTE DES PROPOS ABSURDES
QUE JE
ME FAIS UN PLAISIR DE RÉFUTER.
« Vous
affirmez ne pas fonder votre argumentation sur le concept réduit de spectacle »
Je
n’affirme rien de tel.
1)
je fonde mon argumentation sur des citations de Debord, et sur divers
arguments tirés de ma conception générale du monde et de la conception du monde
de divers auteurs.
2)
j’affirme que Debord a été incapable de penser un concept de spectacle
qui ne soit pas le concept réduit au sens de mass media.
3)
cela revient d’ailleurs à affirmer que Debord est en fait, à son corps
défendant, l’inventeur du concept réduit de spectacle. Avant lui, avant ses
prétentions à l’invention d’un concept général de spectacle, il n’y avait pas
non plus de concept réduit de spectacle. Je tiens à préciser pour tous les
amateurs de logique de par le monde que cela ne signifie pas que Debord a
inventé le concept de mass media mais que cela signifie seulement qu’il
a fait de ce concept innocent un concept réduit.
J’ai
bien dû écrire un jour « Non, je ne fonde pas mon argumentation sur le
concept réduit de spectacle. » ; mais c’est seulement parce qu’un
mal comprenant m’avait dit auparavant : « Vous fondez votre
argumentation sur le concept réduit de spectacle. » Ce à quoi j’avais
bien été obligé de répondre, étant donné mon affabilité coutumière : « Non,
Monsieur, je ne fonde pas mon argumentation sur le concept réduit de spectacle. »
Sur ce, survient un second mal comprenant qui m’apostrophe [Quelle impudence !] :
« Vous affirmez ne pas fonder votre argumentation sur le concept
réduit de spectacle. » C’est ainsi avec les malcomprenants. La peste
soit des malcomprenants.
Comme
Tancrède de Hauteville, je me porte ici et là dans la mêlée où ma fidèle épée Mirliflore
(elle fait dix fois plus de victimes que les Cent Fleurs de Mao) taille
en pièce le mécomprenant pour la plus grande gloire de la sainte compréhension.
Mirliflore est, comme toute épée légendaire qui se respecte, en acier de
Damas. Voici déjà mille ans, les Damascènes savaient fondre l’acier au creuset.
L’acier recueilli dans des creusets hémisphériques en argile dans un four à
réverbère avait une cristallisation radiale, orientée vers le centre de l’hémisphère.
Une fois déroulé et écroui
* sur l’enclume cet acier se composait d’un
feuilletage
** d’alliages de différentes duretés allant du doux au dur, cette
différence résultant de la cristallisation dans le creuset hémisphérique. Les
épées forgées avec un tel acier feuilleté unissaient les qualités de l’acier
dur et de l’acier doux. Elles tranchaient comme de l’acier dur ; mais
elles avaient aussi la résilience propre à l’acier doux. C’était des armes
parfaites. Voici deux mille ans, les forgerons francs et plus récemment les forgerons
japonais obtenaient ce genre d’acier par un autre procédé. Ils soudaient par
chaude portée au blanc soudant des barres d’acier doux et dur alternativement.
Ensuite ils pliaient ces barres comme un pâtissier plie sa pâte feuilletée. Ils
forgeaient à nouveau etc... Ils obtenaient de la sorte un acier feuilleté
comparable à l’acier de Damas. La seule différence étant que l’acier au creuset
est une technique très moderne supérieure à celle consistant à fondre l’acier
par petits lingots dans des bas fourneaux. Il ne faut pas confondre l’acier de
Damas avec l’acier damasquiné qui est seulement un acier orné superficiellement
par incrustation.
Ces
épées et ces sabres forgés avec des aciers feuilletés présentaient, une fois polis,
des moirures provenant de la différente teneur en carbone de portions de la
surface qui ne possédaient pas le même pouvoir réfléchissant après polissage.
On pense que les légendes rapportant les hauts faits d’épées flamboyantes
proviennent de là. Telle est Mirliflore. Mon esprit est comme Mirliflore
qui comporte différentes teneurs en carbone, ce qui n’est pas le cas de celui
du mal comprenant. Schmiede, mein Hammer, ein hartes Schwert !
* Forgeage à une
température inférieure à la température de recuit qui est la température où le
métal perd sa trempe. L’écrouissage confère au métal ainsi travaillé (pas
nécessairement de l’acier) une dureté comparable à celle qu’on obtient par la
trempe.
** En fait un
maillage. Le feuilletage (corroyage) résulte de la technique appelée par
extension damas. Le seul vrai damas était l’acier au creuset (damas de
cristallisation).
« Vous
argumentez contre ce concept réduit »
Non,
je n’argumente pas contre ce concept réduit. J’argumente contre les prétentions
de Debord à avoir inventé un concept général. Au contraire, j’affirme à maintes
reprises mon indifférence absolue non seulement à l’égard de ce concept mais à
l’égard de la chose qu’il désigne. Ensuite, je conçois que l’on puisse
argumenter contre la chose que désigne ce concept. Mais il n’y a pas lieu d’argumenter
contre le concept qui est parfaitement adéquat. Enfin, comme chacun sait, il ne
sert à rien d’argumenter contre les mass media. Autant argumenter contre
la peste.
Il
n’y a pas lieu d’argumenter contre ce concept réduit qui est, d’une part,
parfaitement légitime et, d’autre part, totalement inintéressant. Pour moi, le
concept réduit de spectacle se résume au hideux lycéen couillu July ou à Mme
Ockrent au con si large qui sont beaucoup moins décoratifs que la charmante
femme de M. Lévy. Le concept réduit de spectacle au sens de mass media
est un concept parfait pour journaliste de l’Excrément du J, de plus en
plus excrémentiel et de plus en plus J.
« ce concept
réduit promu général »
À
ma connaissance, personne n’a jamais promu ce concept réduit concept général.
Tout au contraire, comme je le disais précédemment, c’est Debord qui, par ses
prétentions à la fondation d’un concept général de spectacle, a dégradé l’innocent
concept de mass media au rang de concept réduit. Avant la prétendue
invention par Debord d’un concept général de spectacle, personne n’aurait pensé
à qualifier de concept réduit de spectacle le concept de mass media. (De
même personne n’a jamais pensé à dire à André Breton qu’il avait une petite
quéquette, ne serait-ce que parce que tout le monde sait très bien que Breton
avait une grosse bite.) Debord prétendait avoir trouvé un sens beaucoup plus
général au spectacle, une mystérieuse propriété de notre société à laquelle j’ai
vainement tenté de donner un contenu pendant de nombreuses années sans y
parvenir, ou bien quand je trouvais quelque chose, celle-ci n’avait rien à voir
avec un quelconque spectacle.
Selon monsieur B., je
laisserai à d’autre le soin de prouver que ce concept réduit a un sens qui ne
soit pas le sens réduit
Quelle
idée saugrenue encore.
Je
répète à l’usage des malcomprenants : je ne laisse pas à d’autres le soin
de prouver que le concept réduit de spectacle au sens de mass media
pourrait avoir un sens plus général, ce qui est absolument sans intérêt et
absurde. C’est comme de vouloir prouver qu’une chaise est aussi une table.
Au
contraire, je laisse à d’autres, n’y étant pas parvenu moi-même, le soin de
prouver que le concept général de spectacle prétendument inventé par Debord a
un sens, ce qui est beaucoup plus intéressant.
Si
Debord a bien produit un concept de spectacle qui ne soit pas celui de mass
media, cela doit être facile de le prouver par quelque judicieuse citation.
M. B. concède que l’on
peut raisonnablement (un mot dont M. B. semble ignorer le sens) douter que le
monde soit intrinsèquement un spectacle.
C’est
là faire injure à son idole Debord [Ce n’est pas mon « idole », je le
répète ; mais ce fut, à n’en pas douter, celle de Voyer] car celui-ci n’a
eu de cesse de prétendre le contraire. Quand le professeur de logique Debord
affirme que ce monde n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire
mais qu’il est spectacliste (thèse 14) il ne se rend même pas compte qu’un
monde spectacliste est seulement un monde qui produit beaucoup de spectacles ;
ce qui est bien inférieur, du point de vue du spectacle, à un monde qui serait
intrinsèquement spectacle ou vision du monde. Un monde spectacliste est
superficiellement (quoique non fortuitement) spectaculaire. Il se contente de
produire beaucoup de spectacles sans que sa nature profonde soit changée pour
autant depuis le temps de Marx et de Balzac. Debord voudrait que le spectacle
soit l’image (encore une image n’en déplaise à M. Lévy, l’écrivain abstrait) de
l’économie régnante. Or il n’y a pas d’économie régnante, comment pourrait-il y
en avoir une image ? Debord s’étonne que le but ne soit rien et le
développement tout. Or c’est le propre de la communication. Dans la
communication, régnante ou non, aliénée ou non, le but n’est rien, la
communication tout. Il serait anti-naïf et tout à fait utilitariste de supposer
que les Trobriandais prennent la haute mer dans le seul but d’échanger quelques
coquillages. Dans la communication, le moyen est le but. C’est déjà le cas
aujourd’hui. Alléluia.
Selon M. B. Debord
définit le spectacle comme une vision du monde qui s’est objectivée. Il y
aurait une réalité spectaculaire dans l’exacte mesure de cette objectivation.
En
effet, quand une vision du monde s’objective, quand la Weltanschauung de
Hitler devient effective, se traduit matériellement, c’est assez spectaculaire.
Mais
selon Adam Smith lui-même (l’inventeur de la main invisible) ce qui caractérise
le monde marchand est qu’il ne résulte d’aucune vision du monde. Selon A. S. c’est
d’ailleurs sa supériorité absolue sur toutes les autres sortes de monde connues
jusqu’à présent. Selon A. S., le monde marchand mettrait ainsi fin à toute
sorte de despotisme, sauf, évidemment, au despotisme de la main invisible, qui
selon Tocqueville est le pire à l’exception de tous les autres. On reconnaît là
le genre de réponse que Leibnitz fit à Locke, à savoir que, oui, il n’y avait
dans l’entendement rien qui n’ait d’abord été dans les sens, excepté l’entendement
lui-même.
Ensuite,
quand bien même le monde marchand serait une vision du monde objectivée, en
quoi cela implique-t-il qu’il soit spectaculaire ? L’objectivation de la
vision du monde de M. Hitler n’est spectaculaire que rétrospectivement et au
sens où les Alpes sont spectaculaires. Je doute qu’elle l’ait été pour ceux qui
la subissaient. Et quand elle l’était, à Nuremberg ou ailleurs, c’était au sens
de mass media. Hitler et Goebbels sont les véritables inventeurs des mass
media.
Je
suis bon prince [Monseigneur est trop bon : Monseigneur est grand prince].
J’admets que « le monde soit une vision du monde objectivée »
peut s’entendre au sens où le monde lui-même serait devenu vision du monde.
Mais cela reste à prouver. C’est ce que je dénie précisément. Selon moi le
monde est savoir mais il n’est pas vision. La vision est précisément ce qui lui
manque. Le monde est un savoir mais un savoir aveugle. Le monde est savant;
mais il ne le sait pas. Le monde est savant; mais il n’est pas conscient. Les
personnes sont ignorantes; mais elles sont conscientes. La main invisible n’est
pas seulement invisible, elle ne voit pas. Ce qui tient lieu de vision du monde
dans le monde marchand est cette seule devise : « Si je t’attrape,
je
t’encule »
ce qui
est beaucoup moins élégant que le seul conseil que Leuwen père donne à son fils :
« Buvez frais, mon fils. »
Certes
le monde est conception du monde car il se conçoit tout seul, le salaud, sans
rien demander à personne. Mais il n’est pas pour autant vision. Cette
conception est aveugle.
Et
quand bien même le monde serait vison du monde, en quoi cela impliquerait qu’il
soit spectaculaire ? Cela aussi reste à prouver.
Enfin,
tout propagande est une vision du monde objectivée pour cette simple raison qu’elle
se doit d’avoir des moyens. Et elle en a toujours. Mais elle n’est qu’un
secteur spécialisé du monde et non le monde lui-même. Il en est ainsi avec les mass
media ; mais cette vision du monde objectivée, (c’est à dire qui ne réside
plus simplement dans quelques têtes mais fait l’objet d’une industrie) n’en est
pas pour autant le monde lui-même. Là encore seul un secteur particulier du
monde est une vision du monde qui s’est objectivée. Aujourd’hui, le but de
cette propagande est de promouvoir un spectacle de l’hédonisme et de persuader
les esclaves qu’ils sont des individus comparables à Alcibiade alors qu’ils ne
sont que des clones produits en masse. Les termes « vision du monde
objectivée » ne sont qu’une expression prétentieuse pour désigner la
propagande. Et depuis tous temps, la propagande fait un grand usage du
spectacle qui n’est que l’un de ses moyens.
Ceci
dit tout connard en patins à roulettes à l’air d’un connard en patin à
roulette. Il ne trompe personne. Les robots qui peuplent les bureaux et les
couloirs de Canal + ou de TF1, importantes officines de
propagande, ont l’air de robots. Ils ne trompent personne. Pourquoi les films,
séries et téléfilms policiers ont-ils tant de succès ? Parce que les flics
sont les seuls à conserver un aspect humain dans tout cela. Ils connaissent
bien la misère. Ils sont en contact permanent avec elle, chaque jour, ce qui
explique le grand nombre de suicides dans leurs rangs. Ils n’ont pas l’air de
robots. Ils peuvent avoir de la compassion ou de la pitié, — et non pour de
lointains souffreteux mais pour leur prochain — ce qui est exclu pour les
robots de Canal + qui ne connaissent que le Téléthon.
Selon M. B. l’économie
existerait parce que l’objectivation d’une vision du monde existerait.
Admirez
la logique. Il y a une vision du monde objectivée. Donc, l’économie
existe. « Donc », que de crimes on a commis en ton nom.
M. B. concède qu’il y
aurait bien une illusion spectaculaire. Elle consisterait en ce que le
spectateur croit communiquer au moyen des marchandises.
Il
reste seulement à prouver en quoi cette illusion est spectaculaire. Pourquoi
spectaculaire ? Parce que M. B. ou M. Debord qualifient de spectateur
celui qui croit communiquer au moyen des marchandises ce qui est une pure
pétition de principe ?
D’ailleurs,
ce prétendu spectateur ne croit pas communiquer, il veut communiquer.
Aucun doute ne lui est laissé qui lui permettrait de croire qu’il
communique.
Selon M. B. je
priverai economics de son objet (economy).
Or,
comme je l’ai déjà dit, l’objet d’économics n’est pas economy
mais la communication. Comme on voit, je ne me lasse pas de le répéter et je ne
me lasserai pas.
Les
économistes croient le plus sérieusement du monde, avec M. B., qu’ils étudient economy.
Mais ils se trompent, comme M. B. Enfin ce n’est pas economy qui dit « tu
gagneras ton pain à la sueur de ton front » mais economics.
Selon M. B. economy n’est pas
vide de sens mais désigne la Loi de ce monde (avec un L majuscule s’il vous
plaît).
Economy est censé désigner
ce qui existe et non la loi de ce qui existe. Si quelque chose pouvait désigner
la loi de ce monde ce serait economics. Et encore ce serait une
prétention fallacieuse. De même que les lois de la physique sont les lois de la
physique et non les lois de la nature ainsi que le souligne Wittgenstein, les
lois d’economics ne peuvent être que les lois d’economics et non
les lois du monde et encore moins les lois d’economy qui n’existe pas.
Jean-Pierre
Voyer
PLAY IT AGAIN, SAM
Tout
le monde ne peut assurément se vanter de posséder le merveilleux instrument
spécialement trempé dont a été doté Voyer ; et qui lui permet aussi bien
de couper les cheveux en quatre et de tailler les oreilles en pointe que de
pourfendre le malheureux ferrailleur d’occasion qui vient si légèrement
à sa rencontre.
Le
simple bon sens et la sagesse la plus élémentaire voudrait qu’il s’arrêtât là.
Il devrait renoncer ; mais je persiste (et je signe). Quelque
chose — un je ne sais quoi, un presque rien : le petit démon cornu de la
conciliation auquel j’ai la faiblesse de céder — à moins que ce ne soit « l’ange
du bizarre » qui ne dédaigne pas non plus de me visiter — me pousse à
argumenter, envers et contre toute la sainte logique. Ne serait-ce que pour
donner à Voyer le plaisir (forcément facile vu son terrible engin) de réfuter
mes absurdités ; et aussi parce qu’il est toujours enrichissant d’être
instruit par une personne de qualité. Enfin et surtout parce que je pense que
le concept de spectacle auquel Voyer reconnaissait jadis le mérite d’être une
théorie de l’aliénation est loin d’être aussi insignifiant qu’il veut bien le
dire à présent ne serait-ce que parce qu’il a servi de catalyseur à ses propres
développements théoriques. Car nonobstant le grief qui est fait à Debord
d’avoir été incapable de se débarrasser de la tare utilitariste héritée de Marx
(qui lui-même l’avait héritée des économistes bourgeois) c’est précisément par
son concept de spectacle que Debord échappe à cet utilitarisme — ce qui n’avait
pas échappé à Voyer : c’est ainsi qu’il découvrit « avec
enthousiasme » les situationnistes et Debord, malheureusement, en même
temps que matière à la critique qu’il devait brillamment mettre en œuvre par la
suite. Ainsi selon le concept, la marchandise tire son prestige du spectacle
1 (qui est l’héritier de la
religion
2
c’est-à-dire du
système marchand en tant que tel : qu’on l’en retire, elle redevient un
objet banal — la dite marchandise ne doit qu’accessoirement son pouvoir de
fascination à la pub (ou aux médias) qui n’est que l’instrument inessentiel
de la propagande : la marchandise est à elle-même son propre propagandiste
via le système qui l’impose universellement, à la fois comme mode de
communication et organisation totalitaire de l’apparence : partout on a
affaire et on ne voit plus que la marchandise ; et on ne voit et on ne
pense plus qu’à travers les catégories marchandes. C’est cela que Debord
nomme : spectacle ; et dans ce spectacle le côté utilitariste
est opportunément mis entre parenthèses. C’est une grande victoire du système
de la marchandise d’avoir su dépassé l’utilitarisme vulgaire de ses
débuts : il faut que ça serve (à quelque chose), pour s’élever au niveau
suprême d’un utilitarisme absolu qui n’a plus à se poser le problème de
l’utilité puisque tout sert (à la communication marchande) même et surtout ce
qui (et quand ça) ne sert à rien.
Cela
dit, même le malcomprenant aura compris que le véritable problème de Voyer est
plutôt d’en finir une bonne fois pour toute (et par tous les moyens) avec le
« spectacle » qu’il ne veut plus considérer que comme la fâcheuse
séquelle d’une époque révolue. Pourtant de voir ce pauvre spectacle ainsi malmené :
mis en pièces, m’a plutôt conforté dans l’idée (saugrenue ?) que, si on
lui faisait subir pareil traitement, il ne pouvait pas être foncièrement
mauvais.
Je
voudrais aussi, en passant, m’inscrire en faux contre l’affirmation selon
laquelle Debord serait en quelque sorte mon « idole » (non : je
n’ai pas besoin de l’injurier ; il est vrai qu’il n’a pas chié dans mes
bottes). Pas plus que Voyer lui-même. De toute façon, je peux bien le dire,
j’ai passé l’âge des « idoles ».
Et,
comme j’ai le soucis d’être aussi impartial et complet que faire se peut dans
cette ténébreuse affaire, je me dois de signaler particulièrement, s’agissant
du cas Debord, le syndrome de l’atrabilaire récemment évoqué à son
sujet ; parce qu’il est susceptible d’éclairer son rapport aux images qui
semblent constituer précisément le nœud du problème. En effet le syndrome
mélancolique est traditionnellement lié à la pratique fantasmatique. Les
« imaginationes malae » sont mentionnées de bonne heure dans
la littérature médicale parmi les « signa melancoliae », en
position si éminente que l’on peut, selon l’expression du médecin padouan
Girolamo Mercuriale, qualifier la maladie atrabilaire de « vitium
corruptae imaginationis ». Lulle évoque déjà l’affinité entre
mélancolie et faculté imaginative, précisant que les saturniens « a
longo accipiunt per imaginacionem, quae cum melancolia maiorem habet concordiam
quam cum alia compleccione », et l’on trouve chez Albert le Grand que
les mélancoliques « multa phantasmata inveniunt » parce que la
vapeur sèche retient plus fermement les images. Mais c’est encore chez Ficin et
dans le néo-platonisme florentin que la capacité propre à la bile noire de
retenir et de fixer les fantasmes est explicitement affirmée, dans le cadre
d’une théorie médico-magico-philosophique. S’il est dit dans la Theologia
platonica qu’» en raison de l’humeur terreuse » propre aux
mélancoliques, « leurs désirs fixent plus fermement et plus
efficacement leur imagination », chez Ficin c’est le ballet obsédant
et épuisant des esprits vitaux autour du fantasme imprimé dans les spiritus
phantastici qui caractérise le déchaînement du syndrome atrabilaire. Dans
cette perspective, la mélancolie apparaît essentiellement comme un commerce
ambigu avec les fantasmes ; et c’est par la double valeur démoniaco-magique
et angélico-contemplative du fantasme que s’explique la funeste propension des
mélancoliques à la fascination.
Cela
étant dit, je m’en veux d’avoir pu laisser entendre — où avais-je la
tête ? — que Voyer fondait son argumentation sur le « concept
réduit de spectacle » ou même qu’il pourrait argumenter contre une
aussi « pauvre chose » ; et aussi je n’ai nullement l’intention
de prouver qu’un concept réduit soit autre chose qu’un concept réduit : ce
serait comme de prouver qu’une table est une chaise. Mais le fait est que Voyer
ne veut plus voir dans le spectacle debordien que ce concept réduit et
qu’il il ne se lasse pas de le faire savoir ; et qu’il laisse, quoi qu’il
en dise, à d’autres le soin de montrer que le concept à un sens qui ne
soit pas le sens réduit. — Ce que j’essaie de faire dans la mesure de mes
faibles moyens (intellectuels) et avec les résultats que chacun pourra
apprécier.
Debord
définit effectivement le spectacle comme une vision du monde qui s’est
objectivée. Qu’est-ce à dire ? Ceci : que la vision que l’on se fait
du monde a le pouvoir de transformer le monde ; ou plus
exactement : quand une vision du monde devient la vision
(dominante), elle a les moyens de transformer le monde selon l’image qu’elle
s’en fait. Ce qui n’est pas pour étonner Voyer. Mais dit-il : « quand
bien même le monde marchand serait une vision du monde objectivée, en quoi cela
implique-t-il qu’il soit spectaculaire ? » À cela on répondra le
plus simplement du monde : précisément parce que Debord, à la suite de
Marx qui avait déjà dévoilé le double jeu de la marchandise, analyse le monde
marchand en terme de spectacle 3
— c’est une « pétition de principe » si on veut : on
dirait que c’est la société du spectacle (ou que l’économie n’existe
pas) : le tout est de ne pas en rester là. Bien sûr on pourra
toujours considérer que le procédé est arbitraire ; et il suffira de
récuser la définition que Debord donne de son spectacle pour trouver sa
théorie inadmissible : on ne l’aura pas réfuté pour autant. — Et malgré sa
prétention à « l’exactitude » on évitera de prendre le spectacle
pour une théorie « scientifique » ; car comme le dit le
poète : « c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage ».
— Une des propriétés du spectacle debordien que, curieusement, Voyer ne semble
pas vouloir prendre en compte, est sa capacité à « inverser le réel »
(l’enculé !) : le spectacle est un monde à l’envers (chez Marx
lui-même la marchandise n’est-elle pas capable de marcher sur la tête ?).
Serait-ce cette « mystérieuse propriété » que Voyer a cherché
sans la trouver ? C’est ainsi que dans la société du spectacle les
esclaves se croient des hommes libres qui peuvent communiquer à loisir avec le
vaste monde (ou encore : les habitants fortunés d’une démocratie où ils
peuvent choisir librement leurs représentants et aussi bien en changer quand le
temps qui leur avait été imparti s’est écoulé. Mais dira Voyer : ils ne
croient pas ; ils veulent ;et ils ne peuvent pas : ils échouent
lamentablement et à chaque fois ; pourtant ils continuent à y croire (nous
sommes bien forcés d’admettre qu’ils continuent) — parce que de toute façon ils
n’ont pas le choix. Tant est grande la puissance du spectacle (marchand).
Voyer
a cru bon d’introduire dans son vocabulaire la terminologie anglo-saxonne qui
distingue economics : la science économique (ce qu’on appelait
jadis l’économie politique) et economy : le système économique (la
« réalité » économique) ; alors que la langue française emploie
le même mot pour désigner la « chose » (qui n’existe pas) et la
théorie de la chose (qui elle existe : chacun peut la rencontrer), ce qui
pouvait fourvoyer le malcomprenant. Donc, lorsque Voyer dit que l’économie
n’existe pas c’est d’economy qu’il s’agit : il n’y a pas de
« réalité » économique. Bien. Ainsi j’avais tort de l’accuser de
priver economics de son objet puisque cet objet n’existe pas. Ce qui
n’empêche pas les économistes : docteurs en rien, d’étudier economy ;
même s’ils se trompent sur la nature de l’objet qui est en réalité la
communication. Ils prennent leur vessie utilitariste pour la lanterne qui
éclaire le monde ; ce qui explique qu’ils croient (mais ils ont intérêt à
faire croire qu’ils croient) à la « réalité » économique du monde (ou
à la « réalité » du monde économique) parce que c’est ainsi qu’ils le
voient (et qu’ils ont intérêt à le faire voir : pour
l’économie le rapport de l’homme aux objets doit être régi par le principe
d’utilité). Mais qu’ils croient vraiment ou qu’ils fassent semblant
de croire (et de toute façon ils ont intérêt à faire croire)
ils ne s’en occupent pas moins, à leur manière, de la « chose même »
en tant que théoriciens (mais ils ne sont en réalité que des idéologues :
ils mentent sur l’essentiel) de l’échange marchand (le divin commerce)
qu’ils reconnaissent et justifient fort logiquement comme le créateur de la
richesse des nations. Pourtant si c’est bien ecomomics qui dit :
« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. », ce n’est
qu’en tant que porteur de la « bonne parole ». Il ne faut pas oublier
qu’il est vital pour la prêtrise économique (et pour le dogme qu’elle soutient)
de se présenter et d’apparaître effectivement comme un simple truchement qui
à ce titre ne fait que transmettre et transcrire la Loi inscrite de
toute éternité dans la « réalité » essentielle. — Et si, à la
rigueur, il est permis, le cas échéant d’interpréter la lettre
(de la Loi), il est absolument hors de question de toucher à l’esprit
(si plein de gros bon sens utilitariste).— Ainsi, si economy est censé
désigner « ce qui existe et non la loi de ce qui existe », il
n’en reste pas moins que ce qui existe (ou qui prétend exister) se doit
d’exister selon sa propre loi (immanente) ; economy habite le
monde : economy possède (dans tous les sens du terme) son
monde ; economy est ce rien au cœur d’un monde sans cœur qui
signifie la privation essentielle : le besoin — et que l’homme est à
jamais la créature du besoin. C’est dans ce sens que j’ai pu dire qu’economy
désigne la Loi du monde.
Mais revenons au « spectacle » dont Voyer ne
veut plus. Dans une de ses récentes communications (illustrée de nombreux
exemples d’occurrence du mot spectacle tirés de son propre fond) qui témoigne
une nouvelle fois de ses efforts pour priver celui-ci de tout sens, Voyer
soumet le concept à l’épreuve de la transitivité / intransitivité (qu’il est
plutôt d’usage de réserver au verbe — mais le « spectacle »
méritait un traitement de faveur d’où il sort, comme on pouvait s’y attendre,
dans un triste état. Ainsi est-il établi que lorsque le spectacle prétend se
passer superbement de complément, il est sans objet ; et quand il les
admet généreusement les uns après les autres, il se montre par trop versatile
pour véritablement fonder un concept sur lequel on puisse compter. — On fera
remarquer que chez Debord le spectacle est de toute façon généralement
« transitif » : c’est le spectacle (de la marchandise). — Et ce
n’est finalement qu’après son passage par l’Académie que le spectacle
retrouve un sens qui ne soit pas celui de médias ; mais c’est celui d’un
Platon (qui se révèle quelque peu « dévoyé ») : « Ce qui
existe réellement ne paraît pas, donc ce qu’on voit est une illusion, un
spectacle. » Pourtant si chez Platon l’essence ne paraît pas : on
n’a que l’ombre des idées, le monde n’en existe pas moins comme manifestation
de l’essence. (De la même manière que chez Hegel l’essence ne se dissimule pas derrière
l’apparence : elle paraît dans le phénomène.) Le monde de Platon
n’est une « illusion » que parce que la réalité est posée par
principe dans l’idée ; mais cette « illusion » participe
de l’idée qui lui imprime sa marque de fabrique : il n’y a donc pas
tromperie sur la marchandise.
Tout compte fait, et pour autant qu’il soit encore
question d’employer le terme de spectacle, Voyer le préfère nettement
« transitif » : au moins on sait à quoi on a affaire. Ainsi du
« spectacle de l’utilité » auquel il revient comme on retourne
à la terre ferme après une navigation hasardeuse à travers les brumes de
l’» intransitivité » spectaculaire. « Si le spectacle est
absence de l’esprit et que cette absence ne paraisse pas pour telle, ce
spectacle ne peut donc qu’être spectacle de l’utile, illusion de l’existence
unique de l’utile. » Précisément : quel est donc ce « spectacle
de l’utile » ? C’est le spectacle de la marchandise. Il n’y a pas
moyen d’en sortir ; alors on y revient. Dans le spectacle marchand (qui
est un monde à l’envers selon le concept honni), l’utilité (« la
kermesse de l’usage ») à laquelle est confronté le spectateur ne
paraît plus que comme alibi. Mais en réalité toute utilité s’est abîmée
dans la marchandise au profit du seul échange. Le système de la marchandise a
libéré l’objet de tout utilité en abolissant la séparation entre l’(objet
d’)usage et valeur (d’échange). Et la marchandise où fusionne l’(absence
d’)usage et la valeur n’est plus une marchandise : c’est une œuvre d’art.
La marchandise est la véritable œuvre d’art moderne (et l’œuvre d’art moderne
est la marchandise absolue). Aujourd’hui l’art est devenue inutile (tout
« l’esprit » s’est réfugié dans les marchandises) : la
réalisation de l’art est achevée.
« Il
pleut sur les foires, quand on veut un couteau on saisit une fourchette. »
Notes :
1.
« Les “objets”, les marchandises s’opposent à la marchandise, au
processus total de l’aliénation de la communication. C’est cet aspect total de
la marchandise qui dépasse et englobe chaque marchandise particulière aussi
bien que tout “objet” particulier que Debord distingue par le terme de
spectacle. Avec ce concept de spectacle, ce côté total de la marchandise ne
peut plus être ignoré car il est impossible de considérer une marchandise
particulière comme un spectacle sinon comme un élément d’un décors où se
joue une pièce d’envergure mondiale. Ce n’est plus une marchandise particulière
qui peut être spectacle mais seulement la totalité de leur accumulation et de
leurs relations. »
J.-P.
Voyer, Revue de préhistoire contemporaine p.123, 1982.
2.
« Alors que la religion instaure un dualisme entre la vie réelle dans
la pauvreté et la vie fantastique dans le ciel où l’homme réalise sa richesse
dans un monde irréel, illusoire le triomphe de la marchandise instaure un
équivalent du dualisme religieux dans le monde même et non plus seulement dans
la pensée, le dualisme de la vie quotidienne qui est la vie absolument pauvre à
laquelle est condamné le pauvre moderne, et du spectacle universel de la
richesse, le spectacle universel de la communication. »
J.-P.
Voyer, Le Rapport p. 94, 1976.
3.
Qui est rappelons-le « la première théorie qui depuis Marx se soucie
d’être une théorie de l’aliénation. »
J.-P.
Voyer, Reich mode d’emploi, 1971.
MÉRITE ET LIMITE
DU SYSTÈME DE VOYER
« Let’s split, I
tell you this is it. »
Syd Barrett
1. Résumé des
épisodes précédents (pour ceux qui n’auraient pas suivi depuis le début)
Longtemps
j’ai pensé que Jean-Pierre Voyer, qui reste malgré tout le seul
théoricien post-situationniste digne d’intérêt (et donc de critique), pouvait
passer outre sa rancœur d’anti-Debord malheureux et mener à bien
*
la critique qu’il avait brillamment entamée
avant d’être expulsé du Champ Libre
**
— qui se révélait ainsi n’être qu’un
pré carré —, poursuivie dans son excellent Rapport et dans la Revue ;
et qu’il va ré-exposer lors de sa tentative de rapprochement avortée avec
le Mauss. Je dois reconnaître que je me trompai : il n’aura fait
que tourner en rond à la recherche d’une porte de sortie — il brûle mais il n’est
pas (encore) consumé par le feu.
Avec
la Revue va prendre fin ce que l’on pourrait appeler la période
militante de Voyer. Il faudra désormais distinguer entre deux Voyer. Celui qui
s’identifie encore à un certain mouvement de contestation de la société,
qui peut correspondre avec un Denevert et ne craint pas de faire référence à « notre
parti ». Et celui qui va adopter la posture du penseur
solitaire (alors qu’il sait pourtant que pour avoir une idée, « il faut
être [au moins] deux ») ; qui se prépare à fulminer ses
anathèmes contre tout ce qui ose encore se prétendre révolutionnaire ;
celui qui rumine une vengeance forcément terrible contre l’infâme Debord et sa
clique. Et à ce second Voyer plutôt qu’à l’autre, allez savoir pourquoi, la
chance va sourire ; et le Destin va lui venir en aide à deux reprises. Une
première fois d’abord : Lebovici, le « complice » de l’infâme,
est assassiné et le Champ Libre mis en liquidation. Puis c’est le tour
de l’infâme lui-même, qui se suicide. Entre ces deux événements on va assister
au come-back fulgurant de notre Sturmführer, plus hégélien et
vindicatif que jamais, tout ragaillardi par l’arrivée d’un nouvel éditeur
(anonyme, mais néanmoins providentiel : ils étaient faits pour se
rencontrer — hasard objectif, Destin : kaïros !) puis
littéralement boosté par l’apparition dans le cyberespace de ce qui n’était pas
encore connu comme de désormais célèbre Debordoff ; et dont il va
rapidement prendre le contrôle et devenir le Webmaster incontestable —
si ce n’est incontesté — jusqu’à la mystérieuse disparition de celui-ci.
*
Mais c’était
trop demander au champion de la mauvaise pensée.
**
À l’instigation
de Debord, comme plus personne ne doit l’ignorer à présent, qui a toujours su
comment traiter la concurrence quand elle se présentait : « [...] Guy
souhaitait trouver des égaux, mais c’est lui qui devait décider qui était égal
à lui ; et dès que certaines personnes — dès l’origine, dès les pré-origines,
dès l’Internationale lettriste —, dès que quelqu’un manifestait une
capacité intellectuelle ou d’analyse, ou d’activité comparable à la sienne, bon
il lui laissait faire un peu et puis crac ! ; c’était... c’était une
des choses les plus ambiguës de Guy [...] » Ralph Rumney
2. Le mérite (On
n’a jamais que ce que l’on mérite)
Le
grand mérite qu’il faut de toute façon reconnaître à Voyer, dans une époque d’économisme
triomphant et de marxisme suffisamment satisfait de sa (re)découverte des
écrits du jeune Marx pour se croire à la pointe du radicalisme et à l’abri de
tout reproche, aura été de dénoncer l’économie comme pure idéologie et,
dans le même mouvement, d’en appeler à une critique de l’économisme de
Marx. Mais le pavé qu’il lançait avec tant d’aplomb dans le marigot « marxo-situationniste »
du Champ Libre allait faire un flop retentissant avant de lui revenir en
pleine gueule. Voyer avait manqué son coup ; Debord ne le raterait pas.
Pourtant
ce qu’affirmait Voyer, sous une forme scandaleuse : « l’économie n’existe
pas » !, n’était, à y regarder de plus près, qu’une salutaire
réforme de l’entendement. Il s’agissait, en somme, de ne plus considérer l’économie
que comme une « idéologie au sens de Marx », c’est-à-dire un
mensonge sur le monde. Ce qui pourrait s’énoncer simplement comme suit :
si l’économie est une idéologie, alors il n’y a pas de « réalité »
économique et les catégories de l’économie ne sont pas les catégories du monde ;
ou : si les catégories de l’économie ne sont pas les catégories du monde,
alors il n’y a pas de « réalité » économique ; ou encore comme l’écrivait
Louis Dumont :
« Il devrait être évident qu’il
n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure, jusqu’au
moment où nous construisons un tel objet. Une fois ceci fait, nous pouvons
apercevoir partout en quelque mesure des aspects plus ou moins correspondants
que nous devrions en toute rigueur appeler “quasi économiques” ou
“virtuellement économiques »
Homo
aequalis I,
1976
Exit donc la « réalité »
économique, les « faits » économiques etc., l’économie n’est rien d’autre
qu’une morale utilitariste qui prétend que la grande affaire de l’humanité
est de résoudre le problème des besoins ; et que le capitalisme prouve (de
par son existence même) qu’il est le meilleur système à l’exclusion de tous les
autres pour ce faire. Qu’en somme, pour le dire avec Marx : « Il y
a eu de l’histoire, mais qu’il n’y en a plus. »
3. La limite (Au-delà
de cette limite mon ticket n’est plus valable)
Voilà
qui était bel et bon. C’est par la suite que les choses vont se gâter ;
tant il est vrai que tout ce qui n’est pas dépassé pourrit. Voyer n’avait pas
été entendu par ceux auxquels il s’adressait, ni surtout par celui qui faisait
autorité dans le petit milieu philo-situ qui tournait autour du Champ Libre
dans l’espoir d’y entrer : le redoutable (et redouté) Debord. Celui à qui
on avait cru pouvoir faire du tort en toute impunité allait se livrer alors à
un éreintage en règle (et sans mesure) du « grand homme » ; tout
en essayant de défendre vaille que vaille sa propre théorie dont il n’avait pas
réussi à assurer la publicité jusque là ; et qui, comble de malheur, était
tombée entre les mains d’une petite secte d’agités du bocal [tout le monde aura
reconnu l’OT] qui, loin d’encenser son génial créateur, le vouait aux gémonies
en le traitant d’escroc.
Là
où le bât blesse, c’est que le bouillant Voyer, moins que jamais décidé à
concéder quoi que ce soit à ses contradicteurs, même les plus modérés ; ni,
malgré ce qu’il pouvait prétendre, prêt à discuter, préférant à son tour être
approuvé inconditionnellement plutôt que d’entamer sérieusement ce « débat »
qui lui avait été refusé, allait s’employer à obscurcir ce qu’il avait pourtant
déjà exposé avec une « clarté méridienne » (dixit R.
Pallais). Ainsi du désormais célèbre distinguo entre economy et economics
qui va surtout lui servir à déconsidérer ses malheureux contradicteurs qui
se verront Systématiquement reprocher de confondre les deux termes : de prendre
l’un pour l’autre — à moins que ce ne soit le contraire — ; et de ne rien
comprendre à la proposition majeure : « l’économie n’existe pas ».
Ce qui est gênant dans toute cette ténébreuse affaire c’est précisément qu’economy
et economics ; sont les deux faces de la même médaille qui par
conséquent sont confondues
*
— ce qui n’empêche pas que l’on puisse aussi
les distinguer : il y a pile et face
**.
C’est parce que economics
projette ses catégories sur le monde que quelque chose comme economie
peut exister. C’est bien ce que dénonçait Marx en son temps quand il refusait
de considérer les catégories de l’économie comme des catégories universelles.
Du
coup ce qui se présentait comme une clarification charitablement proposée aux
malcomprenants, peut être tranquillement ignorée : elle ne peut servir qu’au
seul Voyer [dit : « le maître d’arme des mots menteurs »] — on a
vu à quoi. L’économie, encore une fois, ne doit être considérée que comme une
pure morale utilitariste — comme celui-ci le proposait au départ — destinée à
en imposer au pauvre monde. Un point c’est tout.
Et
si, comme le dit pertinemment ce « sournois imbécile » de FC :
« L’économie ne s’intéresse pas à la nature du monde, [qu’]elle
est strictement positiviste, [qu’]elle laisse cette question aux
métaphysiciens. » — ce qui n’est manifestement pas le cas de Voyer qui
semble plus que jamais décidé à s’attaquer au problème du monde dont il
pense apercevoir le principe dans la communication ; ce en quoi il se
trompe, même si la communication fait partie du principe, comme ne
devrait pas tarder à le montrer le bon docteur Weltfaust, s’il se décide enfin
à pondre ; mais dans quel nid va-t-il déposer son bel œuf ? [qu’on
attend toujours] — ; il ne risque de toute façon pas d’entrer en
concurrence avec quelque « économie » que ce soit.
De
la même façon, l’analogie qu’il établit entre Dieu et economy ; et economics
et religion aussi séduisante soit-elle est fallacieuse. La proposition : « la
négation de l’économie est le préalable à la critique de l’économie politique »
est fausse ; parce que la critique de l’économie politique est
identiquement négation de l’économie, c’est-à-dire négation de la prétention de
l’économie politique à faire de ses catégories des catégories universelles.
Marx a critiqué l’économie tout en restant fidèle au principe utilitariste — ce
en quoi il est effectivement critiquable — et justement critiqué par Voyer.
Quant à la proposition parallèle qui dit que : « la négation de
Dieu est le préalable à la critique de la religion », elle est à
renverser, parce que c’est la critique de la religion qui mène naturellement à
la négation de Dieu ; elle est donc fausse également. L’argumentation de
Voyer est parfaitement sophistique — et qui mieux qu’un logicien est capable de
manier le sophisme avec tant de maestria ? Tout cela n’est donc finalement
qu’un jeu (quelque peu pervers, il est vrai).
*
Ainsi Voyer ne
peut-il pas concéder, comme il le fait du bout des lèvres, à Bueno que l’économie
(economics) est « une science, une idéologie si vous y tenez »
et dire en même temps « seul m’importe que economy n’existe pas » :
si economy n’existe pas c’est parce que economics est une
idéologie, et vice versa.
**
Mais Voyer joue
à pile ou face : pile je gagne et face tu perds.
4. Ripley s’amuse
(Chacun s’amuse comme il peut)
Il
n’est peut-être pas inintéressant, pour terminer, de rappeler que dans le roman
de Patricia Highsmith qui en anglais s’appelle Ripley’s game (et dont
Wim Wenders a tiré un film qui s’appelle L’Ami américain) Ripley est un
personnage quelque peu borderline, un cynique revenu de tout qui ne se
bat plus que pour sa propre cause, quelqu’un qui ne recule devant aucune
manipulation, surtout quand son amour-propre — ou plutôt son l’orgueil — est
blessé, pour arriver à ses fins.
À
la fin du roman, quand la femme du pion dont il s’est servi — simple support
inessentiel — et qu’il a sacrifié sans vergogne, le croise et lui crache au
visage, il aura cette réflexion : « En fait, ce crachat était une
sorte de gage, déplaisant certes, mais rassurant en même temps. » ;
parce que pour lui ce geste est la confirmation qu’elle aussi était finalement
rentrée dans son jeu et qu’» À cet égard, elle rejoignait les
rangs de la majorité des humains. » Triste humanité !
Mais
ce n’est qu’un roman : toute ressemblance avec un personnage existant ou
ayant existé ne serait que pure coïncidence, évidemment.
Je
voudrais, avant de prendre congé, profiter de cette intervention pour saluer le
sous-commandant Bueno pour son courage ; le Docteur Weltfaust pour son opération
de salubrité publique ; et, last but not least, notre « maître »
à tous (cette clause de style ne s’adresse, bien sûr, qu’à ceux qui se
sentiraient concernés) j’ai nommé Jean-Pierre Voyer himself, pour tout
ce que nous lui devons. Nul doute qu’il saura encore étonner son petit monde —
à défaut de résoudre l’énigme du grand.
J’avais
posté un petit nombre de messages sur le défunt Debordoff sous le nom de
Christian Bartolucci (dont un signé Bartolouch’bème) ; celui-ci sera
dorénavant remplacé par son hétéronyme : Xavier Lucarno.
Pour
solde de tout compte.
X. L.
PUBLICITÉ DANS LA CITÉ
« Rendre
la honte plus honteuse
en
la livrant à la publicité »
Partie 1
Historique
(rapide, mais nécessaire ; je m’adresse à un large public) Voyer, retour
de Suisse où il a lu Marx dans son taxi (c’est là qu’il a eu son
« illumination » ; l’économie n’existe pas) ; et l’IS,
rentre à Paris où il traîne dans le « quartier » que fréquente les
situs — et donc Debord. Rencontre du « chef» situationniste. Beuveries,
coucheries etc. Mai 68. Voyer, qui est un garçon plein de ressource,
« intéresse » Debord dont il devient le factotum. Il
« découvre » pour son « patron » un dénommé Gérard
Lebovici, riche agent des stars les plus en vue du cinéma français et
producteur de films à succès. Malheureusement pour notre héros, entre le
« prince Lebo » et le « pape situ » ça colle tellement bien
qu’ils n’ont plus besoin du truchement ; ils le foutent tout simplement (et
« élégamment ») à la porte. Voyer, furieux, n’a qu’une idée en
tête ; se venger. Dans un premier temps, il pense à créer une 3ème
Internationale situationniste, pour remplacer celle que Debord a liquidé (c’est
je sujet du bouquin de Tenret) ; nous sommes en 1983. C’est un flop magistral.
Mais la vengeance est plat qui se mange froid — et que Voyer apprécie aussi
quand il est bien faisandé. Il saura attendre son heure. Le Destin va venir à
son secours une première fois ; Lebo est assassiné ; Debord est
« inconsolable ». Voyer est fou de joie — et il le fait savoir ;
par Libération interposé, entre autres. Les hostilités vont continuer.
Le Destin, qui n’est pas chien avec les rats, va l’aider une seconde
fois ; Debord met fin à ses jour. Voyer est re-fou de joie — et il ne se
prive pas de la laisser éclater.
Entre
ces deux événements majeurs, Voyer a rencontré celui qui allait devenir son
(deuxième) éditeur (juif), le célèbre Karl von Nichts. Celui-ci n’en revient
pas d’avoir été « reconnu » par le « maître » ; il va
désormais lui consacrer tout son temps libre ; sa vie. Il va ressaisir
tous les ouvrages du « maître » ; les faire réimprimer (je tiens
à faire remarquer au public, que c’est moi qui lui ai suggéré d’ajouter le
masque et la plume au pastiche de la couverture Gallimard) ; en
assurer la distribution — et tout ça gratuitement ; gratis pro deo .
Je ne résiste pas au plaisir de narrer à nouveau l’histoire de ses démêlés avec
l’OT. Les méchants OTistes en voulaient dur au « maître » ; et
le valet ne pouvait que prendre fait et cause pour celui-ci. Mais sa maladresse
allait lui jouer un mauvais tour ; une erreur de manipulation dans l’envoi
d’un message et voilà qu’il révélai, pour ainsi dire, son adresse à l’ennemi.
Le preux combattant électronique en fit dans son froc — et changea promptement
d’adresse (et de pantalon, je suppose) sur les conseils avisés du
« maître ». La suite est connu. Voyer est devenu un renégat ;
pour finir par se convertir au nihilisme islamiste. Triste FIN d’un théoricien.
Et FIN du premier épisode.
(À suivre)
FIN DE VOYER
« Rendre la honte plus honteuse
en la livrant à la publicité »
Partie 2
Après
avoir fait un rapide historique — à l’usage des jeunes générations — de la
carrière fulgurante de l’Oberdada Hegelsturmführer alias Voyer, devenu
depuis le Vieux-du-Bas-Château ; nous allons passer à la
« déconstruction » proprement dite de l’imposture voyériste. J’ai
indiqué à Boris pourquoi je ne m’intéressai pas à l’Introduction à la
science de la publicité : ce n’est qu’une grossière compilation de
morceaux choisis. Je m’attaquerai donc, d’entrée de jeu, à la proposition
majeure : « l’économie n’existe pas », dont, selon la
légende Voyer aurait eu la révélation en Suisse où il était réfugié politique,
alors qu’il lisait Le Capital dans son taxi, entre deux courses. « L’économie
n’existe pas. », est la forme radicale de la proposition qui se
décline aussi radicalement en : « il n’y a pas de réalité
économique » ; mais sa formulation canonique est la
suivante : « L’économie n’est qu’une idéologie au sens de Marx. »
Il convient donc d’établir le sens de celle-ci ; sur la quelle repose tout
l’édifice (fallacieux) de la pensée du « maître ». J’ai déjà fait
remarquer que sous ces trois formulations, il ne s’agit que d’une seule et même
proposition qui affirme de façon péremptoire que l’économie n’est rien
d’autre qu’une « idéologie au sens de Marx » ;
proposition que je gloserai comme suit : si l’économie est une idéologie
(au sens de Marx) ; alors il n’y pas de réalité économique — et inversément.
Que
l’économie soit une « idéologie », Voyer n’est ni le seul, ni le
premier à le dire. En 1976, paraissait un livre intitulé : Homo
aequalis I, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique,
Bibliothèques des sciences humaines, Gallimard.
Je
vais en donner quelques citations :
p.
32 : « Dans sa monumentale Histoire de l’analyse économique, Schumpeter
ne donne pas de définition [de l’économique] ; il définit l’
analyse économique mais il admet comme donnés d’emblée ce qu’il appelle
“phénomènes économiques” (1954). »
Parlant
des deux tendances qui existent chez les anthropologues qui considèrent que
dans toute société il y a « un aspect économique », il
écrit :
« La
tendance "formaliste" définit l’économique par son concept et prétend
appliquer aux sociétés non modernes ses propres conceptions des usages
alternatifs des ressources rares, de la maximalisation des gains, etc. La
tendance "substantive" proteste qu’un telle attitude détruit ce qui
est réellement l’économie comme donnée objective universelle, soit en gros les
manières et les moyens de la subsistance des hommes. Situation exemplaire,
puisque le divorce entre le concept et la chose démontre à l’évidence
l’inapplicabilité du point de vue ; ce qui a un sens dans le monde moderne
n’en a pas là. »
Dans
Mérite et Limite du Système de Voyer, je citai déjà la phrase
suivante :
p.
33 : « Il devrait être évident qu’il n’y a rien qui ressemble à
une économie dans la réalité extérieure, jusqu’au moment où nous construisons
un tel objet. Une fois ceci fait, nous pouvons apercevoir partout en quelque
mesure des aspects plus ou moins correspondants que nous devrions en toute
rigueur appeler “quasi économiques” ou “virtuellement économiques”. »
— ne dirait-on pas du Voyer pur jus ?
On
voit que le seul apport de Voyer, est d’avoir radicalisé ce point de
vue. Il affirme quant à lui : « L’économie n’est qu’une idéologie
au sens de Marx. » (c’est moi qui souligne). Et, ce n’est pas de chance,
il se trompe. L’économie est bien une idéologie, au sens courant du
terme : un système d’idée ; ce n’est pas « un mensonge sur le
monde », un idéologie au sens de Marx, comme l’affirme Voyer.
L’économie politique est l’idéologie (historiquement produite) de la
bourgeoisie qui s’impose comme classe dominante — et c’est aussi une science.
Cette idéologie traduit la vision utilitariste du monde, de la bourgeoisie.
L’utilitarisme bourgeois postule que la grande affaire de l’humanité est le
problème des besoins — et qu’évidemment, c’est elle qui est le mieux à même de
le régler grâce à sa « science ». Là où il y a effectivement un
« mensonge », c’est quand elle prétend exporter des catégories
historiquement datées en les universalisant.
En
ce qui concerne la critique de Marx. Celui-ci ne s’est nullement mépris sur
l’économie ; il ne pouvait pas la considérer comme « une idéologie
au sens de Marx », parce que ce n’est en aucun cas une idéologie en ce
sens-là. Marx a fait une critique de l’économie politique en toute connaissance
de cause. Il écrit, dans l’avant-propos de la deuxième partie de sa Critique
de l’économie politique (1844) : « Nous sommes partis des
prémisses de l’économie politique. Nous avons admis son langage et ses lois.
[…] En partant de l’économie politique elle-même, en parlant son propre langage,
nous avons montré que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la
marchandise la plus misérable, […] ».
Et
maintenant, je pose la question : que reste-il de la
« critique » de l’imposteur Voyer ?
(À
suivre)
IL FAUT LAISSER LES MORTS
ENTERRER LES MORTS
« Rendre la honte plus honteuse
en la livrant à la publicité »
Partie 3
Après
avoir rendu raison de la proposition majeure : « l’économie
n’existe pas », passons à présent, si vous le voulez bien, au second
titre de gloire dont se targue Voyer. Le lecteur bénévole qui aura pris
connaissance de l’historique des événements, qui est donné dans la première
partie de cette étude, n’aura pas oublié comment le pro-situ Voyer a été jeté
sans ménagement dehors du Champ Libre par le tandem Lebo-Debord
(dit : cul et chemise). Pourtant, en fidèle serviteur, Voyer vient
d’apporter à son maître ingrat (double) la tête du roi Lebo sur un plateau
(d’argent). Mais un Voyer (même s’il n’est pas d’Argenson) n’est pas homme à
laisser un tel affront impuni. Sa vengeance de grand enfant bafoué sera à la
mesure du camouflet qu’il vient d’essuyer : terrible.
Yves Tenret a brillamment relaté dans son livre Comment
j’ai tué la troisième Internationale situationniste la déconfiture que fut
la tentative du debordien évincé de monter sa propre organisation, en
1983 : je n’y reviendrai pas. Il ne lui restai plus, alors, que la
solution radicale (et finale) : anéantir (théoriquement) « l’ordure
situationniste ». Et pour ce faire, il fallait s’attaquer au
« spectacle » qui faisait la fierté de son promoteur ; et y
mettre fin par tous les moyens.
Une
parenthèse, ici, pour signaler, si tant est que cela fût passé inaperçu, la
propension de Voyer à étaler sa « science » ; c’est-à-dire à
noyer (Jean - Luc !) son argumentation de références scientifique,
mathématiques etc. précises : ce n’est rien d’autre qu’un moyen facile et ostentatoire
d’épater son public — de l’esbroufe — qui ne pourra que s’incliner face à une
si forte tête. Fin de la parenthèse.
Voyer
décide donc de s’attaquer au « spectacle » qu’il trouvait naguère
tout à fait à son goût. Il faut maintenant qu’il soit très mauvais. Il prétend,
sans se démonter, qu’il avait des doutes depuis longtemps quant à l’excellence
du fameux concept : ce « spectacle » omniprésent et tout
puissant ne lui paraissait pas très catholique. Il ne voit plus, à présent, que
les contradictions de La Société du spectacle. Bref, il subodore que le
grand œuvre de maître Debord ne serait qu’une vilaine imposture : le
« spectacle », débarrassé de tous ses oripeaux, ne serait rien
d’autre que la pub et les médias (qui mentent) : bref, la classique
propagande. Il n’était pas difficile à un maître sophiste de la trempe (acier
de Damas) de Voyer de discréditer pour cause d’absence de rigueur
(rédhibitoire) l’opus magnum du grand théoricien situ — la mauvaise foi
aidant. Mais le malheur est qu’il n’arrivait à convaincre que les
convaincus : ses « fidèles ». Jusqu’au jour où le Destin encore,
qui a l’air de l’avoir à la bonne, lui apporte sur un lutrin la traduction
française d’un livre de Gûnther Anders dont il appert que Debord s’est
généreusement servi pour rédiger le sien. Ainsi l’intransigeant Debord, celui
qui ne va « chercher personne », n’est qu’un vulgaire
plagiaire, honteux de surcroît ; un « atrabilaire » qui
ne supporte pas qu’on puisse douter qu’il ne soit pas le seul et unique
inventeur de ce formidable concept de « spectacle » que le monde
entier lui envie. Tout cela était bel et bon ; et permettait au vindicatif
Voyer de porter l’estocade finale — croyait-il. La seule chose qu’il semblait
oublier — lui qui savait pourtant tout cela par cœur —, aveuglé qu’il
était dans sa jubilation de voir enfin la vendetta se concrétiser, c’est
que La Société du spectacle dans sa totalité qui est un plagiat ;
puisqu’il n’est composé, en grande partie, que de fragments empruntés (sans
leur autorisation) à différents auteurs : c’est ce qu’en situ-langue on
appelle un « détournement » — celui d’Anders n’est pas plus
scandaleux que les autres ; Debord était un familier de la chose (son
inventeur même) depuis le début de sa carrière jusqu’à la fin, où il réalise
les contestés (mais incontestables) « grands détournement » de Gallimard
et de Canal + : le bouquet final. Je n’insisterai pas sur le fait
que pour n’importe quel lecteur de bonne foi La Société du spectacle
reste aujourd’hui un livre tout à fait lisible — et qui plus est d’une
actualité brûlante. Il faut être un « fanatique » voyériste
particulièrement borné (comme son éditeur) pour se persuader du contraire. Cela
dit, rien n’empêche de séparer le personnage que s’est forgé Debord (et surtout
celui qu’il est devenu sur le tard) de son livre. Que sa pauvre tête
d’alcoolique chronique ait gonflé au point qu’il se soit persuadé de la
quasi-perfection de son ouvrage où il n’y aurait « pas un mot à
changer » ; qu’il ne se soit plus entouré que d’une petite cour
d’admirateurs confits en dévotion (ça ne vous rappelle rien ?) qu’il
n’hésite pas à sacrifier au gré des fluctuations de son humeur (noire)
changeante, ne grandit certes pas le personnage ; mais ne doit pas
empêcher de reconnaître la valeur de son livre et d’accorder toute l’attention
qu’elle mérite à l’IS dont il fut à la fois le créateur et le liquidateur.
Pour en revenir à son « fils spirituel » (qui a
cessé depuis de l’être), je ferai remarquer qu’il y a de nombreuse similitudes
entre le maître et le disciple — d’ailleurs on peut retourner pratiquement tous
les griefs que fait Voyer à Debord dans l’autre sens. C’est sans doute la
principale raison qui fait qu’ils ne pouvaient pas s’entendre bien
longtemps : avoir toujours en face de soi quelqu’un qui vous renvoie votre
propre image est insupportable. Si Voyer avait pu prendre la place de Debord,
il aurait agit, à n’en pas douter, de la même manière ; d’ailleurs dans
son rôle d’anti-Debord qui n’a pas réussi, il ne se débrouille pas trop
mal ; on peut même dire qu’il a dépassé son modèle ; et réussit à
être encore plus méprisable que le vieux Debord ne l’était devenu.
FIN
de Voyer
Fin
du voyérisme et FIN de mes interventions sur ce forum où je ne paraîtrai plus
(sauf cas de force majeure, bien entendu).
Incipit
vita nova.
Christian
Bartolucci, Xavier Lucarno et Nemo vous saluent bien.