À M. Guy Debord, jésuite

 

Paris, 26 décembre 1993.

 

« Les trois quarts de sa vie et de ses écrits sont des mensonges ; aussi exaspère-t-il ses lecteurs, sans cesse tentés de s’écrier : “ Quel hypocrite ! ” mais qui ne disent jamais : “ Quel nigaud ! ” »

« Il fait des phrases fort dignes pour exprimer des idées grossières. »

Stendhal

Vieux pédé,

Je trouve, déjà dénoncée depuis quatre siècles dans la septième Provinciale, ta manière et celle de ton complice, le falsificateur juif Lebovici : comme les jésuites, tu peux faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes, notamment falsifier sans falsifier.

Sache donc que cette manière merveilleuse est la grande méthode des jésuites de diriger l’intention : il s’agit simplement de détourner l’intention (et l’attention du lecteur par la même occasion) du mal dont on est l’auteur pour la porter au gain qui en revient. Voilà ce que c’est que diriger l’intention.

Je veux maintenant faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de la falsification, qu’elle justifie en mille rencontres, afin que chacun puisse juger par un tel effet tout ce qu’elle est capable de produire. Il ne faut pas croire pour autant que tout sera permis, que rien n’en réchappera car je sais que les situationnistes n’ont jamais souffert d’avoir l’intention formelle de falsifier pour le seul dessein de falsifier et que quiconque, tel Maspéro, s’obstine à n’avoir point d’autre fin dans la falsification que la falsification, vous rompiez avec lui car cela est diabolique : voilà qui est sans exception d’âge, de sexe et de qualité. Mais quand on n’est pas dans cette malheureuse disposition, on peut mettre en pratique cette méthode de diriger l’intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis.

Voilà par où les jésuites ont trouvé le moyen de permettre la falsification sans déroger à l’honneur des situationnistes, car il n’y a qu’à détourner son intention du désir de falsification, qui est criminel, pour la porter sur le désir de mépriser, qui est permis selon les situationnistes. Le courrier de Louis Paul, comme on peut le constater dans Hécatombe, avait déjà condensé la chose en aphorisme : il ne falsifie pas puisqu’il te méprise assez. À ce compte, Himmler n’a pas assassiné un seul juif, ni un seul Tzigane, ni un seul pédé puisqu’il les méprisait assez. Toi, professeur de logique, tu vas pouvoir apprécier tout le sel de cette démonstration.

D’une manière générale, Pascal combat la morale relâchée prônée par les jésuites qui arguaient que les hommes étaient tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à eux, il faut bien qu’ils aillent à eux comme toi tu vas à Gallimard. Tu ne te corriges jamais, en effet, tu es bien le même chien qui mordit la main du père et qui lèche celle du fils aujourd’hui. Ton collègue Céline avait attendu, lui, d’être édité par Gallimard avant de l’insulter, plutôt gentiment d’ailleurs.

Je relève dans la sixième Provinciale des éclaircissements sur un de tes raisonnements de professeur de logique qui m’a toujours étonné. En 1971, lorsque Vaneigem t’accusa de menées manipulatrices au sein de l’I.S. tu ne trouvas à lui répliquer que : « Les dénonças-tu quand tu les vis ? » En naïf ignare qui n’est pas professeur de logique je me tins coi alors, me promettant de lire tout Aristote avant de demander en quoi le fait qu’un témoin, voire un complice, n’a pas dénoncé un crime, devait empêcher que le crime ne soit un crime. Depuis, je n’ai lu d’Aristote que La Constitution d’Athènes, qui ne m’apporta aucune lumière sur ce point ; mais Pascal vient à mon secours. Le cas est connu depuis quatre siècles et se résume dans cette maxime des jésuites : qu’un crime étant perpétré par quelque situationniste, et Vaneigem ne s’y étant point opposé, c’est un témoignage que ce crime n’a pas eu lieu. C’est la merveilleuse doctrine de l’opinion probable. Quand un mensonge neuf est avancé, il est encore faible en cet état ; mais il faut que le temps le mûrisse peu à peu. Ainsi, en peu d’années, on le voit insensiblement s’affermir ; et après un temps considérable, il se trouve autorisé par la tacite approbation de ceux qui ne s’y sont pas opposés.

Ainsi comment osé-je, moi, mettre en doute seulement aujourd’hui ce beau raisonnement tenu il y a vingt ans. « Il n’est jamais trop tard pour bien faire » dit la voix populaire. Je ferais remarquer que le système de Ptolémée régnait depuis mille ans quand Copernic osa le dénoncer et avancer l’hypothèse de l’héliocentrisme sans l’ombre d’une preuve. Qu’eût dit alors le casuiste Louis Paul, ton défenseur, qui m’avait déjà reproché, comme on peut le constater dans Hécatombe, d’avoir osé avancer une hypothèse non prouvée à ton égard, alors que moi, naïf ignare, j’avais encore la faiblesse de croire que le propre d’une hypothèse est de n’être pas prouvée et qu’elle cesse d’être une hypothèse dès qu’elle l’est. Mais entre professeurs de logique vous devez comprendre facilement ces choses qui m’échappent. Cependant, grâce à son hypothèse, Copernic avait pu faire une prédiction sur les irrégularités de l’orbite de Vénus, prédiction qui fut vérifiée dès que Galilée eut inventé l’instrument nécessaire. J’ai, moi aussi, fait des prédictions sur tes irrégularités, et depuis on dispose d’instruments qui non seulement vérifient ces prédictions mais dépassent tout ce qu’on pouvait imaginer alors.

Je ne voudrais pas, cependant, te permettre de trop abuser de l’opinion probable et du mûrissement des mensonges. J’avais déjà noté un puéril mensonge quand tu affirmas fièrement, il y a quelques années : « On me fit proposer de rééditer La Société du Spectacle. » La puérilité et la bénignité du mensonge me détournèrent de le relever. Mais je constate que tu y reviens, pour voir sans doute s’il a suffisamment mûri. Tu prétends maintenant que Lebovici ayant appris que tu avais répudié ton éditeur Buchet *, il se proposa aussitôt pour te rééditer (“ Cette mauvaise réputation... ”, Gallimard, 1993, p. 73). Ce qui prouve donc, réponds-tu au menteur Guégan, que ce jour-là tu n’avais rien à lui demander. Pour une fois le menteur Guégan dit presque la vérité : c’est toi qui fis demander à Lebovici, par mon intermédiaire, quelques jours auparavant, s’il voulait bien rééditer ton livre. Ce jour-là, nous devions aller tous ensemble, Lebovici, Guégan, Raspaud, toi et moi chez l’avocat Kiejman pour examiner juridiquement la chose. Le mérite de Lebovici et de Guégan fut de se décider immédiatement et contre l’avis de leur avocat. Nous n’avions pas encore terminé notre premier verre de bière à la terrasse du Tournon où nous nous étions attablés en sortant du cabinet de l’avocat que Lebovici et Guégan remontaient la rue de Tournon pour nous donner leur accord **. Le mensonge est puéril en effet mais la puérilité est intéressante car elle dénote un trait de ton caractère. Comment un homme aussi important que toi pourrait-il s’abaisser à demander quoi que ce soit ? Comment une telle scène pourrait-elle se produire alors que tu avais affirmé en des termes explicites dans ton Panégyrique qu’elle était impossible, opinion probable s’il en est puisque énoncée par un aussi docte personnage ? On sent bien d’ailleurs que le crime de Guégan n’est pas d’imputer un motif fallacieux à ta requête ; mais de prétendre que tu es allé chercher quelqu’un quelque part, pour reprendre les termes de ton ridicule Panégyrique. Quel curieux lapsus que ce ce jour-là. Il indique clairement que si tu n’avais rien à demander ce jour-là c’est précisément parce que tu l’avais déjà demandé ou fait demander quelques jours plus tôt : Guégan qui ne s’est pas trompé sur le verre de bière, comme tu crois spirituel de le souligner, s’est trompé sur le jour. Je vais corser la chose. Lorsqu’au début de nos relations avec Lebovici, celui-ci demanda, toujours par mon intermédiaire, la permission de rééditer la revue Internationale situationniste, tu me répondis superbement : « Nous n’avons plus besoin d’un éditeur. » Cependant, peu de temps après, tu trouvas assez bon pour toi de demander à ce même éditeur de rééditer La Société du Spectacle. Il n’y a là rien de déshonorant (pas plus d’ailleurs que d’être édité par Gallimard, avec Proust, Céline, Duras et Sollers. Le rôle glorieux de Gallimard dans l’édition de Proust et de Céline est bien connu). Ce qui est déshonorant et puéril, la puérilité ajoutant au déshonneur, c’est de mentir aussi opiniâtrement sur les circonstances de cette demande. Ce n’est pas l’art de Guégan qui te donne une mauvaise figure dans cette affaire mais ta puérile vanité. Si tu es capable de mentir ainsi sur une aussi bénigne question, qu’en sera-t-il dans les questions de vie ou de mort ? Et l’opiniâtreté ajoute à la puérilité quand on sait avec quelle désinvolture tu acceptes d’être édité par un homme que tu as grossièrement insulté, non seulement lui mais ses ancêtres sur deux générations, tout cela assorti de force imprécations et « jamais plus »

Puisque nous sommes dans la puérilité, je vais en profiter pour montrer que ton complice n’était pas en reste sur ce point. Le 30 août 1978, mû par une inspiration subite, j’ouvris le Petit Larousse illustré au mot « critique ». Je pus constater que j’avais donné à ce concept une extension exagérée et inusitée ; mais que si je m’en tenais à l’usage courant, il était justifié de dire que personne n’avait critiqué Marx, ni Hegel. J’exposai donc aussitôt mes raisons à Lebovici, ce qui donna lieu à une affaire qui est désormais bien connue. Dans le même temps, je jugeai que puisque moi-même, qui ai consacré ma vie à la question, je pouvais hésiter, que devait-il en être pour les autres. Aussi, je me mis immédiatement à la rédaction de ce qui allait devenir mon Rapport sur l’état des illusions. Vers le milieu du mois de décembre, j’appris que Lebovici avait fait paraître celles de mes lettres dans lesquelles je pensais avoir tort et seulement elles. Le 4 avril, mon rapport était achevé d’imprimer chez Darantières. J’en expédiai un exemplaire à Lebovici avec la dédicace prémonitoire « Mané, thécel, pharès ». Celui-ci me répondit par ce télégramme : « J’ai bien reçu votre livre publié à compte d’auteur. Vous pensez comme un cheval mais vous courez plus vite. » Selon ton complice, seul compte pour un auteur le fait qu’il ait ou non un éditeur. A-t-il un éditeur, c’est un bon auteur. N’en a-t-il pas, comme Proust pour son premier roman, c’est un mauvais. Et l’on peut affirmer sans grand risque qu’il pense comme un cheval. Je comprends mieux pourquoi certains attachent tant de prix à être édités chez Gallimard. Seul peut estomaquer un éditeur comme Lebovici le fait que je puisse écrire et faire imprimer un livre de deux cents pages en moins de trois mois. Il ignorait, évidemment, que le manuscrit était déjà bien avancé en décembre, quand il publia mes lettres.

Il y a beaucoup de choses qui méritent d’être moquées par l’ironie, de peur de leur donner du poids en les combattant sérieusement. Rien n’est plus dû à la vanité que la risée et c’est proprement à la vérité à qui il appartient de rire, parce qu’elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu’elle est assurée de la victoire. Il est vrai qu’il faut prendre garde que les railleries ne soient pas basses et indignes de la vérité. J’estime que la petite quéquette de M. Debord et la carotte entre les fesses grises et poilues de M. Lévy ne sont ni basses ni indignes puisque ni Aristophane, ni James Joyce, qui sont nos Pères à nous, n’ont craint d’y recourir. J’ajouterai qu’on n’est jamais trop goujat avec les goujats ; mais surtout, quand on est obligé d’user de quelques railleries, l’esprit de vérité porte à ne les employer que contre les erreurs ; au lieu que l’esprit de bouffonnerie se rit de ce qu’il y a de plus sacré. La ridicule épitaphe de ton complice n’est pas ridicule en elle-même : elle ne déparerait pas le tombeau d’un grand seigneur tandis qu’elle participe d’un comique involontaire sur la tombe d’un bouffon qui de plus avait les pieds plats.

Les lettres que j’ai faites jusqu’ici ne sont qu’un jeu avant un véritable combat. Je n’ai fait encore que me jouer et te montrer plutôt les blessures qu’on peut te faire que je ne t’en ai fait. Et comment aurais-je pu te traiter autrement, puisque ce serait t’autoriser que de te traiter sérieusement. Quoi ! faut-il employer la force du concept et de la tradition pour montrer que c’est tuer son ennemi en trahison que de lui donner des coups d’épée par derrière, et dans une embûche.

Qui oserait dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et qu’il sera permis à ses ennemis d’effrayer ses fidèles par des paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d’esprit agréables ; mais que les situationnistes ne doivent écrire qu’avec une froideur de style qui endorme les lecteurs. Il est vrai que si l’on devait juger tes phrases en les pesant, elles triompheraient de toutes autres car elles sont d’une lourdeur inégalable, aussi enflées que ton gros foie d’ivrogne ostentatoire.

Conclusion : Pascal n’avait pas peur, lui, des machines à calculer, ni de rien d’autre d’ailleurs.

 

Hegelsturmführer Voyer.

 

* Comment aurait-il pu l’apprendre autrement que par moi, puisque à cette époque j’étais ton représentant auprès de Lebovici et que tu reconnais toi-même que tu rencontrais ce dernier pour la première fois. La scène dont parle Guéguan ne peut pas non plus se passer un autre jour, puisque tu reconnais que tu n’as rencontré Guéguan qu’une seule fois.

 

** Connaissant Lebovici, si prudent, si hésitant, comment imaginer une telle scène : Lebovici te proposant de rééditer illégalement La Société du Spectacle sans avoir pris d’abord conseil de son avocat, de plusieurs avocats au besoin ! Or le fait que nous devions aller ce jour là à cinq personnes chez Kiejman est bien la preuve que Lebovici n’avait pas consulté son avocat. Ensuite, lorsque nous sortons du cabinet de Kiejman, Lebovici et Guégan n’ont toujours pas pris leur décision. Ils descendent la rue de Tournon vers la rue de Seine en en discutant, ils rebroussent chemin et viennent nous annoncer leur courageuse décision. Et tu prétends que c’est Lebovici qui te fit proposer de rééditer ton livre !