Table des matières

 

5. Une Préface des erreurs

 

 

 

L’économie pourrait être une pensée, une théorie justes — c’est-à-dire vérifiables — du monde. Les éléments de cette théorie, ce que contient cette théorie, les concepts de cette théorie pourraient correspondre véritablement — c’est-à-dire de manière vérifiable — à ce qui existe dans le monde. Il n’en est rien. Comme point de vue sur le monde, comme vision du monde, l’économie est totalement fausse, totalement délirante, totalement aberrante. Il faut donc chercher à qui l’erreur profite. Tout ce que l’économie décrit comme étant des éléments réels du monde et constituant ensemble le corps de cette fameuse « réalité » économique du monde, de la société, ne sont que purs fantômes, pures apparences, purs rêves de la pensée dominante de même que cette prétendue « réalité » économique du monde qui n’est que le ramassis de tous ces mensonges.

On ne peut pas dire cependant que l’économie ne correspond à rien de réel. Tout au contraire, elle correspond terme pour terme au monde, à ce qui est réel et agissant dans le monde. L’économie et tout son contenu sont l’apparence dans la pensée dominante — le fameux reflet du con Lénine — de ce qui constitue la réalité du monde, du processus réel du monde, de la communication ou plus exactement de l’aliénation de la communication. L’économie ne correspond à la réalité que pour la rendre inintelligible, au sens strict du mot, méconnaissable.

Marx, dans la célèbre Préface de sa Contribution à la critique de l’économie politique de 1859 accumule à plaisir les grossièretés économiques faisant de cette préface un tissu d’erreurs grossières, une véritable Préface des erreurs, un saisissant raccourci de toutes les illusions économiques et matérialistes dominantes, de toutes les illusions utilitaristes et positivistes sur la société et l’histoire, sur la pratique et l’aliénation de la pratique. Comme par hasard le stalinaud de service chargé de préfacer la traduction française en 1957 aux éditions socialiniennes, bave au stimulus et laisse échapper sa joie devant « ce texte admirable par sa clarté et sa concision, qui donne avec le rappel de la carrière de Marx, cette immortelle définition du matérialisme historique qui compte parmi les plus belles pages de la littérature marxiste ». Un tel certificat aurait dû quand même mettre la puce à l’oreille des ennemis réels de ce monde, des ennemis réels des stalinauds, des ennemis réels des ennemis réels de Marx. Ce texte est en effet admirable par sa clarté et par sa concision puisqu’il parvient à accumuler en trois pages seulement, 29 grossièretés économiques et matérialistes ! C’est en effet une des plus belles pages, sous cet angle, de la littérature marxiste. Ce que récupèrent les récupérateurs n’a jamais cessé d’appartenir à ceux qui les payent pour cette basse besogne. Les récupérateurs jouent le même rôle dans la théorie que le charognard dans la savane.

« Vie matérielle », « existence matérielle », « conditions matérielles », « intérêts matériels », « contradictions de la vie matérielle », « bouleversement matériel », « mode de production de la vie matérielle », autant de pures apparences matérialistes, de pures idées matérialistes, de purs mensonges matérialistes, de purs fantômes matérialistes de la pensée dominante matérialiste qui domine ici dans la pensée de Marx. Ces termes ne sont que l’apparence matérialiste dans la pensée dominante matérialiste de la substance réelle, de la substance pratique de ce monde et de ses manifestations ou moments pratiques : vie pratique, existence pratique, conditions pratiques qui sont des conditions de communication, intérêts pratiques, contradictions de la vie pratique qui sont les contradictions de la communication, bouleversements pratiques, mode de production de la vie pratique si l’on veut à toute fin un mode de production, en fait mode de communication qui constitue et que constitue la vie pratique. « Structure économique », « forces productives et leur développement déterminé », « rapports de production », « conditions économiques », « conditions de production économiques », « base économique », « formation sociale économique », autant de pures apparences économiques, de pures idées économiques, de purs songes économiques, de purs fantômes économiques dans la pensée économique dominante qui domine ici dans la pensée de Marx. Ces termes ne sont que l’apparence économique dans la pensée économique dominante de la substance réelle, pratique, de ce monde et de ses manifestations ou moments pratiques : structure pratique de la société, forces pratiques — s’il en existe — rapports pratiques, ce qui est un pléonasme, conditions pratiques, base pratique de la société, base pratique de tout ce qui existe historiquement, formation pratique qui est un synonyme strict pour société.

« Les forces productives matérielles » ne peuvent entrer « en contradiction avec les rapports de production existants » si ce n’est dans la pensée utilitariste dominante, puisque toutes ces entités sont de pures chimères qui n’existent que dans la pensée dominante. Les « rapports de production » ne peuvent être les « formes de développement » des forces productives toujours pour les mêmes raisons. Aucun « changement dans la base économique » — et d’ailleurs qu’est-ce qui provoquerait ce changement — ne peut bouleverser « toute l’énorme superstructure » puisque tant cette base que ces superstructures sont de pures fictions dans la pensée dominante. Elles ne peuvent donc rien bouleverser sinon la pensée dominante elle-même. On ne peut en aucun cas « distinguer entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques » et les « formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit » puisque ces bouleversements matériels et ces conditions de production économiques sont eux-mêmes des formes idéologiques sous lesquelles certains hommes prennent conscience des conflits réels et pratiques du monde. Cela donne une force ironique à ce qui suit immédiatement ces déclarations : « Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi » prît-elle le nom prestigieux de Marx. Et on ne peut « expliquer cette conscience par les contradictions matérielles, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production » puisque ces contradictions supposées et ces supposés conflits ne sont que fantastiques contradictions et fantastiques conflits au sein de la pensée utilitariste dominante. S’il est bien vrai que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre », jamais par contre un problème ne surgit de lui-même là où « les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà » car les prétendues conditions matérielles ne sont que de pures fictions utilitaristes dans la pensée dominante et n’ont jamais pu rien résoudre et sont même inventées pour tenter d’empêcher de résoudre les véritables problèmes que l’humanité se pose aujourd’hui, problèmes pratiques qui demandent pour leur résolution des conditions pratiques et non des balivernes. Seules des conditions pratiques, peut-être, peuvent poser des problèmes en fournissant de quoi les résoudre, mais des conditions matérielles, purs fantômes matérialistes dans la pensée matérialiste dominante, jamais. « Les modes de production asiatique, antique, féodal, et bourgeois moderne » ne peuvent être qualifiés « d’époques progressives de la formation sociale économique » car tant les modes de production, fussent-ils qualifiés d’asiatique, d’antique, de féodal, ou de bourgeois moderne pour faire plus vrai et plus concret et tant la formation sociale économique, ne sont que de pures fictions utilitaristes qui n’existent que dans la pensée utilitariste dominante. Voilà autant de termes dénués de toute sorte de sens, des termes proprement insensés. « Les rapports de production bourgeois » ne sont pas « la dernière forme contradictoire du processus de production sociale » mais bien la dernière fiction inventée par les hommes pour rendre compte de ce qui se passe dans leur monde.

À la fin de cet extraordinaire passage des erreurs, Marx nous parle enfin « des conditions d’existence sociales » ce qui est évidemment tout autre chose. Ce sont ces « conditions d’existence sociale », ces processus de vie sociale, concepts beaucoup plus modestes en apparence que les orgueilleuses balivernes utilitaristes qui précèdent, qu’il s’agit de déterminer. C’est d’ailleurs le but que s’était assigné explicitement Marx au cours de toute sa vie et de toute son œuvre. Quand on tourne la page où figure cet extravagant passage des erreurs, credo utilitariste de Marx, on trouve par contre, comme première phrase du chapitre « La marchandise » : « À première vue, la richesse bourgeoise apparaît comme une immense accumulation de marchandises et la marchandise prise isolément comme la forme élémentaire de la richesse ». Marx restera toujours, quoique inconséquemment — et les situationnistes aussi — fidèle à cette première vue. La première impression est souvent la bonne.

Contrairement à ce qu’écrit Marx dans sa Préface des erreurs, « la structure économique de la société » — censée, dans ce pur rêve, être l’ensemble des supposés rapports de production — n’est pas « la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique » et à laquelle correspondraient des formes de conscience sociale déterminée car la structure économique supposée ne peut être la base de quoi que ce soit puisqu’elle est elle-même une forme de conscience sociale, une pure idée économique dans la pensée économique dominante. Si elle peut être la base de quelque chose, c’est seulement comme illusion de base, base illusoire de tous les mensonges utilitaristes dans la pensée utilitariste dominante. La base concrète de la société, la base concrète sur laquelle s’élève réellement tout ce qui existe réellement dans la société, la base concrète à laquelle correspondent réellement des formes de conscience sociale déterminées est la communication ou pour être plus précis, l’aliénation déterminée de la communication.

Contrairement à ce qu’écrit Marx dans sa Préface des erreurs, « le mode de production de la vie matérielle » ne conditionne pas « le processus de vie social, politique et intellectuel en général » car la production de la vie matérielle ne peut conditionner quoi que ce soit puisqu’elle n’est qu’une pure apparence de la communication dans la pensée dominante, une pure idée dans la tête de Marx où domine cette pensée dominante. Si le mode de production de la vie matérielle conditionne quelque chose, c’est seulement la pensée de ceux dont la tête est dominée par ce genre de chimères car le mode de production de la vie matérielle n’est rien d’autre qu’une pure apparence, dans la pensée dominante, de la vie pratique réelle, une pure apparence dans la pensée dominante de la communication réelle et de l’aliénation réelle de la communication.

Mais indépendamment du fait que le mode de production de la vie matérielle n’est rien de réel puisque la supposée « vie matérielle » n’est elle-même rien de réel sinon une pure supposition de la pensée matérialiste dominante, c’est seulement le processus de vie sociale — et non pas « le processus de vie social » — qui est capable de conditionner tout ce qui existe en son sein et non un quelconque de ses moments ou parties car ces moments ou parties n’ont aucune sorte de réalité et de permanence ; dès que l’on veut les saisir isolément, ou dès qu’ils veulent eux-mêmes se poser isolément, ils se contredisent et passent dans leur contraire — et là j’en appelle à mes frères esclaves salariés qui font chaque jour l’expérience de la stupéfiante facilité avec laquelle toute marchandise particulière qui se donnait avantageusement pour une promesse de bonheur passe dans le plus profond dégoût, disparaît dans son contraire avec une étonnante et diabolique évanescence hégélienne ; je fais appel encore à la mémoire de mes frères esclaves salariés à propos de la stupéfiante facilité avec laquelle le pouvoir bolchevik est devenu le contraire de ses intentions affirmées dès qu’il voulut se poser pour lui-même et ne peuvent donc conditionner quoi que ce soit et le processus de la vie sociale moins que tout autre chose. Si parfois ils semblent conditionner la vie d’une personne particulière comme peut le faire la marchandise particulière, ou la vie d’un grand nombre de personnes et même la vie du monde, comme semblèrent le faire les bolcheviks, c’est seulement comme moments, comme manifestations du processus de vie sociale et en tant qu’ils sont en fait conditionnés par la totalité de ce processus. Ils ne peuvent conserver aucune sorte de permanence et de stabilité et sont emportés comme fétus par quelque chose qui les dépasse. Ce fait, que les moments n’ont aucune vérité, se contredisent et passent dans leur contraire est justement ce par quoi ce passage et le processus dans lequel les extrêmes se trouvent supprimés se révèlent comme étant seuls leur vérité.

S’il est bien vrai que les rapports juridiques ainsi que les formes de l’État ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution de l’esprit humain, il est parfaitement faux qu’ils prennent leurs racines dans les conditions d’existence matérielles — pures apparences dans la pensée dominante avec toute la kyrielle des contradictions de la vie matérielle, du mode de production de la vie matérielle, de la structure économique, des forces productives matérielles, des rapports de production, des conditions économiques, des conditions de production économique, de la base économique des bouleversements matériels que Marx énumère à plaisir dans sa Préface des erreurs. Tout au contraire, ils prennent leur racine dans les conditions d’existence pratique, dans les conditions pratiques de la communication, dans les conditions pratiques de l’aliénation de la communication.

S’il est bien vrai que ce n’est pas la conscience des hommes qui — jusqu’à aujourd’hui — détermine leur être mais que c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience, cet être social n’a rien à voir avec les balivernes matérielles et économiques dont se gargarise Marx. Leur être social est un être pratique et non un être matériel. Leur être social consiste dans les conditions pratiques de la communication ou plutôt dans les conditions pratiques de l’aliénation non moins pratique de la communication.

S’il est bien vrai, comme l’écrit Marx en 1867, que la richesse des sociétés modernes s’annonce comme une immense accumulation de marchandises, s’il est bien vrai encore comme l’écrit Debord en 1967 que toute la vie dans les sociétés modernes s’annonce comme une accumulation de spectacles et que tout ce qui était vécu directement s’est éloigné dans une représentation, il est parfaitement faux que dans lesdites sociétés modernes règne le mode de production capitaliste comme l’écrit scandaleusement Marx ou des conditions modernes de production comme l’écrit non moins scandaleusement Debord car dans les sociétés modernes règne en fait le mode capitaliste de communication ou des conditions modernes de communication et rien d’autre, sinon les pures apparences, les purs fantômes de la pensée dominante.

Récemment encore, le téméraire Migeot *, qui veut s’imposer dans le monde, osait écrire tranquillement, en 1978 soit deux ans après la parution d’Une Enquête, que « fondamentalement, l’analyse critique des conditions “objectives” est faite » alors qu’il nous donne la preuve qu’il ne sait pas lui-même que forces productives, rapports sociaux de production, moyens de production, mode de production, fonction économique, crise économique, appareil de production, moment de la production, économie, intérêts économiques, conditions de production, problèmes économiques ne sont que pures balivernes de la pensée dominante.

Il existe certes dans le monde des crises, des activités, des relations, des fonctions, des systèmes, des intérêts, des problèmes, des lois, des pouvoirs, de la vie, de l’émancipation, de l’indépendance, de la nécessité, de la rationalité — pas là où l’imaginent les classes dominantes et leurs putes intellectuelles — du développement, du sous-développement, de l’histoire, des bases, de la richesse, des sphères, des domaines, des formations, de la puissance, des forces, de la croissance, des productions, de l’abondance, des fondations, de l’expansion, de l’hégémonie, des luttes, des conflits ; des transformations, des contradictions, des processus, des rôles. Mais nulle part dans le monde et jamais dans son histoire, il n’exista une de ces choses qui fut économique, nulle part si ce n’est dans la pensée dominante actuelle et jamais si ce n’est aujourd’hui puisque c’est aujourd’hui seulement qu’existe cette pensée. Quand un homme d’État, un économiste, une journapute, une syndicalope, une crevursitaire, un stalinaud ajoutent « économique » au nom de l’un quelconque de ces moments divers du monde, c’est seulement pour faire bien, pour mentir aux gens certes, mais aussi pour dissimuler que la classe dominante et ses parties honteuses — qui sont justement celles qu’elle exhibe — ne savent pas ce que sont les crises, les activités, les relations, les fonctions, les systèmes, les intérêts, les problèmes, les lois, les pouvoirs, la vie, l’émancipation, l’indépendance, la nécessité, la rationalité, le développement, le sous-développement, l’histoire, les bases, la richesse, la puissance, les forces, la croissance, la production, l’abondance, les fondations, l’expansion, l’hégémonie, les luttes, les conflits, les transformations, les contradictions, les processus, les rôles, qui se manifestent dans le monde. De même, aucune de ces choses qui se manifestent dans le monde ne saurait être matérielle. « Matérielle » est seulement mis là, quand il est mis, pour faire bien dans le paysage. Tous ces moments du monde sont des moments d’un monde pratique. Ils sont eux-mêmes pratiques et doivent être traduits en termes pratiques, en termes de communication.

À propos de « paysage » en voici une bien bonne : un plumitif de gauche rend compte dans sa feuille de chou d’un ouvrage d’ethnographie qui traite des habitants des Fidji. Où pensez-vous que vivent ces braves gens ? Dans une île ? Vous n’y êtes pas. Ils vivent « dans une économie de chasse et de cueillette ».

 

* De la manière de s’imposer dans le monde, Champ Libre, 1978.

 

Chapitre 6